Les vrais enjeux de l’élection américaine.
Dernier film de campagne ou premiers chantiers du prochain président
?
Le 29 octobre 2008, concluant la longue publicité de
trente minutes appelant à voter en sa faveur, M. Barack Obama lança
: « Amérique, le temps du changement est
venu. […] Nous pouvons choisir d’investir dans la santé de
nos familles, dans l’éducation de nos enfants et dans l’énergie
renouvelable de notre avenir. Nous pouvons choisir l’espoir plutôt
que la peur, le rassemblement plutôt que la division, la promesse du changement
plutôt que le statu quo. […] C’est cela l’enjeu, c’est
pour cela que nous nous battons. […] Et si vous votez pour moi, nous ne
gagnerons pas seulement cette élection, mais ensemble nous changerons
ce pays et nous changerons le monde. »
Des paroles, oui, bien sûr. Mais les entendre après
avoir vu le reste du film a permis de mesurer à la fois l’urgence
du changement et sa nature. Une urgence et une nature économique et sociale.
La dimension internationale de l’« enjeu » électoral
était traitée, ou plutôt évacuée, en quelques
mots aussi martiaux que généraux. Difficile de comprendre par
conséquent comment les Américains allaient changer « le
monde » et avec quels concours. Quant à la « symbolique »
de l’élection éventuelle à la Maison Blanche du premier
Afro-américain, il n’en fut question à aucun moment. On
objectera qu' il est inutile de rappeler l’évidence quand
elle crève à ce point les yeux. A ceci près que d’autres
candidats noirs, comme M. Jesse Jackson sans qui beaucoup de choses n’auraient
pas été possibles, y compris pour M. Obama (1),
faisaient de cette dimension et de l’histoire du mouvement afro-américain
dans laquelle elle s’inscrivait un élément majeur de leurs
campagnes.
L’essentiel des quelques mots consacrés, le 29
octobre dernier, à la situation internationale se résument à
ceci : « Mes grands-parents m’ont appris
alors que j’étais très jeune à quel point il est
vital de défendre la liberté et comme chef des armées je
n’hésiterai jamais à protéger notre pays. Président,
je reconstruirai notre potentiel militaire de manière à affronter
les défis du XXIe siècle. Je renouvellerai la diplomatie ferme,
directe, qui empêchera l’Iran de se doter d’une arme nucléaire
et qui endiguera les menées agressives de la Russie. Et je réorienterai
nos efforts afin de finir le travail engagé contre Al-Qaida et les talibans
en Afghanistan. Cependant, je n’oublierai jamais que quand j’envoie
des soldats au combat, ce sont des fils et des filles, des pères et des
mères qui partent. » Voilà qui n’est guère
précis, qui peut paraître étrange ( reconstruire »
le potentiel militaire des Etats-Unis est d’une urgence relative quand
ce pays consacre déjà à son armée presque autant
que tous les autres Etats du monde réunis), enfin qui laisse de côté
l’essentiel.
L’Irak, par exemple. Dans sa (longue) publicité,
dont la diffusion a coûté plus de 3 milliards de dollars, M. Obama
parle du pays que les Etats-Unis ont envahi et détruit, mais presque
uniquement sous l’angle d’un gisement d’économies à
consacrer à d’autres priorités, économiques et sociales
: « L’une des plus grosses économies
que nous pouvons réaliser sera de changer notre politique en Irak. Nous
y dépensons 10 milliards de dollars par mois. Si nous voulons être
aussi forts à l’intérieur que nous le sommes à l’extérieur,
nous devons regarder comment conclure cette guerre. […] Combien d’écoles
pourrions-nous construire avec une somme pareille ? Combien d’hôpitaux
? Combien de gens obtiendraient une assurance maladie ? Combien de bourses pourrions
nous offrir à nos jeunes ? Il est temps que nous investissions une partie
de cet argent ici même aux Etats-Unis. » Aucune échéance
précise pour le rapatriement des troupes américaines n’était
indiquée dans le spot, aucun engagement relatif au retrait des bases
militaires en Irak. Lorsqu' il lança sa campagne, il y a près
de deux ans, le sénateur de l’Illinois avait pourtant reproché
à Mme Hillary Clinton de ne pas fixer une « date certaine »
pour le retour au pays de toutes les troupes américaines. Là,
il semble bien que, dans l’hypothèse d’une élection
de M. Obama, celles qui quitteraient l’Irak (combien et dans quel délai?)
seraient assez promptement dirigées vers l’Afghanistan.
Reste alors l’essentiel du message, qui occupe la quasi
intégralité du spot de trente minutes : l’Amérique
d’abord. Et cap sur les « classes moyennes
(2)
» — blanches, noires, hispaniques — victimes de la
crise. Car c’est d’abord leur sort auquel s’attache M. Obama,
c’est à lui qu' il devra l’essentiel de sa victoire,
et c’est à lui qu' il lui faudrait demain répondre
en priorité. Les « histoires » que nous conta le candidat
démocrate, reprenant ici une vieille « ficelle » de la rhétorique
politique américaine, employée successivement par Ronald Reagan,
William Clinton, George W. Bush (3),
furent celles de « Rebecca », de « Brian », de «
Dave », de « Juanita », de « Larry », d’
« Eric », de « Mark », de « Juliana ». «
Leurs histoires sont des histoires américaines. Des histoires qui reflètent
l’état de notre Union et j’aimerais vous les présenter.
» Tous ou presque des inconnus ; experts, journalistes, intellectuels,
sociologues, prix Nobel, chanteurs, sportifs, furent en effet été
tenus à l’écart du spot, ce qui donne la mesure de leur
poids électoral présumé… Une exception marquante
toutefois, celle d’ « Eric ». C’est M. Eric Schmidt,
PDG de Google, sans doute chargé de symboliser le ralliement de nombre
de dirigeants économiques à la candidature démocrate en
même temps que l’intérêt que marque M. Obama pour les
secteurs de pointe, d’avenir, d’espoir (Internet, mais aussi les
énergies nouvelles, les voitures peu polluantes).
De l’espoir, il en faudra ! « Rebecca »,
par exemple (Mme Rebecca Johnston), a « acheté une maison à
l’extérieur de la ville pour pouvoir envoyer ses enfants dans une
bonne école », ce qui suggère à la fois la qualité
de l’enseignement dans certains centres urbains pauvres et, sans doute,
la volonté de « Rebecca », qui est blanche, de ne pas scolariser
sa progéniture dans des écoles publiques à très
forte majorité noire ou hispanique. Mais, pour elle, « avec le
prix de la vie qui grimpe, c’est de plus en plus difficile. » Son
mari, qui doit se tenir debout toute la journée à l’usine
de retraitement de pneus, est atteint d’une maladie musculaire, il aurait
dû être opéré. Malheureusement pour la famille, «
nous ne pouvons pas nous permettre de le mettre en arrêt maladie. »
Le sénateur Obama explique alors : « Ils ont ajourné l’opération
pour veiller à leurs autres affaires ». La famille Johnson se serre
la ceinture : dans le réfrigérateur, une étagère
est ainsi réservée à chaque enfant afin qu' il n’empiète
pas sur les rations allouées à ses frères et sœurs.
Retour au candidat démocrate : « D’un bout à l’autre
du pays, j’ai rencontré des familles comme celle de Rebecca qui
accompagnent leurs enfants à l’école, qui remboursent leurs
emprunts hypothécaires, qui se battent pour leurs familles. Nous ne devons
pas mesurer la puissance d’une économie au nombre des milliardaires
qu' elle produit ou par les profits des 500 entreprises les plus importantes.
Ce qui compte, c’est que quelqu' un qui a une bonne idée puisse
prendre un risque et lancer une affaire ou que la serveuse qui vit de ses pourboires
puisse prendre un jour de congé pour s’occuper d’un de ses
enfants malades sans pour autant perdre son emploi. Une économie qui
honore la dignité du travail. »
L’histoire de Dave n’est guère plus joyeuse
que la vie de Rebecca. « L’entreprise pour
laquelle je travaillais a fait faillite. Avant qu' elle ne coule, elle
a fait usage des 19 millions de dollars du fonds de retraite qu' elle gérait.
Et quand elle a fermé, alors que j’aurais du recevoir 1 500 dollars
par mois pour ma retraite, je n’ai reçu que 379 dollars par mois.
» M. Obama : « Votre retraite, vous
l’avez méritée ! Vous l’avez méritée
! Ce n’était pas un cadeau. Vous avez renoncé à une
partie de votre salaire pour qu' une somme soit mise de côté
pour votre retraite. Or on ne cesse de voir des entreprises qui doivent à
leurs ouvriers retraites et assurances abandonner leurs obligations. Quand vous
vous engagez envers des ouvriers, ce ne sont pas des promesses en l’air.
Ce sont des promesses qui devraient avoir force de loi. »
Dans le film de campagne du candidat démocrate, il y
a d’autres « histoires » de ce genre : celle de « Juanita
», frappée par la maladie et mal assurée, qui doit hypothéquer
sa maison ; celle de « Larry », 72 ans, qui a dû reprendre
le travail ; celle de « Mark », ouvrier chez Ford, mis en chômage
technique une semaine sur deux pendant que sa femme, elle, a carrément
perdu son emploi. Tous « signent le verdict de huit années de politique
économique erronée ». Il y a aussi quelques admonestations
morales — « Aucune politique publique, remarque M. Obama, ne peut
tourner le bouton d’une télévision, ranger les jeux vidéo
des enfants ou demander à leurs parents de leur faire de la lecture.
» Enfin, le candidat énonce des engagements. Celui de «
recruter une armée de nouveaux enseignants et de bien les payer »,
celui, surtout, de réformer un système de santé indigne
: « Je suis candidat parce que je suis fatigué
de ressasser à quel point il est indigne d’avoir 47 millions de
personnes sans assurance maladie. Je veux faire quelque chose. »
Si l’occasion lui en est donnée, le défi
de M. Obama sera à la hauteur des espoirs des dizaines de millions d’Américains
qui entendent, vraiment, tourner la page du reaganisme. Lequel promettait, il
y a moins de vingt-cinq ans, « Morning in America ». Or, avec le
concours de bien des démocrates dont l’ancien président
Clinton, ce libéralisme n’a laissé qu' un paysage désolé,
inquiet, crépusculaire. Celui d’une société fracturée.
Le film du candidat en portait témoignage. Son éventuelle présidence
y portera-t-elle remède ?
Serge Halimi
(1) M. Jesse Jackson fut
à deux reprises candidat à l’investiture démocrate
à l’élection présidentielle. En 1984, il arriva en
troisième position (derrière MM. Walter Mondale et Gary Hart)
; en 1988, il arriva second (derrière M. Michael Dukakis). Lors de chacune
de ces campagnes, il obtint plusieurs millions de suffrages, y compris dans
des Etats à très forte majorité blanche. Lire à
ce propos l’article de Cornel West, « En 1984, Jesse Jackson procureur
du reaganisme » dans le chapitre du Manière de Voir n°101,
« Demain l’Amérique », consacré « Au pays
de Barack Obama ».
(2) Un terme qui, dans les discours politiques
américains, comprend presque tout le monde — ouvriers, employés,
cadres moyens et supérieurs — ne laissant à l’écart
que les très pauvres et les très riches.
(3) Lire l’article de Christian Salmon,
« Shéhérazade à la Maison Blanche », dans Manière
de Voir « Demain l’Amérique… », op. cit.
http://www.monde-diplomatique.fr/carnet/2008-11-04-Publicite-Obama
- novembre 2008
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