I spend my days preparing or life, not
for death
La prison de SCI Greene, à
proximité de
Waynesburg, Pennsylvanie, est située en contrebas, en pleine
campagne, si bien que les cercles sans fin de lames d'acier
qui l'entourent ne se voient pas depuis les restaurants ou la
station service situés le long de la route principale. A
l'intérieur, de gros fauteuils en cuir rappellent
plus les cliniques privées qu'une prison de haute
sécurité. Mais en voyant ces
Afro-américains, vêtus des combinaisons de rigueur
dans la prison, qui nettoient les sols, le regard vide, vous
écartez cette hypothèse. Des pancartes
énumèrent les règles : pas de
capuches, pas de personnes non autorisées, pas plus de $20
en liquide.
Le couloir de la mort - du moins
l'aire de visite
est un endroit d'une banalité surprenante. Une
salle de visite commune où un garde surveille les
allées et venues. Des portes spécifiques
à l'institution qui ouvrent sur des boxes
minuscules comportant chacun une table et une chaise. Et puis, quand
vous êtes à l'intérieur, vous
êtes surpris de voir un homme, vêtu d'une
combinaison orange, les mains menottées, dans une cabine si
petite qu'il peut en toucher les deux murs à la
fois. Et entre lui et nous une épaisse barrière
de verre sécurit.
Mumia est enfermé
à SCI Greene depuis janvier
1995. Jugé coupable et condamné à mort
en 1982 pour le meurtre d'un policier dans sa ville natale,
Philadelphie, il passe ses journées enfermé seul
dans une cellule, une pièce qu'il
décrit comme plus petite que la salle de bains de la plupart
des gens. A mon arrivée il presse le poing contre la vitre
en guise de salut. Il est grand et costaud, porte des dreadlocks
toujours noires et une barbe qui commence à grisonner. Et il
a un regard si plein de vie.
C'est difficile
d'engager la conversation avec
Abu-Jamal, aussi adulé comme militant du monde
qu'il est haï en tant que tueur de flic par certains
dans son pays. Il choisit ses visiteurs avec soin et accepte rarement
d'être interviewé par les grands
médias c'est la première
fois qu'il accorde une interview à un journal
anglais. On commence avec les incontournables les
règles de vie au quotidien à la prison. Les
visites : une par semaine bien qu'il soit
difficile pour sa famille de parcourir les 900 kilomètres
(plus de onze heures de voyage aller-retour) qui les sépare
de Philadelphie. L'argent : une allocation de $20
(£10) par mois. Le téléphone :
trois appels par semaine d'une durée de 15 minutes
chacun mais une communication d'un quart
d'heure pour Philadelphie coûte $5.69
(£2.77).
Compte tenu de la
personnalité d'Abu-Jamal,
journaliste engagé qui a écrit cinq livres pour
dénoncer l'injustice alors qu'il est
lui-même emprisonné, nous passons très
vite à des questions plus
générales : pourquoi est-ce que SCI
Greene, dont la plupart des 1.700 prisonniers viennent de Philadelphie,
a été construit « le plus loin
possible de Philadelphie tout en restant dans
l'état de Pennsylvanie ».
« Je crois que c'est
délibéré » dit-il.
« Je pourrais compter sur les doigts d'une
main le nombre de fois où j'ai vu cette aire de
visite pleine. » Et pourquoi Global Tel Net, la
compagnie de téléphone qui dessert cette prison,
est habilitée à pratiquer des tarifs aussi
élevés pour des gens aussi démunis. Sa
conclusion est sans appel : « Les plus
pauvres paient le plus ».
Abu-Jamal a huit enfants,
l'aîné a 38
ans et plusieurs petits enfants. Comment garde-t-il le
contact ? « Je n'ai encore pas vu
certains de mes petits-enfants. C'est dur. Vous essayez de
maintenir le lien en téléphonant, vous
écrivez. Je leur envoie des cartes que je dessine et peins
moi-même. Pour leur faire savoir que leur vieux
père les aime toujours ». Le
père d'Abu-Jamal, William, est mort quand il avait
9 ans ; sa mère Édith est morte en
février 1990 huit ans après
qu'il soit emprisonné. Il me raconte tout cela
doucement et je ne vois pas l'intérêt de
lui demander s'ils lui manquent…
Abu-Jamal est emprisonné
depuis l'âge de
27 ans. Il en a 53 aujourd'hui. Comment il a
atterri ici est une histoire racontée cent fois. Adolescent
il avait rejoint le Parti des Panthères Noires mais en 1981,
la plupart de ses leaders étant soit morts, soit
emprisonnés, il était devenu un journaliste radio
respecté, Président de l'Association
des Journalistes Noirs de Philadelphie. Le métier de
journaliste ne rapportait pas beaucoup si bien que pour augmenter ses
revenus il était chauffeur de taxéi la nuit.
Très tôt le matin,
le 9 décembre 1981,
il était au volant de son taxéi quand il vit son
frère, Billy Cook, interpellé par un policier,
Daniel Faulkner. L'altercation fut violente, Cook dit que
Faulkner l'a violemment battu. Abu-Jamal est sorti de son
taxéi. Quelques minutes plus tard Faulkner était
tué par balles, Abu-Jamal gisait à
côté, une balle lui avait traversé la
poitrine, son revolver par terre, à côte de lui.
Lors de son procès en 1982
l'affaire semblait
entendue : une ancienne Panthère Noire connue pour
son aversion envers la police (mais il n'avait pas de casier
judiciaire). Un policier blanc mort. Des témoins qui
attestent avoir vu Abu-Jamal tirer sur le policier. Et la cerise sur le
gâteau : une confession d'Abu-Jamal
pendant qu'on le conduisait à
l'hôpital pour y être soigné.
Mais on avait omis des faits
dérangeants : on n'a pas
vérifié si le revolver d'Abu-Jamal
avait servi ; on n'a pas
vérifié si ses mains portaient des traces de
poudre ; et l'on a jamais établi avec
certitude que Faulkner avait été tué
par des balles tirées du revolver d'Abu-Jamal. La
scène du crime n'a pas été
sécurisée.
Des trois témoins
cités par
l'accusation, une a depuis admis avoir menti sur ordre de la
police,
une autre a disparu et, de
toute évidence,
était également soumise à la pression
policière, et le troisième avait
d'abord dit à la police qu'il avait vu
le tueur s'enfuir en courant, puis avait changé
son témoignage.
Quant aux autres témoins
qui disaient également
avoir vu un troisième homme s'enfuir en courant de
la scène du crime leurs témoignages ne furent pas
retenus.
La confession d'Abu-Jamal
est également
« douteuse ». Bien que deux
témoins affirment l'avoir entendu crier
« j'ai tué cet enc…
et j'espère bien qu'il va
crever », les docteurs qui l'ont
soigné aux urgences affirment qu'il
était incapable de prononcer un mot compte tenu de son
état. Quant aux deux policiers qui rapportèrent
la confession, ils ne le firent que deux mois après le crime
après qu'Abu-Jamal se soit plaint
d'avoir été battu par la police pendant
son arrestation. Paradoxalement, l'un des deux avait
noté sur le compte-rendu le 9 décembre 1981
« le noir n'a rien
dit » dans le véhicule le conduisant
à l'hôpital.
Le juge qui présida au
procès, Albert Sabo,
était un ancien membre du très puissant syndicat
de police, le Fraternal Order of Police, connu pour ses sympathies pour
les procureurs. Il réfuta le droit d'Abu-Jamal
à assurer sa propre défense, l'exclut
de la plupart des audiences et présida la
sélection des jurés dont furent exclus la
quasi-totalité des Afro-Américains. Une
greffière a entendu le juge Sabo dire à un
collègue : « je vais les aider
à faire griller ce nègre ».
Il y eut d'autres
irrégularités, il y
en eu tellement qu'Amnesty International a conclu en 2000 que
ce procès « bafouait les droits
constitutionnels internationaux élémentaires dus
à tout accusé » et ils
ajoutaient « accorder un nouveau procès
à Mumia Abu-Jamal serait réparer une
injustice ».
Depuis les 25 dernières
années, Abu-Jamal a fait
appel de cette condamnation maintes fois et maintes fois il a
été débouté. Deux mandats
d'exécution ont été
signés, tous les deux annulés suites aux
pressions légales. Il attend la décision
consécutive à son dernier appel,
déposé, cette fois-ci, auprès de la
Cour Fédérale locale. Son avocat, Robert R.
Bryan, dit que « c'est la
première fois en 25 ans que Mumia a une chance
d'avoir un procès juste et
équitable ». Abu-Jamal est plus
réservé. « J'ai
appris à ne plus faire de
prédictions », dit-il,
« psychologiquement c'est
néfaste. Je ne reste pas assis à me demander ce
qui va arriver. »
Il préfère
plutôt passer ses
journées à écrire sur le quotidien de
la prison et les conflits sociaux dans le monde. Il prend
énormément de notes dans les livres que lui
envoie ses supporters, si bien qu'il peut encore les citer
quand on les lui retire (il n'a droit
qu'à sept livres dans sa cellule).
« J'avoue que je suis un
ballot, » dit-il en riant. Il utilise ses appels
téléphoniques autorisés pour
enregistrer ses commentaires qui sont ensuite diffusées sur
les ondes du monde entier.
Puis il y a aussi les discours
qu'il enregistre
il a parlé au Congrès Mondial Contre la Peine de
Mort cette année et à la Million Man March en
1995 les cartes qu'il peint pour sa famille, ses
dessins. Pour le moment il travaille à son
6ème livre, Jailhouse Lawyers ; c'est au
sujet des prisonniers qui, comme lui, aide les autres prisonniers
à monter leurs recours juridiques. Il utilise une vieille
machine à écrire ; il
n'a jamais vu un ordinateur. Quand on lui demande quel est le
livre dont il est le plus fier il cite son livre de 2004, We Want
Freedom, l'histoire du Parti des Panthères Noires.
Abu-Jamal passe 22 heures par jour
seul dans sa cellule
sauf aux week-ends où il y reste 24 heures. Pendant deux
heures il a la possibilité de sortir dans la cour
ou dans « la cage »
comme il l'appelle. Elle fait vingt mètres
carrés et est fermée par des barbelés
même sur le dessus. Parce qu'il estime
« que l'air est un bien
rare » il refuse rarement de sortir, mais
d'autres refusent. « Les gens ne vivent
pas tous de la même façon »
dit-il. J'en connais qui jouent aux échecs pendant
des heures, hurlant la position des pions à
travers les murs de cellules. Certains se disputent avec les autres
prisonniers. D'autres aiment les livres pornos, mais ils sont
interdits maintenant. Beaucoup de types ne sortent jamais. Je crois
qu'ils dépriment. Ils en ont marre de voir
toujours les mêmes têtes. La
télé, c'est l'illusion que
l'on n'est pas seul, un bruit. J'appelle
ça le cinquième mur et la seconde
fenêtre : la fenêtre de
l'illusion (un mirage) ».
La plupart des prisonniers plus
jeunes l'appellent
« papa » ou
« l'ancien » et il est
clair que cela le touche. « Quand vous
êtes dans la cour, on entend des blagues de
mec », dit-il. « Les mecs sont
toujours des mecs, ils jouent au ballon. C'est toujours aussi
macho ». Une des choses qui semble lui donner le
moral ce sont ses rapports avec les autres dans sa vie
« au mitard ». Beaucoup
d'entre eux sont pour moi une source d'inspiration,
ils m'ont beaucoup appris… comment on vit la rue
aujourd'hui, comment les jeunes parlent et
marchent. »
Je lui demande en quoi la prison a
modifié sa
personnalité. « Plus que je
n'aurais pu l'imaginer » dit-il.
« Cela m'a appris la patience. Avant je
n'avais aucune patience. Cela m'a appris
l'introspection et j'éprouve
même de la compassion, sentiment qui
m'était étranger. »
En compagnie d'Abu-Jamal
vous oubliez aisément que
vous êtes dans une prison. Tandis qu'il parle, vous
êtes pris dans un tourbillon de choses à faire qui
ne peuvent attendre, de débats à mener,
d'injustices à dénoncer. Avec cette
éloquence qui est sienne, il qualifie l'ouragan
Katrina « de réveil brutal qui dissipe
les illusions », les programmes
télé « de leçons
d'ignorance » et dénonce un
mouvement hip hop qui se commercialise « et
ressemble de plus en plus, hormis le rythme, à une pub pour
Chrysler ». « Si le message est,
je suis cool parce je suis riche et que si vous devenez riche vous
serez cool comme moi, c'est
crétin ». Quant à la politique
c'est une condamnation sans appel :
« on pourrait penser qu'un pays qui
déclare la guerre pour implanter la démocratie
aurait au moins la pudeur de la pratiquer dans son propre
pays ».
Né Wesley Cook, dans un
quartier pauvre de Philadelphie, il
a pris le nom de Mumia à l'âge de 14 ans
(plus tard il ajouta Abu-Jamal « père de
Jamal » en Arabe à la
naissance de son fils aîné).
L'année suivante, âgé de tout
juste 15 ans, il contribua activement à la mise en place
d'une section des Panthères Noires à
Philadelphie, après s'être vu remettre,
dans la rue, un exemplaire de leur journal.
« J'ai pensé que,
ouah ! » dit-il,
« j'étais aux anges.
C'était le paradis. Super. Tout y
était. C'était vrai. Pas de compromis.
Il y avait tout. C'était ce que je
cherchais ».
Il passa des journées
entières à
participer aux différentes activités
organisées par le parti, ce qui signifiait le programme de
petit-déjeuner gratuit pour les enfants et la
vérification des opérations de police, dont la
corruption est désormais connue de tous (au moins un tiers
des policiers ayant participé à
l'enquête pour le procès
d'Abu-Jamal ont été
condamnés pour corruption y compris pour avoir
fabriqué des preuves et inculper des innocents).
Généralement,
en tant que responsable de
l'information chez les Panthères Noires,
recueillir les informations pour le Journal du Parti
« c'était vraiment
passionnant » se souvient-il aujourd'hui.
« On travaillait six à sept jours par
semaine et 18 heures par jour sans paye… Quand je raconte
cela aux jeunes, aujourd'hui, ils disent, c'est
quoi ce dernier truc ? T'es fou mon vieux !
Mais on était socialiste, on ne voulait pas
d'argent. On était au service de notre peuple, on
voulait le libérer, arrêter les homicides et faire
la révolution. Le matin, le soir, la nuit, on ne pensait
qu'au Parti. C'était une vie foisonnant
d'activités pour des milliers de gens dans tout le
pays. Nous étions au service de notre peuple et
qu'aurions-nous pu faire de plus
passionnant ? »
Harcelées ans
relâche par le Counter Intelligence
Programme du FBI dont l'objectif était de
démanteler tous les groupes radicaux, rongées par
les dissensions internes les Panthères Noires
explosèrent au début des années 1970.
Pour Abu-Jamal ce fut une tragédie personnelle.
« J'étais
désespéré »
répond-il quand on lui demande ce qu'il ressentit,
« profondément
désespéré ».
Mais il soutient avec force que le
message du Parti n'est pas
obsolète. « Des millions de noirs sont
encore plus démunis, plus isolés socialement et
économiquement aujourd'hui qu'il y a
trente ans » dit-il, « je me souviens de
la photo de cette femme noire âgée
( après Katrina) qui s'était
enveloppée dans un drapeau américain et je me
souviens l'avoir regardée ; cela
m'a marqué. Sans doute ne pensait-elle pas
à l'effet produit, elle avait juste
très froid, très faim mais je ne pouvais
m'empêcher de me demander ce que signifiait
être citoyen. Peut-on se dire citoyen, dans le pays le plus
riche du monde, si on vous laisse mourir de faim, sans secours, pendant
une inondation où vous ne pouvez que tenter de survivre en
nageant si vous savez nager, ou coulez et vous
noyez ? »
Si le dernier appel
d'Abu-Jamal aboutit il pourrait se voir
accorder un nouveau procès ou voir sa condamnation
à mort commuée. Sinon il pourrait être
rapidement exécuté. Cela ne semble pas
l'effrayer. « Je passe mes
journées à me préparer à
vivre, pas à mourir » dit-il. On
n'a pas réussi à
m'empêcher de faire ce que je veux chaque jour de
ma vie. Je crois en la vie, je crois en la liberté, aussi je
n'ai pas l'esprit occupé par la mort
mais par l'amour, la vie et tout ce qui va avec.
Très souvent, de multiples façons ils ne
détiennent que mon corps parce que je pense à
tout ce qui se passe dans le monde.
Tandis que nous prenons
congé, les gens émergent
des autres parloirs et se rejoignent dans le hall
d'entrée. Il y a une famille avec un
adolescent ; une jeune mère dont la petite fille a
passé une grande partie de son temps à nous
observer pendant l'interview, ce qui a ravi
Abu-Jamal ; un grand-père en chaise roulante. Une
mère dit à ses enfants avec une joie
forcée :
« c'était une bonne visite,
n'est-ce pas ? Je suis bien contente que nous ayons
pu venir. »
Dehors c'était
une belle journée
d'été. Je ne pouvais penser
qu'à une chose après avoir dit
au-revoir à Abu-Jamal : à cette
rangée d'hommes, tous noirs, debout
derrière la vitre. Ils avaient les mains
menottées, ils souriaient en souhaitant au revoir
à leurs familles, se souhaitant mutuellement plein de bonnes
choses. Dans quelques minutes, tous ces hommes reprendront le chemin
d'une cellule pas plus grande que votre salle de bains, avec
eux-mêmes pour seule compagnie. Mais à cet instant
précis, juste cet instant, ils ont le spectacle de la vie.
Et ils l'absorbent de tout leur être.
THE GUARDIAN le 25 octobre 2007
Traduction : Claude
Guillaumaud-Pujol
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