Médias en uniforme: l'Ukraine-orangina.

Est-ce encore Orwell ou déjà "le meilleur des mondes" ?

Nous avons eu, le 26 novembre à l'UPJB à Bruxelles, un débat stimulant autour des "enjeux du repartage de l'ex-URSS". La discussion a porté sur la "révolution orange" en Ukraine, les guerres du Caucase, les rôles des Etats-Unis, de l'Union Européenne, de la Russie. C'est dans ce contexte que nous nous sommes un moment arrêtés sur la question de NOS médias: pourquoi leur parti-pris quasi-unanime "pour la révolution orange" en Ukraine ? Deux types de réponses ont été donnés: "l'incompétence" des journalistes et la "mobilisation" des médias. Une troisième n'a pas été mentionnée, et c'est une autre hypothèse: nous sommes en guerre, "pour la bonne cause" , en Ukraine comme en Irak. Le "réaménagement de l'Est" vaut bien le "réaménagement du Moyen-Orient": c'est notre grande mission que d'apporter la Démocratie aux peuples esclaves des dictateurs.

Personnellement, je crois que les cas d'incompétence sont effectivement très répandus : nombre de journalistes ne connaissent pas les pays et les situations dont ils parlent. Exemple, ce mardi 30 encore,  sur une chaîne française , un reporter croit malin de compléter la caricature ressassée du "pro-occidental" contre le "pro-russe" d'une imagerie grotesque de l'Ukraine coupée en deux (carte à l'appui) entre "les catholiques tournés vers Rome" et "les orthodoxes tournés vers Moscou". Ailleurs, on nous oppose l'Ouest "riche" à l'Est "pauvre", bien sûr "à-cause-de-ses-vieilles-industries-soviétiques". Mais qui sait que l'Est "pauvre" fournit la très grande majorité du PIB et des impôts du pays ?

Mais je crois surtout à la "mobilisation" des médias. Spontanée, sans "ordres" d'en haut, mais pas sans orchestration. En effet, comment expliquer que "l'incompétence" épouse toujours le même genre d'opinions, généralement proches des positions de nos gouvernements ? Comment expliquer que "les compétences", celles des journalistes bien informés, aillent également dans le même sens, à de rares et remarquables exceptions près ? Pourquoi, en l'occurrence, le matraquage avec le seul et unique point de vue des partisans du candidat dit "pro-occidental" ? Pourquoi les seules images, en boucle, de leurs rassemblements à Kiev, dont les foules, toujours les mêmes et fréquemment surestimées, sont présentées comme "LE peuple ukrainien" ?

Si j'étais adepte de cette Ukraine "orange", je finirais tout de même par me demander: mais que pense, et que fait l'autre moitié de l'Ukraine, celle qui a voté pour le candidat "pro-russe" ou encore celle, communiste, qui a refusé de voter pour l'un et l'autre de ces candidats - également représentants à leurs yeux des "classes possédantes" ? Chaque fois qu'on en parle, de ces mauvais Ukrainiens, il est question d'électeurs corrompus, de manifestants contraints, de "mineurs îvres" etc…C'est tout simplement odieux. Et de surcroît: bête. Qu'est-ce que l'Occident gagne, ici comme ailleurs, et plus tragiquement en Irak, à une telle arrogance, une telle propension à humilier les gens ?

Est-il absolument indispensable, pour la bonne cause démocratique, d'insulter la moitié de l'Ukraine qui ne pense pas "comme nous" ?

Et pourquoi, d'ailleurs, ne pas prendre en considération l'aspect social de la situation: les préoccupations des ouvriers et des mineurs de l'Est pour leurs millions d'emplois en danger, qui ne sont évidemment pas celles des étudiants, commerçants et autres classes moyennes rassemblées sur les places de la capitale ? "Point de vue de classe", peut-être, différent de celui des bourgeois de Kiev ou des ruraux d'Ukraine centrale et occidentale. Diversité sociale autant qu'historique et culturelle du pays.

Pourquoi la plupart des journalistes, même les plus orangés, ne se posent-ils pas ces questions ? Pourquoi ne peuvent-ils parler des "pro-russes" qu'avec hostilité ou sarcasme ? Qu'est-ce qui les motive dans tant d'engagement ? Comment qualifier les propos de l'éditorialiste de "Libération", Gérard Dupuis, injuriant l'ensemble du peuple ukrainien: "L'Ukraine postsoviétique est une caricature de Russie, une sous-marque ratée car dépourvue de rente minière ou pétrolière". Et d'ajouter que "les services russes" y disposent d'une "armée de réserve: les "mineurs du Donbass".  Vraiment peu reluisant, ce Monsieur Dupuis !

Quels sont les ressorts de tant de haine et de mépris à l'égard de tout ce qui est "russe" et, dans le cas présent, envers la moitié de la population d'Ukraine, russe ou russophone ou simplement ouvrière et minière ? Nous n'attendons certes pas mieux d'un journal de bas étage comme "Libé", pourtant coqueluche des gauchistes sur le retour et autres libéraux-libertaires exécrant "le prolétaire" et son double, l'"homo sovieticus".

Mais qu'est-ce que ce mauvais remake de la guerre froide ? Et puis, un journal réputé bien informé et pondéré comme "Le Monde" peut-il être traité d'"incompétent" ? Pourquoi célèbre-t-il chaque jour la même messe, et avec tant de passion ?  Pourquoi, par exemple, dans ses colonnes, un exposé de l'Histoire de l'Ukraine tellement outrancier dans la dénonciation du passé soviétique qu'il en confond les dates et les événements - un texte digne de figurer dans la "Foire aux cancres" ?

Passion de la démocratie en Ukraine ? Admettons. Mais qu'on le dise alors sans fausse pudeur: "oui, nous sommes mobilisés", pour la Démocratie et les intérêts de l'Occident, de l'Union Européenne, des Etats-Unis. C'est notre cause, et nous n'en avons point honte.

Mais, même mobilisés, faut-il écrire n'importe quoi ? Qu'est-ce qui interdit de mieux s'informer ? Sur les enjeux géostratégiques et politiques par exemple, les manipulations évidentes des "révolutions" - Serbie, Géorgie, Ukraine - par un vaste réseau d'organisations et de fondations états-uniennes, plus ou moins couvertures de la CIA, c'est un secret de polichinelle, mais seuls quelques initiés en sont informés. Pourquoi cette question-là est-elle taboue ? Pourquoi sa seule évocation scandalise-t-elle à ce point: "C'est la théorie du complot !".

Et s'il y avait vraiment des "complots" ? Et des financements honteux ?

Le seul fait de soulever ces questions vous rend suspect. Etrange ambiance. Est-ce encore Orwell ou déjà "le meilleur des mondes" ?

Je tiens à être clair: ici, je ne prends pas position pour ou contre l'un ou l'autre camp. J'exige une information correcte sans laquelle une "position" n'est qu'un préjugé ou un réflexe pavlovien.  Je suis en situation de m'indigner que tant de gens autour de moi qui n'ont pas la possibilité de passer des nuits sur Internet en soient réduits à une désinformation d'une ampleur inégalée, au point de rendre la discussion avec eux, parfois, impossible.

Je parle bien de "situation". Si je me trouvais à Kiev, dans une situation toute différente, je serais révolté par la censure officielle. Je dirais aux télés d'état: "montrez nous les images de Kiev !". De la même façon que je dis à nos télés: "cessez de nous matraquer avec ces seules images-là !"

Je suis heureux de voir que les Ukrainiens se rebellent contre la censure. Je crains que plus personne ne se rebelle chez nous contre un autre genre de viol des foules. Ce n'est pas, comme en Ukraine, la vieille censure autoritaire, que les gens peuvent au moins identifier et combattre. C'est un système autrement efficace de conditionnement, dans lequel les journalistes sont "en pilotage automatique", sans plus besoin de censure ou d'ordres, un système médiatique de plus en plus sophistiqué dont les effets ne se remarquent presque plus, mais sont bien réels. Sournoisement mais sûrement, ils aliènent et anesthésient. Forment "les désirs" au point que les "désirants" se croient en situation de "libre choix" !

Au delà des questions "incompétence ou orchestration", il serait temps qu'on réapprenne à décoder, à démonter ce système et ses langages, non pour nous déprimer davantage, mais pour fabriquer les anticorps indispensables, de toute urgence.

Jean-Marie Chauvier

1er décembre 2004.

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