Droit de l'homme : ou en est l'Ukraine ?

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Bruno Drweski
publié le 1er juin 2019

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Le 30 mai 2019, une délégation ukrainienne a été accueillie à l’INALCO. Elle est venue en France pour présenter l’évolution de la situation en Ukraine sur le plan du respect des droits de l’homme. Parmi elle, il y avait une sociologue travaillant à l’Académie des sciences de Kiev, un politologue, un avocat spécialisé dans la défense des droits civiques et du droit des minorités ainsi que le président de l’association de la minorité russe en Ukraine. Plusieurs points ont été abordés.

On estime que, dans les territoires contrôlés par Kiev, vivent aujourd’hui environ 30 millions d’habitants et que 13 millions d’Ukrainiens ont émigré à l’étranger, en Russie et dans les pays occidentaux. En 1991, la population de l’Ukraine était de 52 millions, depuis il y a eu baisse de la natalité, augmentation de la mortalité, émigration massive, guerre et pertes de deux territoires, la Crimée et le Donbass, ce qui explique cette baisse. 1,5 million d’habitants du Donbass ont fui la guerre pour se réfugier en Ukraine intérieure, d’autres ont fui vers la Russie et une partie continue à vivre dans sa région régulièrement bombardée. Les enquêtes sociologiques menées montrent toutes que la situation actuelle de la population est marquée par le conflit militaire, l’appauvrissement généralisé et la polarisation grandissante entre riches et pauvres. Les réformes néolibérales ont été accélérées depuis cinq ans en raison de la pression du FMI qui est devenu le bailleur de fonds du pays. Le résultat de ces politiques est la désindustrialisation, l’élimination de la concurrence des produits ukrainiens sur le marché intérieur, la dégradation du niveau technologique des fleurons de l’industrie ukrainienne pour qu’ils ne soient pas en état de constituer une concurrence sur les marchés extérieurs et la mobilisation du pays dans une direction anti-russe. 80 % des Ukrainiens vivent aujourd’hui dans la pauvreté. Les politiques de décommunisation, désoviétisation et dérussification visent à mobiliser le pays dans un climat de russophobie qui permet de faire passer les réformes néolibérales auxquelles la population reste opposée. Au lieu de diminuer, les clivages existant en 2014 n’ont fait que se renforcer depuis en raison de ces politiques. 44 % des Ukrainiens parlent ukrainien dans leur famille, 31 % russe et 25 % russe et ukrainien simultanément, ce qui explique la réticence d’une partie importante de la population envers la politique de dérussification et les nouvelles lois discriminatoires qui imposent des quotas de langue ukrainienne dans les publications et les médias. Pourtant 1/3 des Ukrainiens souhaitent toujours malgré le climat de guerre que le russe devienne la seconde langue officielle du pays. Avant 2014 c’était 50 %, mais le Donbass et la Crimée entraient dans ces statistiques à l’époque.

Les changements de discours historiques officiels divisent la population mais 83 % de la population estime que la date du 9 mai 1945 devrait continuer à être fêtée comme étant celle de la victoire dans la « grande guerre patriotique ».

35 % des sondés estiment qu’il y a moins de libertés d’information depuis 2014, 32 % qu’il y a moins de possibilités de s’exprimer, 38 % que les possibilités de s’opposer aux décisions arbitraires ont diminué et 56 % que l’Ukraine ne respecte pas les droits de l’homme. Une partie de la société se sent exclue de la possibilité de participer à la vie politique du pays.

24 % des Ukrainiens s’opposent à l’adhésion à l’UE et 30 % à l’OTAN. 30 % à 40 % selon les questions posées lors des enquêtes d’opinion s’opposent à la politique néolibérale, 58 % s’opposent aux privatisations, et 57 % à la vente des terres aux entreprises agro-industrielles occidentales, une demande régulièrement exigée du FMI comme condition pour attribuer de nouveaux prêts. 37 % des Ukrainiens souhaitent la rupture des relations avec le FMI. 3 % des Ukrainiens souhaitent la fusion de l’Ukraine et de la Russie, 14 % l’adhésion à l’Union eurasiatique et 36 % la conclusion d’un traité d’amitié et de coopération avec la Russie, soit 43 % de personnes favorables à ce que l’Ukraine privilégie ses relations avec la Russie, sachant que les habitants du Donbass ne sont pas pris en compte dans ces enquêtes. 47 % des Ukrainiens sous contrôle de Kiev sont en revanche favorables à des relations privilégiées avec les pays occidentaux et une absence de relations particulières avec la Russie. Le fossé entre les deux Ukraines a tendance à se renforcer constamment depuis 2014.

A une question sur l’état des libertés scientifiques en Ukraine, la sociologue a répondu que, à l’Académie des Sciences où elle travaille, on avait nommé directeur adjoint un fonctionnaire du SBU (sécurité d’état) et qu’il l’a été convoquée pour un entretien où il lui a reproché que ses enquêtes sociologiques communiquait des informations allant à l’encontre des intérêts du gouvernement. Plusieurs fois, elle a été critiquée en réunion pour avoir publié des études démontrant que le niveau de vie de la population avait diminué depuis 1991, et plus particulièrement depuis 2014.

Pour ce qui est de la vie politique en Ukraine, le politologue considère de son côté que la récente élection présidentielle a surtout démontré une volonté de ‘dégagisme’ dans la population visant toutes les élites du pays et que la priorité pour les gens c’est 1°/ le retour de la paix puis 2°/ les questions sociales. Au cours des cinq dernières années, les tarifs de chauffage ont en effet été augmentés par dix! Le tout nouveau parti attrape tout du nouveau président, Serviteur du peuple, devrait obtenir environ 40 % des voix lors des prochaines élections parlementaires, selon les sondages. Ses objectifs politiques sont peu clairs puisqu’il a dans son entourage à la fois des personnes qui étaient opposées à Porochenko mais aussi d’anciens alliés de celui ci qui ont changé de camp. Il devra montrer ses intentions après les élections législatives qui devraient avoir lieu d’ici deux mois, ce qui pourrait entraîner une baisse rapide de sa popularité puisque son électorat est composite et ne partage pas les mêmes objectifs.

Plusieurs partis politiques et syndicats sont aujourd’hui interdits ou réprimés en Ukraine, le parti communiste en particulier a été interdit. Le parti ouvrier d’Ukraine et le parti socialiste progressiste subissent procès sur procès où on les accuse de propager le communisme.

A une question portant sur le massacre d’Odessa, l’avocat a répondu que, depuis cinq ans, les choses n’ont pas avancé et qu’on n’a reçu aucune réponse sur ce qui s’est passé. On en est toujours officiellement à l’étape de « l’enquête préliminaire » qui, en plus, se déroule a huis clos, ce qui fait que les informations ne sont pas communiquées au public. On a fait le silence sur ce massacre et ni la justice ni le pouvoir ni les médias n’en parlent plus. L’état ne semble pas intéressé à trouver la réponse sur ce qui s’est passé, aucun suspect n’a été convoqué par la justice, mais la version officielle de l’époque selon laquelle des agents étrangers étaient sur les lieux n’a pas non plus été confirmée car personne n’a été accusé de cela. Les familles de victimes ont épuisé toutes les possibilités en Ukraine et la seule solution, c’est la Commission européenne des droits de l’homme ou la commission des droits de l’homme des Nations Unies.

Une des premières décisions prises après le changement de régime en 2014 a été la suppression de la lois sur les langues régionales, ce qui a provoqué le soulèvement de la Crimée et du Donbass puis la guerre. Dans ce contexte, l’objectif de cette délégation est de venir en Europe occidentale pour faire connaître la situation en Ukraine sous un autre angle que celui répandu par les autorités de Kiev et par les médias occidentaux qui ferment les yeux sur la situation dans le pays. L’avocat est en relation constante avec le bureau de la commission des minorités nationales de l’OSCE.

Pour ce qui est des passeports russes distribués aux habitants du Donbass, ces intervenants ne veulent pas se prononcer en tant que citoyens ukrainiens puisque c’est une décision russe, mais ils soulignent que c’est aux habitants concernés de répondre à cette question, sachant que le gouvernement de Kiev a interrompu tout service et paiement de pensions et retraites à destination des citoyens ukrainiens vivant dans les zones séparatistes. Porochenko, en dépit de la constitution ukrainienne qui en fait un Etat laïc, s’est ingéré dans les affaires religieuses et il a poussé en période électorale à la création d’une Eglise orthodoxe schismatique par rapport au patriarcat de Moscou, qui cherche, grâce à des groupes d’activistes nationalistes qui vont d’église en église et de monastère en monastère à tenter de récupérer les églises et bâtiments de l’église orthodoxe au profit de la nouvelle Eglise « nationale », autocéphale. Mais ce schisme semble aujourd’hui en difficulté car trop peu de fidèles l’a rejoint et un de ses dignitaires, Filaret, est en train de provoquer un schisme dans le schisme car il est mécontent de la place qu’on lui a accordé au sein de la nouvelle Eglise.

Le représentant de la minorité russe a terminé en disant que si les Français ont commencé à descendre dans la rue pour une question d’augmentation du prix de l’essence en Ukraine, il est impossible de parler publiquement de questions sociales d’importance vitale.

Enfin, plus de 7 700 plaintes concernant des violations du droit venant d'Ukraine ont été enregistrées auprès du Comité européen des droits de l'homme, mais beaucoup de plaintes sont retirées avant d'être examinées car les personnes concernées reçoivent la visite de représentants du SBU (sécurité d'Etat) à la suite de quoi beaucoup retirent leurs plaintes qui ne sont donc ni examinées, ni enregistrées.

 

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