Washington relance l’escalade nucléaire

 accueil    strategie 

Michael Klare* La pression politique intérieure oblige chaque jour davantage M. Donald Trump à s’opposer frontalement au Kremlin, soupçonné d’avoir manipulé l’élection présidentielle américaine de 2016. Dans un tel climat, l’augmentation massive du budget militaire des états-Unis ne suscite guère d’opposition. D’autant que le Pentagone met en avant le danger des cyberattaques étrangères et la nécessité de moderniser son arsenal nucléaire, déjà considérable.
publié le 2 mars 2018

envoyer à un ami  recommander à un ami

Pendant près d’un demi-siècle, de la destruction d’Hiroshima, le 6 août 1945, à l’effondrement de l’Union soviétique, le 25 décembre 1991, une bonne partie de la population mondiale a vécu dans la crainte d’un anéantissement nucléaire. Pour réduire ce risque, on organisa des sommets entre grandes puissances, on signa des accords sur le contrôle des armements… Mais la crainte d’une catastrophe ne se dissipa jamais véritablement. Il fallut attendre la fin de la guerre froide pour que la situation s’apaise. Des stocks d’armes colossaux subsistaient, mais on s’en souciait moins… Or, depuis quelques mois, le péril nucléaire semble de retour.

Les principales puissances détentrices de l’arme atomique — états-Unis, Russie et Chine — se sont récemment lancées dans un processus de modernisation de leurs équipements, et Washington n’hésite plus à envisager leur utilisation. C’est ce que révèle le rapport sur l’« évaluation du dispositif nucléaire » des états-Unis (« Nuclear Posture Review », « NPR ») publié par le Pentagone le 2 février 2018 (1).

Le ministère de la défense range sous le terme « dispositif nucléaire » à la fois une évaluation de la sécurité dans le monde, une déclaration officielle de la politique américaine en matière d’armes atomiques et un inventaire des équipements dont le développement est jugé nécessaire. Sur chacun de ces points, le nouveau « NPR » se montre particulièrement alarmiste. Les états-Unis seraient confrontés à des menaces plus nombreuses que jamais, à commencer par l’hostilité et le bellicisme de la Russie et de la Chine. Il conviendrait donc qu’ils révisent de fond en comble leur politique nucléaire et qu’ils développent de nouvelles munitions, afin d’accroître la marge de manœuvre de leur président et de lui permettre de passer à l’acte si nécessaire.

Le « dispositif nucléaire » présenté par l’administration Trump rompt avec la stratégie définie par le précédent gouvernement. Publié en avril 2010, le « NPR » de M. Barack Obama se donnait pour but de diminuer l’importance des armes nucléaires dans la doctrine militaire américaine, mais aussi de réduire l’arsenal au niveau mondial, en ouvrant des négociations avec les autres grandes puissances. « Pour mettre un terme à l’esprit de la guerre froide, nous réduirons le rôle des armes nucléaires dans notre stratégie de sécurité nationale et nous inciterons les autres pays à faire de même », affirmait M. Obama dès le 5 avril 2009, lors d’un discours à Prague. Cette décision s’inscrivait dans une vision optimiste de l’avenir de la diplomatie. Elle supposait que les relations entre grandes puissances pouvaient s’améliorer, que la perspective d’une guerre nucléaire s’éloignait et qu’il était devenu possible de réduire les stocks d’armes en toute sécurité. Le rapport publié huit ans plus tard rejette ces trois propositions. Véritable manifeste pour une nouvelle ère nucléaire, il affirme même l’exact inverse.

« Depuis 2010, peut-on y lire, nous constatons le retour des rivalités entre grandes puissances. à des degrés divers, la Russie et la Chine ont fait comprendre qu’elles cherchaient à bouleverser l’ordre international post-guerre froide et les normes de comportement. » Quelques exemples sont mentionnés à l’appui de cette thèse, en particulier l’annexion de la Crimée par la Russie et l’implantation de bases militaires chinoises sur des îles disputées avec le Japon en mer de Chine méridionale. Moscou et Pékin « cherchent à se doter de moyens asymétriques pour contrer les capacités conventionnelles des états-Unis, augmentant ainsi les risques d’erreur de calcul et le potentiel de confrontation militaire avec les états-Unis, leurs alliés et leurs partenaires », affirme le Pentagone.

à aucun moment le « NPR » ne reconnaît le rôle joué par les états-Unis et leurs alliés dans la dégradation supposée des relations internationales. Le rapport omet ainsi de mentionner l’expansion de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) sur le territoire de l’ancienne Union soviétique ou encore le « pivot » provocateur des états-Unis dans la région Asie-Pacifique (2). Rien non plus sur leur supériorité écrasante en matière d’armement nucléaire, ni sur leurs investissements massifs dans les armements conventionnels et la conquête de l’espace.

On pourrait presque conclure, en lisant ce rapport, que les états-Unis souffrent d’un retard sur la Russie et la Chine et doivent donc renforcer leur armée. Or, en 2016, ils occupaient, et de loin, la première place au palmarès mondial des dépenses militaires. Avec 611 milliards de dollars, ils dépassaient la somme des huit pays suivants. La seule augmentation de 80 milliards de dollars décidée pour 2018 excède le budget militaire de n’importe quel pays, à l’exception de la Chine. Le Pentagone dispose de bases militaires éparpillées aux quatre coins de la planète, et maintient des forces de combat prêtes à agir à la périphérie de la Russie et de la Chine — qui, elles, ne massent pas des troupes au Mexique ou au Canada. Et pourtant, selon le « NPR », les états-Unis sont sévèrement menacés par Moscou et Pékin, seuls responsables de l’escalade de la tension nucléaire.

La Russie se voit accusée de chercher à dominer ses voisins, de préparer une guerre contre l’OTAN et d’accorder une importance disproportionnée aux armes nucléaires afin d’intimider l’Occident et de s’imposer sur le champ de bataille. « La stratégie et la doctrine russes mettent l’accent sur le potentiel coercitif et les usages militaires des armes nucléaires », assène le « NPR », tout en affirmant que Moscou serait en train de procéder à une « modernisation totale de son arsenal nucléaire », notamment à « des mises à niveau multiples de toutes les composantes de la triade nucléaire russe comprenant des bombardiers stratégiques et des missiles basés en mer et au sol ». Le rapport évoque enfin le développement par la Russie d’armes nucléaires « non stratégiques » destinées à être utilisées sur de futurs fronts européens contre les forces conventionnelles de l’OTAN.

Cette insistance sur la menace russe peut surprendre quand on se souvient des propos bienveillants de M. Donald Trump à l’égard de M. Vladimir Poutine pendant la campagne présidentielle de 2016. Mais le Pentagone n’a jamais accepté cette attitude conciliante. Tandis que les démocrates et les médias ne cessent de s’affoler d’un complot russe contre la démocratie américaine, il instrumentalise cette obsession pour gonfler les dépenses militaires et obtenir de nouveaux armements, conventionnels et nucléaires.

Postulat douteux

Tout l’édifice du « NPR » repose sur une affirmation non étayée : la Russie et la Chine accorderaient une place croissante au nucléaire dans leurs stratégies de défense respectives. « Tandis que les états-Unis ont continué de réduire le nombre et l’importance de leurs armes nucléaires, d’autres pays, comme la Russie et la Chine, ont adopté la stratégie opposée. Ils ont ajouté de nouveaux types de capacités nucléaires à leur arsenal. (…) La doctrine et les stratégies de sécurité nationale de la Russie, qui insistent sur la menace d’une escalade nucléaire limitée, sont très préoccupantes », s’inquiète le Pentagone. En cas de guerre avec l’OTAN en Europe, Moscou envisagerait même d’utiliser en premier des armes atomiques « tactiques », notamment des « munitions nucléaires de faible puissance », pour contraindre les Occidentaux à abandonner le combat — une stratégie parfois appelée à Washington « escalade-désescalade ». Aucune preuve ne vient pourtant appuyer cette théorie, jugée fantaisiste par nombre d’analystes indépendants. Lesquels rappellent que la doctrine militaire de Moscou prévoit certes l’utilisation, en premier, des armes nucléaires, mais seulement dans l’éventualité d’une frappe contre le territoire russe. Soit un principe comparable à celui de l’OTAN, qui l’envisage dans le cas d’une « attaque stratégique non nucléaire » de la Russie contre l’Occident.

Mais c’est sur ce postulat douteux que le « NPR » s’appuie pour réclamer plus de « flexibilité » dans la politique d’utilisation des armes atomiques et plus de « diversité » dans la gamme des systèmes d’armement. Selon le document, la Russie serait fondée à estimer qu’un président américain hésiterait à faire usage de l’une des puissantes armes nucléaires en sa possession en réponse à l’utilisation par Moscou d’une arme plus faible : une telle réaction entraînerait mécaniquement une surenchère du Kremlin, et donc la guerre totale. Les auteurs insistent alors sur la nécessité pour Washington de disposer d’armes plus modestes afin d’éliminer cette disparité supposée des moyens de dissuasion.

La Chine fait l’objet d’un traitement comparable. Bien qu’elle n’ait jamais menacé d’utiliser, en premier, son arsenal nucléaire — lequel est d’ailleurs moins développé que celui de la France (3) —, le « NPR » affirme que les états-Unis doivent pouvoir la menacer avec un plus grand choix d’armes atomiques, et cela dans un objectif de dissuasion : « La stratégie que nous avons mise au point concernant la Chine vise à empêcher Pékin de conclure à tort qu’il pourrait obtenir un avantage grâce à l’usage limité d’armes nucléaires sur le théâtre des opérations. » Parmi les cibles du Pentagone figure également la Corée du Nord. Le « NPR » souligne ainsi que Pyongyang protège son système militaire grâce à des infrastructures souterraines, avant d’ajouter : « Les états-Unis continueront de déployer des capacités conventionnelles et nucléaires vers ces cibles. »

Pour rendre cette stratégie crédible, le « NPR » préconise de renouveler en profondeur l’arsenal américain, en se dotant de nouvelles munitions. Conçues il y a plusieurs décennies, la plupart des armes actuelles arriveront bientôt en fin de vie. Aussi faudrait-il remplacer tous les éléments de la « triade nucléaire » par des systèmes plus performants : missiles balistiques intercontinentaux lancés du sol (intercontinental ballistic missiles, ICBM), missiles mer-sol balistiques stratégiques (submarine launched ballistic missiles, SLBM), bombes et missiles de croisière aéroportés (air launched cruise missiles, ALCM).

Nouveaux équipements

Dans l’espoir de convaincre le Congrès de soutenir la diminution du nombre d’armes nucléaires, M. Obama avait accepté d’entreprendre la conception de nouveaux équipements : des sous-marins lanceurs d’engins (classe Columbia), des bombardiers stratégiques (B-21), des missiles de croisière aéroportés à longue portée ou encore un système de « dissuasion stratégique basée au sol », destiné à remplacer les missiles balistiques intercontinentaux à ogive nucléaire Minuteman. Mais l’ancien président avait laissé à son successeur le soin de décider s’il fallait vraiment se les procurer. L’administration Trump a choisi de les développer tous.

La conception et la production de cette artillerie s’étaleront sur de nombreuses années, pour une facture totale estimée, au minimum, à 1 200 milliards de dollars (4). Dans sa proposition budgétaire pour 2019, l’administration Trump a d’ores et déjà prévu 2,3 milliards de dollars pour les bombardiers B-21, 3,7 milliards pour les Columbia, 600 millions pour les missiles à longue portée et 300 millions pour le système de dissuasion, soit un premier acompte de 6,9 milliards de dollars. Pour mettre en œuvre sa stratégie de dissuasion « flexible » et « sur mesure », le Pentagone devrait enfin se doter de munitions nucléaires de faible puissance, utilisables contre la Russie ou la Chine lors d’un éventuel conflit. Dans le cadre de leur engagement au sein de l’OTAN, les états-Unis stationnent pourtant déjà en Europe des avions à double capacité (notamment des avions de chasse F-15), qui peuvent lâcher des bombes nucléaires de faible puissance B61 sur l’ennemi russe.

Le Congrès doit encore affecter un budget à tous ces programmes, et il est possible que les objectifs du « NPR » ne soient pas tous atteints. Toutefois, l’atmosphère antirusse qui enivre la classe politique américaine rend muette toute opposition à cette relance de la course aux armements, comme en témoigne l’approbation quasi unanime, par les parlementaires des deux partis, d’une augmentation massive des dépenses militaires en 2018. Les dirigeants russes et chinois, entre autres, ne manqueront pas de s’inspirer de cette stratégie pour étoffer leurs propres arsenaux.

* Professeur au Hampshire College, Amherst (Massachusetts), auteur de The Race for What’s Left. The Global Scramble for the World’s Last Resources, Metropolitan Books, New York, 2012.

Notes

  1. « Nuclear Posture Review 2018 », ministère de la défense américain, Washington, DC, 2 février 2018. Sauf mention contraire, les citations qui suivent sont extraites de ce document.
  2. Lire « Quand le Pentagone met le cap sur le Pacifique », Le Monde diplomatique, mars 2012.
  3. La Chine posséderait approximativement 270 ogives nucléaires, et la France environ 300. Cf. « Nuclear weapons : Who has what at a glance », Arms Control Association, Washington, DC, janvier 2018.
  4. Cf. Aaron Mehta, « America’s nuclear weapons will cost $1.2 trillion over the next 30 years », Defense News, Vienna (Virginie), 31 octobre 2017.

Le monde diplomatique mars 2018

 accueil    strategie