Quelques questions en vue d’’une caractérisation politique de la situation politique nouvelle

Interview à la Revue Carré Rouge

La situation ouverte le 20 mars 2003 par l’invasion de l’ Irak par les états-Unis soulève une série de questions politiques très importantes. Il n’y a eu que le Royaume Uni pour accompagner  les Américains sur le plan militaire. Ceux-ci ont bénéficié, parmi les états d’un certain poids, de l’appui politique, au demeurant assez tiède, seulement du Japon. A peu près tous les observateurs politiques sans exception estiment, chacun à sa manière et avec ses propres craintes, que l’agression américaine-britannique, engagée sans la caution politique du Conseil de sécurité et contre l’avis du gouvernement allemand, de Jacques Chirac et des appareils bureaucrato-capitalistes russe et chinois, ouvre une phase nouvelle dans les rapports politiques entre les états. Alors que les états-Unis paraissaient jusqu’en 2002 encore ne pas vouloir gérer seuls le "désordre mondial" accentué engendré par la globalisation impérialiste, donc de maintenir « l’ordre » à l’échelle internationale dans une certaine concertation avec les impérialismes secondaires, ils ont décidé désormais que leurs intérêts propres l’emportent sur ceux de la domination impérialiste d’ensemble. Comme toujours en pareil cas, les changements dans les rapports politiques entre les états vont s’accompagner de changements dans les rapports politiques entre les classes sociales antagoniques au sein des pays.

Il est indispensable que les militants anti-capitalistes et les militants révolutionnaires tentent sans tarder de caractériser, fût-ce de façon provisoire, cette situation nouvelle, d’en dégager les traits originaux et de faire quelques hypothèses sur leurs implications pour les salariés et les exploités. Cet effort indispensable de caractérisation doit être collectif. Il ne peut être que le résultat d’une discussion s’engageant entre militants, entre groupements associatifs et entre revues, aussi bien que dans le cadre des débats internes aux organisations politiques et aux associations constituées. Beaucoup de militants vont sûrement lancer la discussion et la nourrir. Ici je vais le faire en définissant quelques questions, évidemment non limitatives, auxquelles une réponse peut aider à proposer des éléments initiaux de caractérisation. Je donnerais les miens, mais je fais circuler tout de suite mes questions dans l’espoir que d’autres accepteront d’intervenir et de donner les leurs dans les colonnes de Carré Rouge ou ailleurs.

Les questions que je me pose sont les suivantes :

1.      L’invasion de l’ Irak par les états-Unis traduit-elle véritablement la maîtrise des événements et des processus politiques dont les stratèges américains se targuent et dont les idéologues de la « fin de l’histoire » comme des « guerres justes » n’ont cesse de faire l’apologie ? N’a-t-elle pas au contraire des allures de fuite en avant, traduisant une crise de direction politique de l’impérialisme d’une certaine ou même d’une grande gravité ? L’agression contre l’ Irak n’annonce-t-elle pas le début d’une période d’extrême instabilité international, au plan politique comme au plan économique ?

Nous sommes entrés dans une longue période d’instabilité dont la guerre en Irak est une des manifestations mais pas la seul ! après la guerre en Yougoslavie, en Afghanistan, il faut comme le disent les stratèges de Washington : « élargir notre influence, le nouveau monde qui s’ouvre devant nous présente de nouvelles opportunités pour avancer afin de consolider la victoire de la démocratie et ouvrir des marchés ». En fait, l’impérialisme cherche tout a la fois à s’adapter aux conditions de la crise capitaliste et à prendre l’initiative sur le terrain politique, économique, commerciale, monétaire, sociale, militaire, sécuritaire, idéologique… afin d’assurer son existence, ce qui suppose d’étendre son contrôle sur les affaires du monde.

Il n’a pas d’autre alternative car il lui faut sans cesse accroître son espace et le contrôle de celui-ci, gagner de nouveaux marchés, et permettre des taux de profitabilité toujours plus élevé, par la surexploitation du travail et le pillage de nouvelles ressources en particulier celles de l’énergie. Il n’est pas indifférent que le théâtre des opérations actuelles tout comme les précédentes guerres se situe au cœur de l’ Eurasie, c’est à dire au cœur d’une région dont les ressources en particulier le gaz et le pétrole sont vitaux pour les pays industrialisés, tout comme pour des rivaux en devenir comme la Chine. Une région ou enfin peuvent se nouer des alliances nouvelles non plus idéologiques mais anti hégémoniques, ce qui est un sujet de préoccupation constante pour la mise en œuvre d’une suprématie US. Par conséquent on ne saurait avoir aucun doute sur la détermination étasunienne à apporter des réponses à ces questions et cela qu’elle qu’en soit le prix à payer, pour le reste de l’humanité !

C’est pourquoi, outre la guerre il leur faut également à leurs yeux déréglementer pour mieux reréglémenter ; instrumentaliser ou se débarrasser des institutions internationales considérés comme obsolètes et anachroniques. L’objectif est de mettre en place un nouvel ordre hégémonique. Cette volonté qui ne laisse aucune place au compromis « vous êtes avec nous, ou contre nous » doit s’imposer partout et à tous sans exclusive, y compris vis a vis des « partenaires». Ca passe ou ça casse ! c’est un peut schématiquement résumé ce qui inspire Bush et son clan, et cela n’est pas comme on le voit sans problèmes, d’autant que d’énormes intérêts sont en jeu ... Si Chirac, Poutine, Soros ou le New York Times sont contre la guerre ce n’est par grandeur d’âme, on s’en serait douter….mais tout simplement au nom de leurs intérêts propres, ou des groupes d’intérêts qu’ils représentent !

Par conséquent, et comme on le voit, l’évolution de cette situation s’oppose d’abord aux exigences, aux besoins, des peuples et peuvent aussi s’opposer à celles de gouvernements en particulier ceux du tiers monde dont les marges de manœuvre sont d’autant plus réduites qu’ils ont acceptés dans leurs principes et leurs conséquences, les thèses du libéralisme économique et financier. Cette réalité pourtant se heurte à de plus en plus de résistances.

Dans ces conditions ou l’on obtient le ralliement, la capitulation sans conditions ou l’on doit imposer sa logique au besoin par la force à un peuple, un état, un gouvernement dont la docilité, la soumission n’est pas totale!  Si nous sommes entrés dans une période d’instabilité, c’est aussi parce qu’il y a également aiguisement des lutte de classes, des contradictions, et des enjeux. Il faut donc choisir clairement son camp, et donc confronter cette barbarie en marche si l’on veut prétendre parler d’alternative! C’est dire les responsabilités auxquelles nous devons ensemble faire face. Pour les révolutionnaires de cette époque, il s’agit d’être à la hauteur de ce qu’elle exige.

2.      Si l’agression américano-britannique doit être évidemment mis en rapport avec le krach boursier rampant et la crise financière et économique dont il est l’expression, ne faut-il pas dépasser cet aspect conjoncturel en la reliant aux relations de dépendance économiques fortement parasitaires que les états-Unis ont établi à la faveur de la mondialisation contemporaine avec presque toutes les parties de l’économie mondiale ? N’y a-t-il pas nécessité de définir avec plus de précision les traits particuliers des rapports impérialistes dont les états-Unis sont le pivot et le principal bénéficiaire ?

Si les états-Unis optent aujourd'hui pour une politique guerrière, c'est que la crise mine le bel édifice. Depuis la faillite de la nouvelle économie, et l’effondrement des économies du tiers monde (crise en Asie du Sud Est, en Russie, en Amérique latine avec l’ Argentine en particulier et celle qui couve au Brésil…), les marchés financiers qui se sont développés d'une façon démesurée par rapport à l'«économie réelle» balbutient et les comptes extérieurs des états-Unis se dégradent rapidement. Le déficit de la balance courante, c'est-à-dire le solde des opérations d'entrée et de sortie d'argent sur les marchandises, les services et les revenus (intérêts, dividendes), grimpe de 80 milliards de dollars en 1990 à 445 milliards en 2000.

Face a cette situation périlleuse, la bourgeoisie américaine a opté pour un programme musclé, capable de restaurer la confiance des marchés et d'inspirer la terreur chez les opposants et les adversaires. Les faucons ont pu justifier l'augmentation importante du budget de la défense, qui passe de 280 milliards de dollars en 2001 à 380 milliards pour 2003 et 450 milliards (470 si l'on compte les autres dépenses militaires) pour 2007. Soit environ 4,5% du PIB, contre 3% sous Clinton. Les dirigeants américains espèrent qu'une guerre courte va relancer la confiance dans les marchés. L'industrie de la défense tire déjà les marrons du feu.

Il est très significatif au plan domestique, de constater comme en d’autres périodes noires de l’humanité, (nous pensons à la politique nazie avant et pendant la deuxième guerre mondiale), que Bush au nom du pretexte de mobilisation des moyens dans la lutte contre le « terrorisme » et contre les « états-voyous » développe une politique de régression sociale sans précédents, de licenciements massifs, de transfers de richesses des pauvres vers les riches et simultanément d’atteintes aux libertés individuelles et civiques, de répression tous azimuts. Il entend d’ailleurs imposer ce modèle au monde entier.

La réduction des impôts pour les plus riches, celle drastique des dépenses sociales, l’augmentation sans précédent du budget militaire, les cadeaux aux secteurs pétroliers et militaro –industriel témoigne aussi d’une conception clanique, ou les intérêts du groupe au pouvoir sont étroitement dépendants des décisions prises ( ex : Haliburton et Dick Cheney, Richard Perle et Global Crossing….)

. A la faveur de la guerre en Irak ceci n’est pas sans expliqué les querelles qui se manifestent au sein de la classe capitaliste américaine tout comme avec les vassaux européens quand ceux ci voient leurs avantages lésés. Le groupe qui a pris le pouvoir par un coup de force aux états Unis représente une fraction des groupes monopolistes. Il se heurte à l’énorme endettement des états Unis, de l’état comme des familles qui pousse dans une fuite en avant à l’opposé de ce que les institutions financières internationales sous domination US imposent au reste du monde à savoir : payer votre dette , et cela quelqu’en soit le coût social et politique !

Les Etats Unis,  use et abuse de cette autre  force de frappe dont il dispose d’autant qu’elle tend à s’affaiblir : l’arme monétaire , la suprématie du dollar sur l’économie mondiale avec les limites maintenant du yoyo des taux d’interets, l’usage de la planche à billets comme les réserves des banques centrales. La dictature du billet vert s’impose par le contrôle de 60% des exportations mondiales, les deux tiers des réserves officielles des devises et les quatre cinquieme des transactions opérées dans le marché des devises. Dans ces conditions pour Bush et son administration il importe à travers la guerre de continuer à imposer cette suprématie du dollar au reste du monde pour payer sa dette et cette politique de domination mondiale !

Cette situation de crise avec en toile de fond les risques d’un krach n’est pas totalement étrangère à la nature de la mondialisation capitaliste quand celle ci pousse les investisseurs, les spéculateurs financiers à l’exportation des capitaux du fait des faiblesses structurelles de l’économie américaine. Les déficits qui en découlent ne peuvent qu’accroitre l’agressivité du système impéraliste. En recolonisant de vastes régions du monde, en prenant le contrôle de ressources stratégiques : énergie, eau, marchés, épargne, etc….la guerre permettra de dégager de nouvelles ressources et assurer cette suprématie monétaire en renforçant le dollar !

3.   Les clivages intervenus au sein du Conseil de sécurité annoncent-ils un retour vers des conflits inter-impérialistes qui auraient une quelconque analogies avec ceux de phases antérieures de l’impérialisme. S’il s’agit-il de fissures dans le front impérialiste d’un type nouveau et d’une moindre envergure, quelles en sont les causes et quelle est en tout de même la portée ?

Le Conseil de sécurité demeure un cadre indépassable pour les puissances impérialistes sauf pour Washington, parce que celles ci refusent fondamentalement toutes formes de relations multilatérales sur le plan international. Certes les USA considèrent l’ ONU comme une survivance anachronique du passé mais pour les autres, l’institution demeure un lieu ou peut encore s’affirmer une existence politique qui pour certains comme la France est loin de correspondre à leur influence réelle. Si il ne faut pas négliger les divergences sur la méthode, et les différences d’intérêts qui sont bien réelles, il ne faut pas sur-estimer les contradictions, pas les sous estimer non plus, au risque d’avoir une vue faussée su le rapport des forces et ce qui en découle.

Comment ne pas constater qu’ après les gesticulations qu’on a connu, la France et aussi l’ Allemagne accompagne la guerre non seulement par le survol de leur espace aérien mais surtout en souhaitant la chute rapide du gouvernement de Bagdad donc d’un état souverain, quoi qu’on puisse penser par ailleurs du régime de Saddam Hussein, d’une fin de guerre rapide, permettant de mettre en place une autorité conforme aux  intérêts impérialistes afin de se partager le gâteau dans une perspective de reconstruction de l’Irak. Ceci est révélateur contrairement a ce que l’on entend dire de l’alignement européen sur les concepts de guerre préventive, d’ingérence dans les affaires d’états souverains, d’unilatéralisme, de conditionnalité, de sanctions… et donc de violation  de la Charte des Nations Unies dont certains parlent déjà du besoin d’une nouvelle rédaction.  La guerre en Irak avec la complicité tacite de l’Union Européenne contredit faut il le rappeler les principes encore existants et qui sont à la base du système de relations internationales à savoir : la souveraineté nationale et l’égalité entre les nations, le droit a l’autodétermination des peuples, l’intégrité territoriale, le recours a la force seulement en cas de menaces à la paix et d’agressions, l’indépendance politique des états ….. On attend encore une convocation du conseil de sécurité pour juger la violation des principes de la charte par les USA, faut il ajouter qu’à la Commission des droits de l’homme à Genève on a voté contre une session spéciale pour débattre de la situation en Irak mains dans la mains Américains et Européens

4.  La position prise par les dirigeants impérialistes hostiles à la guerre a-t-elle un lien avec les  luttes menées dans de nombreux pays par les salariés et les exploités sur le terrain économique, ainsi qu’avec les mobilisations et les regroupements effectués dans le cadre de l’anti ou de l’alter-mondialisation ? A quelle condition les manifestations contre la guerre peuvent-elles ouvrir un espace élargi pour le combat anti-capitaliste ?

Il est un fait que la force du Mouvement anti guerre sur le plan mondial a contribué à accroitre la brèche qui s’est ouverte entre les positions des différentes puissance impérialistes.

Ce n’est pas Chirac qui incarne la force de ce mouvement mais les peuples, la jeunesse en particulier, qui a été capable de réaliser cette grande journée de protestations du 15 février et qui prépare maintenant le 12 avril. Il faut bien apprécier tout ce que cela représente et notamment sa force aux Etats Unis. Ce mouvement pèse et il  n’est pas indifférent aux positionnement des états d’ou l’importance de le maintenir à un haut niveau de mobilisation. Cela étant il en va de celui-ci comme de celui qui inspire la lutte contre la mondialisation, les luttes sociales….. il faut l’observer avec lucidité en voir aussi ses limites et la nature des débats qui le traverse. Ainsi comment ne pas caractériser l’action de ceux qui comme en d’autres périodes (Yougoslavie, Afghanistan….) entendent condamner les bombardements mais refusent de caractériser sur le fond la nature impérialiste de cette guerre, refuse toute expression de solidarité avec le peuple irakien et palestinien, ou encore hurle a l’antisémitisme quand l’on associe Bush au boucher de Jenine, Sabra et Chatila : Sharon ! Ceci est inacceptable, et il faut donc clarifier les enjeux réels au risque de conduire ce mouvement dans une impasse !

Il est encourageant de voir un grand nombre d’organisations sociales, syndicales a travers le monde se mobiliser d’une même façon contre la guerre et pour leurs revendications. Faire monter d’un meme pas la lutte contre le capitalisme et l’impérialisme avec des exigences immédiates. C’est le signe d’une évolution significative qui témoigne que nous sommes aussi entré dans une période de radicalisation et d’aiguisement des luttes de classe à l’échelle internationale.

Tania Noctiummes et Jean-Pierre Page

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