L’UNION EUROPÉENNE SOUS SOUVERAINETÉ ÉTASUNIENNE
jEAN-cLAUdE PAyE
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Nous entrons dans une nouvelle phase des relations entre l’Union
européenne et les États-Unis . À travers l’hégémonie
du droit américain sur le sol de l’ancien continent, l’Union
et les États membres abandonnent maintenant à l’exécutif
des États-Unis non seulement leur souveraineté extérieure
mais aussi leur souveraineté sur leurs populations. Cette nouvelle organisation
politique transatlantique est la condition nécessaire à la mise
en place d’un nouveau mode d’accumulation du capital, ayant pour
base de nouveaux rapports de propriété qui donnent aux entreprises,
des deux côtés de l’Atlantique, la pleine jouissance des
données personnelles attachées à l’individu.
Le débat développé autour de la
«Constitution» européenne, quelles que soient les positions
défendues, pour ou contre le traité présenté, a
induit un effet pervers, à savoir de laisser croire que ce projet constitutionnel
serait une question centrale pour le devenir politique de l’Europe. Cependant,
ce texte n’a rien de constituant, il n’installe pas une nouvelle
forme de souveraineté. Il ne fixe pas les rapports entre populations
et autorités constituées, ni ne sert de guide à l’organisation
de ces dernières. Le refus des différentes populations, lorsqu' elles
sont consultées, montre que cette procédure n’est pas non
plus un projet des peuples européens, qu' il ne fait pas partie
de leur imaginaire. Cette «Constitution» n’a pas pour objet
d’unifier la diversité des populations de l’ancien continent,
mais simplement de faire écran au réel : au fait que l’Europe
n’existe que dans la mesure où elle s’inscrit dans une structure
politique globalisée, placée directement sous souveraineté
américaine.
Le fait que la contestation de la politique des institutions
de l’Union européenne se soit centrée prioritairement autour
de ce projet exerce un véritable déni du fait que les constitutions
ne jouent plus qu' un rôle restreint dans l’organisation de
l’ordre juridique et politique de nos sociétés. Depuis une
dizaine d’années, que ce soit au niveau des états nationaux
ou au niveau des institutions européennes, la plupart des lois pénales
ou des directives européennes, en matière de coopération
policière et judiciaire, violent ouvertement le texte et l’esprit
des constitutions nationales. C’est le droit pénal qui intègre,
dans l’ordre juridique, la décision politique qui s’oppose
aux valeurs constitutionnelles et qui fait de l’exception la base d’un
nouvel ordre de droit.
Actuellement, le rapport entre l’état et ses populations,
ainsi que la structuration interne du pouvoir politique, sont assurés
par le droit pénal. Ainsi, ce dernier joue un rôle constituant.
Il est démantèlement constant des libertés publiques et
privées garanties par la Constitution et il se substitue à cette
dernière en fixant les règles de transformation de l’ensemble
du système juridique. Il est donc l’élément privilégié
qui permet de lire les transformations en cours, tant au niveau national qu' international.
Le débat autour du projet constitutionnel masque, encore
et surtout, le fait que la construction européenne n’a d’existence
que par son insertion dans une structure politique globalisée, placée
directement sous souveraineté américaine. C’est ce que nous
montre l’ensemble des accords signés entre les états-Unis
et l’Union européenne en matière policière et judiciaire.
Ils font ressortir l’existence d’une structure politique impériale,
à travers laquelle l’exécutif américain occupe la
place de donneur d’ordre et les institutions européennes une simple
fonction de légitimation vis-à-vis de leurs populations.
De l’abandon de la souveraineté extérieure
à celui de la souveraineté intérieure
Dans les pays membres de l’ancienne Union européenne,
l’Europe des quinze, la question de la souveraineté extérieure
est réglée depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Généralement
occupés par l’armée américaine et membres de l’OTAN,
ces pays ont transféré leurs prérogatives régaliennes,
de faire la guerre et d’assurer leur défense, à l’exécutif
étatsunien.
À côté des troupes ordinaires de l’Alliance,
soumises au Pentagone, des armées secrètes de l’OTAN, nommées
aussi Stay- Behind ou Gladio, ont été installées, dès
la fin de la Seconde Guerre mondiale jusqu' au début des années
90 [1] par la CIA et
le MI6 britannique.
l’union européenne sous souveraineté
étatsunienne
Non seulement les forces armées des pays européens
sont directement organisées par l’OTAN, mais leurs services de
renseignements ont été également placés sous direction
étatsunienne. Le développement d’un plan de surveillance
Union européenne États- Unis s’est «négocié»
directement au niveau de vingt pays, les quinze membres de l’Union européenne
augmentés des membres de l’UKUSA [2].
Ce groupe ne rend de comptes à personne, ni aux états nationaux,
ni au Parlement européen, ni au Conseil des ministres de l’Union
européenne.
Par rapport à ce contexte, à travers lequel
les nations composant l’Union sont privées de leur souveraineté
extérieure, la phase actuelle est spécifique. Elle consiste, cette
fois, en l’abandon de leur souveraineté intérieure. Grâce
à une hégémonie du droit étatsunien sur le sol européen,
l’exécutif américain exerce un pouvoir direct sur les populations
de l’ancien continent. À travers de nombreux accords, cette souveraineté
est légitimée par les institutions de l’Union. L’instauration
d’une souveraineté interne des USA sur les nations européennes
conduit à la formation d’une nouvelle forme d’état,
à la mise en place d’une structure impériale. Il s’agit
d’une forme d’organisation stable qui diffère fortement de
l’ordre politique antérieur. Quand les états-Unis disposaient
de la seule souveraineté extérieure des pays européens,
un retour en arrière restait possible sans une révolution sociale,
tel l’atteste le retrait de la France du commandement de l’OTAN
effectué par de Gaulle. Si les États-Unis exercent un contrôle
direct sur les populations de l’ancien continent, une telle tentative
d’indépendance d’un pouvoir constitué européen
ne serait même plus envisageable.
Avant le 11 septembre : le contrôle des polices européennes
Avant les attentats du 11 septembre, le contrôle américain
sur les institutions exerçant la souveraineté intérieure
des pays de l’Union européenne est en grande partie souterraine
et s’appuie essentiellement sur le contrôle de la police. Pendant
cette période, cet appareil exerce un pouvoir grandissant. Ses revendications
servent de base à la réorganisation des états nationaux,
principalement au démantèlement des libertés individuelles
et à la subordination de l’appareil judiciaire à la fonction
exécutive. La coopération entre les polices européennes
est, dès le départ, structurée par le FBI. Non seulement
la police fédérale américaine organise les équipes
mixtes d’intervention, mais grâce à ses initiatives, elle
parviendra aussi à influencer fortement les législations européennes,
tant nationales que communautaires et cela dans les domaines de l’interception
des communications, du contrôle du Net, de la création de nouvelles
incriminations spécifiant le terrorisme, ainsi que sur les réformes
des appareils policiers et judiciaires.
Ainsi, dès fin des années 80, le FBI a émis
un ensemble de revendications concrètes qui seront progressivement satisfaites
par l’adoption de nouvelles décisions-cadres européennes,
rapidement intégrées dans les législations nationales.
Ce processus souterrain est dévoilé en 1991, quand le groupe de
Trevi [3] est sollicité
officiellement par le FBI afin d’étudier les possibilités
d’interception des communications. Depuis, le processus d’organisation
des rencontres, dues à l’initiative du FBI, est continu. Ainsi,
de 1993 jusque fin 1988, des représentants de la police de la plupart
des pays de l’Union européenne et des nations de l’UKUSA
organisent, une fois l’an, un forum afin de parler de leurs besoins en
matière d’interception des communications. Les initiatives de la
police fédérale américaine porteront immédiatement
leurs fruits au niveau de l’Union européenne. Déjà,
en 1995, elles aboutiront à une résolution relative à l’interception
légale des télécommunications [4].
Elle consiste essentiellement en une liste de spécifications techniques
à imposer aux opérateurs de télécommunications,
qui reprend, mot pour mot, les exigences formulées par le FBI
[5]. Les revendications policières
sont semblables à celles que pourraient émettre les services de
renseignements, mais ce sont les populations, non un ennemi extérieur,
qui sont surveillées. Les bases de données ainsi constituées
pourront servir à des poursuites pénales.
En contrôlant les polices européennes, les autorités
américaines pèsent sur la restructuration du travail policier.
Si travail de renseignement et fonction de police sont confondus, la nature
de l’enquête policière se déplace, du maintient de
l’ordre vers le travail judiciaire. Ce qui signifie que c’est essentiellement
la fonction pénale qui actuellement assure l’ordre social.
Les initiatives et les anticipations étatsunienne sont
constantes. Les exigences des organismes de police, en matière de surveillance
des communications électroniques, adoptées par le congrès
américain en octobre 1994, furent reprises en 1998 par l’Union
européenne. Mais, ce n’est qu' en mai 1991 que le Conseil
approuva un rapport, ENFOPOL, qui incorpore ces dispositions. Cependant, bien
qu' il mette en place des mesures telle que la surveillance en temps réel,
ENFOPOL 29 est toujours limité par la nécessité d’obtenir
un ordre spécifique autorisant l’écoute sur un sujet précis.
C’est cette dernière barrière à
la légalisation d’une surveillance généralisée
et permanente des populations qui va sauter, d’abord dans des matières
déterminées, à travers une série d’accords,
passés de 2003 à 2007, en ce qui concerne les données PNR
des passagers aériens et les données financières. Ensuite,
la capture devient totale grâce à un projet, qui doit aboutir dans
le courant de l’année 2009 : le transfert permanent de l’ensemble
des données personnelles des citoyens européens vers les états-Unis.
après le 11 septembre: le contrôle de l’appareil
judiciaire
Les attentats du 11 septembre vont permettre aux états-Unis
d’accélérer leur réorganisation de l’ordre
juridique européen. Si le contrôle exercé sur la coopération
des polices européennes leur permettait de restructurer les appareils
d’état des pays de l’ancien continent et d’exercer
ainsi un rapport de domination indirect sur leurs populations, le contrôle
de l’appareil judiciaire leur échappait encore. Cela devient objectif
central qui va se dégager des exigences posées par l’administration
américaine, immédiatement après les attentats de New York.
Le 16 octobre 2001, le gouvernement américain avait adressé au
président de la Commission européenne une liste de propositions
d’actions [6].
Les «demandes» des états-Unis étaient une tentative
non seulement d’accroître leur pouvoir, mais surtout de poser les
prémisses d’une véritable réorganisation de la coopération
policière et judiciaire entre l’Union européenne et les
états-Unis. Il s’agissait de permettre aux autorités policières
et aux magistrats de chaque état membre de négocier directement
avec les autorités judiciaires américaines, en court-circuitant
les procédures nationales, ainsi que les différents niveaux de
contrôle qu' elles impliquent. Les juges seraient également
autorisés à demander oralement des dossiers judiciaires ou à
inviter des témoins à comparaître.
Washington sollicitait aussi un «accès rapide»
aux dossiers financiers et bancaires «critiques» et demandait que
Europol, la police européenne, leur transmette directement ces renseignements,
sans passer par l’intermédiaire de leurs autorités de tutelle.
Dans cette lettre, le président américain détaille les
exigences américaines en ce qui concerne la transformation des appareils
d’état des pays membres de l’Union et la mutation du droit
européen. Alors que, auparavant, le pouvoir étatsunien faisait
passer discrètement ses revendications en s’appuyant sur la coopération
policière, ses exigences apparaissent maintenant au grand jour et s’adressent,
non plus principalement aux pouvoirs nationaux, mais directement aux institutions
européennes.
Ce qui est en jeu, dans la phase actuelle des relations entre
l’Union et les états-Unis, c’est la question de l’hégémonie,
de l’acceptation par les citoyens européens du pouvoir exercé
par les autorités étatsuniennes sur le sol de l’ancien continent.
Cette nouvelle phase relève d’un autre moment de la construction
de l’Empire, celui de l’inscription dans le droit de la souveraineté
américaine sur l’ancien continent.
La construction de l’hégémonie impériale
Les états-Unis désirent que l’extradition
des ressortissants européens vers leur pays soit dépourvue de
tout contrôle politique ou judiciaire. Un début de mise en oeuvre
de cette volonté politique a débuté avec la signature des
accords, d’extradition et de coopération judiciaire, de 2003
[7]. Le texte ne permet pas
de saisir jusqu' à quel point cet objectif est rencontré.
En effet, il ne règle rien concrètement. Il n’est que la
partie émergée d’un iceberg de négociations tenues
secrètes. Les modalités d'’application en détermineront
.la portée réelle. L’accord est d’ailleurs construit
de manière telle que les autorités américaines puissent
exercer des pressions et poser de nouvelles demandes, sans que les Constitutions
ou des décisions judiciaires européennes ne puissent faire obstacle
à leurs exigences [8].
Cet accord inaugure nouveau mode d’inscription dans le
droit des relations entre les états-Unis et l’Union européenne.
Le caractère asymétrique de celles-ci n’est plus seulement
un état de fait, le résultat d’un rapport de force entre
une superpuissance et ses «alliés», mais est inscrit dans
l’ordre juridique lui-même. Cet accord représente un pas
supplémentaire dans la mise en place d’une structure impériale.
Il constitue le moment où les pays européens abandonnent le pouvoir
de garantir la comparution de leurs ressortissants selon les garanties légales
qu' ils se sont donné, au profit et dans les conditions fixées
par un état national particulier.
La question de l’intégration des appareils judiciaires
européens dans le système pénal étatsunien et, ainsi,
la mise en place d’une possibilité, quasi automatique, de transfert
des ressortissants européens vers les états-Unis est un objectif
constant de l’administration américaine. Cette dernière
désire établir, avec les pays membres de l’Union, des relations
semblables à celles que ceux-ci établissent dans le cadre du mandat
d’arrêt.
Rappelons que le mandat d’arrêt européen
[9], qui résulte de la création
d’un «espace de liberté, de sécurité et de
justice» entre les états membres, supprime toutes les garanties
qu' offrait la procédure d’extradition. Le mandat d’arrêt
repose sur le principe de reconnaissance mutuelle. Il considère comme
immédiatement conformes aux principes d’un état de droit
toutes les dispositions juridiques de l’état demandeur. L’installation
d’une telle aire de coopération transatlantique ferait que l’ensemble
de l’ordre de droit étatsunien serait reconnu par les 27 et que
les demandes américaines d’extradition seraient, après de
simples contrôles de procédure, automatiquement satisfaites.
Or, aux États-Unis, le Military Commissions Act of 2006
[10] permet de poursuivre
ou d’emprisonner indéfiniment toute personne, désignée
comme ennemi par le pouvoir exécutif. Cette loi concerne les citoyens
américains, mais aussi tout ressortissant d’un pays avec lequel
les états-Unis ne sont pas en guerre. On est poursuivi comme «ennemi
combattant illégal», non pas sur des éléments de
preuve, mais simplement parce qu' on est nommé comme tel par le
pouvoir exécutif. Si les Américains inculpés sur cette
base doivent être déférés devant des juridictions
civiles, ce n’est pas le cas des étrangers qui peuvent être
jugés devant des «commissions militaires», des tribunaux
spéciaux, qui n’accordent aucun droit à la défense
et suppriment toute séparation des pouvoirs [11].
Cette loi, de portée internationale, n’a
été contestée par aucun gouvernement étranger. La
possibilité de se faire remettre un ressortissant européen, ainsi
que de le juger par des commissions militaires, en dehors de toute contrainte
qu' impose un état de droit, donnerait à l’ appareil
judiciaire américain une place particulière dans le maintien de
l’ordre mondial.
Un «espace de liberté, de sécurité
et de justice» transatlantique
Cette question de l’intégration transatlantique
des appareils judiciaires pourrait se poser rapidement. Un rapport secret, conçu
26 par des experts de six états membres, a établi un projet de
création d’une aire de coopération transatlantique en matière
de «liberté de sécurité et de justice», d’ici
2014. Il s’agit de réorganiser les affaires intérieures
et la justice des états membres «en rapport avec les relations
extérieures de l’Union européenne», c’est-à-dire
essentiellement en fonction des relations avec les états-Unis
[12]. Plus encore que le
transfert des données personnelles et la collaboration des services de
police, processus déjà largement réalisé, l’enjeu
de la création d’un tel espace consiste dans la possibilité,
à terme, d’une remise des ressortissants de l’Union aux autorités
étatsuniennes.
L’aspect principal des discussions développées
dans le cadre de cet «espace de liberté» porte actuellement
sur le transfert des données personnelles des citoyens européens.
Ce processus est déjà en grande partie réalisé.
Rappelons la signature, en juin2007, de deux accords, celui concernant le contrôle
des transactions financières [13],
ainsi que celui relatif au transfert des données PNR des passagers aériens
[14]. Ces deux textes consacrent
un nouveau mode d’existence du droit international. En fait, plutôt
que de droit international,il faut parler du droit national américain
qui s’applique directement sur le territoire de l’Union. La technique
d’écriture consacrant la primauté du droit étatsunien
est la même dans les deux cas. Il ne s’agit pas d’accords
entre deux puissances étatiques situées formellement sur un même
plan, mais d’un engagement unilatéral de la part des états-Unis,
qui les consacre comme puissance impériale exerçant une souveraineté
directe sur les populations européennes. Pour satisfaire les exigences
américaines, l’Union abandonne sa propre légalité
et transforme son ordre juridique. Il s’agit de légaliser la situation
de fait, engendrée par la décision des autorités américaines
de se saisir des données personnelles des ressortissants européens.
Nous trouvons là une double illustration d’une expression de la
souveraineté comme capacité à déterminer l’exception.
La décision de l’administration américaine obligeant les
compagnies aériennes à lui communiquer les données PNR
ou la firme belge Swift à lui transférer les informations financières
de ses clients est exemplaire de la thèse de Carl Schmitt, selon laquelle
«est souverain celui qui décide d’une situation exceptionnelle»
[15]. Mais il s’agit
aussi d’un double exemple de l’utilisation d’une situation
d’urgence afin de modifier en profondeur l’ordre de droit de l’Union
européenne.
L’exception devient la norme.
Un transfert global et permanent des données personnelles
Les autorités étatsuniennes disposent déjà,
par le biais de leurs réseaux de renseignements, tels celui d’Echelon
[16] ou celui de la NSA
[17], ou grâce à des transferts
légalisés dans le cadre d’accords déterminés,
d’une masse importante d’informations personnelles sur les ressortissants
européens. Cependant, il ne s’agit là que d’une première
étape. Un rapport interne vient d’être écrit conjointement
par des négociateurs appartenant au ministère de la Justice et
au Département de la sécurité intérieure étatsunien
et par le Coreper, un groupe de représentants permanents, pour l’Union
Européenne [18].
Il annonce, pour 2009, une remise, générale et permanente, des
données personnelles des ressortissants européens aux autorités
étatsuniennes. Ici, il n’est même plus fait mention d’une
quelconque situation d’urgence.Ils’agit de favoriser la remise de
données d’ordre administratif et judiciaire, mais aussi relatives
à la «défense du territoire». Le cadre n’est
plus limité à la lutte contre le terrorisme. Cela concerne n’importe
quel délit, même mineur. Les négociateurs se sont déjà
mis d’accord sur 12 points principaux. En fait, il s’agit de remettre
en permanence aux autorités américaines une série d’informations
privées, telles le numéro de la carte de crédit, les détails
des comptes bancaires, les investissements réalisés, les itinéraires
de voyage ou les connexions internet, ainsi que des informations liées
à la personne telle la race, les opinions politiques, les moeurs ou la
religion.
Pour les négociateurs américains, un tel accord
doit transformer le droit international en ce qui concerne l’accès
aux données personnelles. Les Américains inscrivent leurs exigences
dans le contexte économique. Pour eux, cet accord se présente
comme «une grosse affaire, car cela va diminuer la totalité des
coûts pour le gouvernement US dans l’obtention des informations
de l’Union européenne» [19].
L’enjeu n’est pas de pouvoir transmettre ces données
aux autorités américaines, ce qui est déjà largement
réalisé, mais de pouvoir légalement les remettre au secteur
privé. Il s’agit de supprimer tout obstacle légal à
la diffusion des informations et de garantir des coûts les plus bas possibles.
Il faut avant tout assurer la rentabilité du marché.
Si ce projet voit le jour, un nouveau pas sera franchi dans
la reconnaissance européenne de la législation US en la matière
et ainsi dans l’intégration du vieux continent dans le grand marché
des données personnelles, initié par les autorités américaines.
Les négociateurs européens ont abandonné leur propre légalité
en ce qui concerne la nécessité d’un contrôle indépendant
et ont accepté les critères américains. Ils admettent que
le pouvoir exécutif se surveille lui-même, en considérant
que le système de contrôle interne du gouvernement US offrait des
garanties suffisantes. Ils ont accepté que les données concernant
la «race», la religion, les opinions politiques, la santé,
la vie sexuelle, soient utilisées par un gouvernement, à condition
«que les lois domestiques fournissent des protections appropriées».Mais
cet accord ne définit pas clairement ce qui peut être considéré
comme «protection appropriée», suggérant par là
que chaque gouvernement pourrait décider lui-même s’il respecte
ou non cette obligation.
Les seuls problèmes qui subsistent portent sur
les possibilités de recours des ressortissants européens devant
les tribunaux américains, auxquels seuls les citoyens US et les résidents
permanents ont droit. L’administration US refuse, arguant qu' il
est possible d’intervenir par le biais de procédures administratives.
Dans les faits, les possibilités de recours sont aussi quasiment inexistantes
pour les citoyens américains. L’enjeu est de faire abandonner aux
Européens leurs propres règles, pour adopter les procédures
américaines et assurer ainsi une unification unilatérale du droit.
Une structure impériale
Le Traité de Lisbonne présente une particularité
exceptionnelle pour un texte à prétention «constituante»,
à savoir qu' il abandonne explicitement sa souveraineté extérieure
à l’Alliance Atlantique et qu' il renonce implicitement à
sa souveraineté interne, en soumettant celle-ci à la guidance
mondiale d’organisations telles que l’OMC. Ainsi, à travers
ce Traité [20],
l’Union franchit une étape décisive, en inscrivant dans
le texte sa dépendance, en matière de politique étrangère,
vis-à-vis de l’Otan et des états-Unis d’Amérique.
De même, le traité, en subordonnant l’Union européenne
à la gouvernance du marché mondial, enregistre l’abandon
du politique que constitue cette construction, ainsi que la décomposition
de ce qui faisait la spécificité européenne, son modèle
social. Cependant, il y a bien élaboration d’une nouvelle forme
de souveraineté sur les citoyens européens, mais ce processus
se place en dehors du «processus constitutionnel» et dépasse
le cadre de l’Union.
Le Traité de Lisbonne consolide l’abandon des
souverainetés, interne et externe, des institutions de l’Union
européenne, ainsi que celles des états membres, sur leurs populations.
En même temps, il voile la construction d’une hégémonie
impériale. Ainsi, le débat autocentré sur le projet constitutionnel
constitue un véritable déni du réel, celui de l’inscription
de l’Union européenne dans une structure transatlantique sous direction
étatsunienne.
L’analyse du processus historique des relations états-Unis-
Union européenne nous permet de faire une distinction entre le contrôle
étatsunien de la souveraineté extérieure des pays européens
et l’exercice d’une souveraineté américaine directe
sur les populations de l’UE. Cela permet de séparer l’existence
historique des états- Unis comme superpuissance de la mise en place d’une
structure impériale sous direction étatsunienne.
Ce qui construit la spécificité de l’organisation
impériale n’est pas tant la puissance d’une nation particulière,
les états-Unis, que l’abandon à celle-ci par les états
européens, de leurs prérogatives régaliennes. Ce n’est
pas l’usage de la force pure qui a engendré ce résultat,
mais une convergence d’intérêts du patronat et des élites
politiques des deux côtés de l’Atlantique. La domination
américaine, sa capacité à imposer l’exception a toujours
été le moyen le plus simple et le plus rapide pour réaliser
les intérêts de l’ensemble du capital étatsunien et
européen. Les élites européennes ne disposent pas de la
même capacité immédiate à imposer à leurs
populations des violations flagrantes et massives de leurs libertés individuelles.
Par exemple,si les autorités américaines ont capturé ouvertement
les données PNR des passagers aériens européens depuis
fin 2001 et que leurs exigences unilatérales ont été légitimées
par plusieurs accords signés avec l’Union, cette dernière
n’est toujours pas parvenue à mettre en place un tel système
fonctionnant en interne.
La condition de l’installation de nouveaux rapports
de propriété
Cette nouvelle forme d’organisation politique impériale
apparaît comme une résultante de la décomposition de la
forme nationale de l’État et du rapport de forces des travailleurs
qui y est attaché. Si elle est la conséquence de la globalisation
économique et financière, cette nouvelle organisation politique,
sous direction étatsunienne, est aussi la condition préalable
à l’installation de nouveaux rapports de propriété.
La coopération policière, européenne
et transatlantique, a pour objet non pas le maintien de l’ordre, mais
le contrôle des individus. Son activité est proche de celle des
services de renseignement, à la différence qu' elle n’est
pas tournée contre l’extérieur, mais qu' elle porte
sur les propres populations de l’Union. Il s’agit de se saisir de
l’ensemble de leurs données personnelles et de constituer des banques
d’informations qui pourront être utilisées ultérieurement.
La coopération policière entre les états-Unis
et l’Union européenne, c’est-à-dire l’organisation
des différentes polices européennes par le FBI à partir
de la fin des années 80, s’articule à la gouvernance mondiale
et à la globalisation des marchés, c’est-à-dire à
l’organisation horizontale du capital, qui transcende les frontières
nationales. On est dans une phase qui relève de l’accumulation
primitive. Elle prépare l’installation de nouveaux rapports de
production basés sur l’exploitation des attributs de la personnalité.
La phase actuelle est celle qui inscrit, dans le droit, la
souveraineté directe des autorités américaines sur les
populations de l’ancien continent. Elle a, à terme, pour objectif
l’intégration de l’appareil judiciaire européen dans
l’ordre pénal étatsunien. Elle est également le moment,
non seulement d’une unification juridique des deux côtés
de l’Atlantique, mais surtout de la légitimation de l’hégémonie
du droit américain sur le sol européen. Son application sur l’ancien
continent est une condition nécessaire pour pouvoir transmettre les données
capturées au secteur privé et ainsi de lui offrir sa base d’exploitation.
Pour le système juridique étatsunien, les
données personnelles ne sont pas des attributs de l’individu et
ne doivent pas faire l’objet de mesures particulières de protection.
Elles peuvent être immédiatement transformées en marchandises.
L’hégémonie du droit américain sur le sol européen
est ainsi, pour les entreprises européennes, le moyen le plus simple
d’imposer de nouveaux rapports de propriété fondés
sur la dépossession de soi, sur la mise sur le marché des attributs
de la personnalité. Ainsi, l’installation d’un «espace
de sécurité, de liberté et de Justice» transatlantique
pour 2014 apparaît comme la condition de la mise en place d’un grand
marché transatlantique en 2015 [21].
Il s’agit là de la concrétisation d’un projet de quinze
années, porté aussi bien par les institutions européennes,
dont le Parlement [22],
que par l’exécutif et le Congrès des états-Unis.
Notes
_1 Daniele Ganser, Les armées
secrètes de l’OTAN, Éditions Demi-Lune, Paris 2007.
_2 Alliance des structures d’écoutes
de Grande-Bretagne et des États-Unis existant depuis 1947, auxquelles
se sont joints les réseaux du Canada, d’Australie et de Nouvelle-Zélande.
Les stations de ces pays forment un seul réseau intégré.
_3 Le groupe de Trevi réunissait
les ministres de l’Intérieur des douze pays de la Communauté
européenne – coopération pratique destinée à
lutter contre le terrorisme.
_4 « Résolution relative à
l’interception légale des télécommunications »,
17 janvier 1995, 496Y1104 (01), parue le 4 novembre 1996 au Journal officiel
des Communautés européennes, Luxembourg, n° C329.
_5 Le Congrès américain a
adopté, en octobre 1994, le Communications Assistance to Law Enforcement
Act (Calea), proposé par le FBI.
_6 United States Mission to the European Union, 16 October 200-10-26, http://www.statewatch.org/news/2001/nov/06Ausalet.htm
_7 Conseil de l’Union européenne, 8295/1/03, REV.1, 2 juin 2003.
_8 Article 16, « Projet d’accord entre l’Union europenne et
les États-Unis d’Amérique en matière d’extradition
et d’entraide judiciaire », Conseil de l’Union européenne,
ST 8295/1/03 rev 1, 2 juin 2003.
_9 Lire : « Les faux semblants du mandat d’arrêt européen
», Le Monde diplomatique, février 2002.
_10 S.390 Military Commissions Act of 2006, http://www.govstrak.us/bills. text/109/s/s3930.pdf
_11 Lire : « “Enemy Combatant’’ or Enemy of the Government
», Monthly Review vol. 59 n° 4, september 2007, « Ennemi de
l’Empire », Multitudes n° 32, printemps 2008.
_12 Report of the Informel, Hight Level Advisory Group on the Future European
Affairs Policy (Future group), « Freedom, security, privacy. European
Home Affairs in a Open World », June 2008, p. 10, paragraph 50, http://www.telegraph.co.uk/telegraph/multimedia/archive/00786/
Read_the_full_EU_re_786870a. pdf
_13 EU-USA Swift Agreement : 10741/2/07 REV 2, texte déclassifié,
http://www.statewatch.org/news/2008/jan/eu-usa-swiftrev2- 10741-7.pdf
_14 « Processing and transfer of passenger name record data by air carriers
to the United States », Department of Homeland Security – «
PNR », Conseil de l’Union européenne, 11304/07, Bruxelles
le 18 juin 2007, http:// www.statewatch.org/news/2007/jul/eu-usa-pnr-agreement-2007.pdf
_15 Carl Schmitt, Théologie politique, Gallimard, 1988, p. 15.
_16 Le Réseau Echelon désigne le système mondial d’interception
des communications privées et publiques (SIGINT), élaboré
par les États- Unis, le Royaume-Uni, le Canada, l’Australie et
la Nouvelle-Zélande dans le cadre du traité UKUSA.
_17 NSA, acronyme de National Security Agency, désigne l’une des
branches des services de renseignements américains initiatrice du réseau
Echelon. Elle est principalement connue pour ses activités en matière
de décryptage.
_18 Council of the European Union, « Note from Presidency to Coreper, final
report by EU-US Hight Level contact Group on information sharing and privacy
and personal protection », 9831/08, Brussels 28 May 2008, http://ec.europa.eu/justice_home/fsj/privacy/news/docs/
report_02_07_08_en. pdf
_19 Charlie Savage, « U.S. and Europe Near Agreement on Private Data »,
The New York Times, June, 28, 2008.
_20 Article 27.
_21 Communication de la Commission au Conseil, au Parlement européen et
au Comité économique et social européen, « Un partenariat
UE/États- Unis renforcé et un marché plus ouvert pour le
21e siècle, » COM (2005) 196 final, Bruxelles, 18 mai 2005.
_22 Parlement européen, « Résolution du Parlement européen
sur les relations transatlantiques », B6-0280/2008, le 28/05/2008.
Source Recherches internationales, n° 85, janvier-mars 2009,
pp. 19-32
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