L’UNION EUROPÉENNE SOUS SOUVERAINETÉ ÉTASUNIENNE

jEAN-cLAUdE PAyE

sociologue, Auteur de La fin de l'état de droit, La Dispute
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Nous entrons dans une nouvelle phase des relations entre l’Union européenne et les États-Unis . À travers l’hégémonie du droit américain sur le sol de l’ancien continent, l’Union et les États membres abandonnent maintenant à l’exécutif des États-Unis non seulement leur souveraineté extérieure mais aussi leur souveraineté sur leurs populations. Cette nouvelle organisation politique transatlantique est la condition nécessaire à la mise en place d’un nouveau mode d’accumulation du capital, ayant pour base de nouveaux rapports de propriété qui donnent aux entreprises, des deux côtés de l’Atlantique, la pleine jouissance des données personnelles attachées à l’individu.

Le débat développé autour de la «Constitution» européenne, quelles que soient les positions défendues, pour ou contre le traité présenté, a induit un effet pervers, à savoir de laisser croire que ce projet constitutionnel serait une question centrale pour le devenir politique de l’Europe. Cependant, ce texte n’a rien de constituant, il n’installe pas une nouvelle forme de souveraineté. Il ne fixe pas les rapports entre populations et autorités constituées, ni ne sert de guide à l’organisation de ces dernières. Le refus des différentes populations, lorsqu' elles sont consultées, montre que cette procédure n’est pas non plus un projet des peuples européens, qu' il ne fait pas partie de leur imaginaire. Cette «Constitution» n’a pas pour objet d’unifier la diversité des populations de l’ancien continent, mais simplement de faire écran au réel : au fait que l’Europe n’existe que dans la mesure où elle s’inscrit dans une structure politique globalisée, placée directement sous souveraineté américaine.

Le fait que la contestation de la politique des institutions de l’Union européenne se soit centrée prioritairement autour de ce projet exerce un véritable déni du fait que les constitutions ne jouent plus qu' un rôle restreint dans l’organisation de l’ordre juridique et politique de nos sociétés. Depuis une dizaine d’années, que ce soit au niveau des états nationaux ou au niveau des institutions européennes, la plupart des lois pénales ou des directives européennes, en matière de coopération policière et judiciaire, violent ouvertement le texte et l’esprit des constitutions nationales. C’est le droit pénal qui intègre, dans l’ordre juridique, la décision politique qui s’oppose aux valeurs constitutionnelles et qui fait de l’exception la base d’un nouvel ordre de droit.

Actuellement, le rapport entre l’état et ses populations, ainsi que la structuration interne du pouvoir politique, sont assurés par le droit pénal. Ainsi, ce dernier joue un rôle constituant. Il est démantèlement constant des libertés publiques et privées garanties par la Constitution et il se substitue à cette dernière en fixant les règles de transformation de l’ensemble du système juridique. Il est donc l’élément privilégié qui permet de lire les transformations en cours, tant au niveau national qu' international.

Le débat autour du projet constitutionnel masque, encore et surtout, le fait que la construction européenne n’a d’existence que par son insertion dans une structure politique globalisée, placée directement sous souveraineté américaine. C’est ce que nous montre l’ensemble des accords signés entre les états-Unis et l’Union européenne en matière policière et judiciaire. Ils font ressortir l’existence d’une structure politique impériale, à travers laquelle l’exécutif américain occupe la place de donneur d’ordre et les institutions européennes une simple fonction de légitimation vis-à-vis de leurs populations.

De l’abandon de la souveraineté extérieure à celui de la souveraineté intérieure

Dans les pays membres de l’ancienne Union européenne, l’Europe des quinze, la question de la souveraineté extérieure est réglée depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Généralement occupés par l’armée américaine et membres de l’OTAN, ces pays ont transféré leurs prérogatives régaliennes, de faire la guerre et d’assurer leur défense, à l’exécutif étatsunien.

À côté des troupes ordinaires de l’Alliance, soumises au Pentagone, des armées secrètes de l’OTAN, nommées aussi Stay- Behind ou Gladio, ont été installées, dès la fin de la Seconde Guerre mondiale jusqu' au début des années 90 [1] par la CIA et le MI6 britannique.

l’union européenne sous souveraineté étatsunienne

Non seulement les forces armées des pays européens sont directement organisées par l’OTAN, mais leurs services de renseignements ont été également placés sous direction étatsunienne. Le développement d’un plan de surveillance Union européenne États- Unis s’est «négocié» directement au niveau de vingt pays, les quinze membres de l’Union européenne augmentés des membres de l’UKUSA [2]. Ce groupe ne rend de comptes à personne, ni aux états nationaux, ni au Parlement européen, ni au Conseil des ministres de l’Union européenne.

Par rapport à ce contexte, à travers lequel les nations composant l’Union sont privées de leur souveraineté extérieure, la phase actuelle est spécifique. Elle consiste, cette fois, en l’abandon de leur souveraineté intérieure. Grâce à une hégémonie du droit étatsunien sur le sol européen, l’exécutif américain exerce un pouvoir direct sur les populations de l’ancien continent. À travers de nombreux accords, cette souveraineté est légitimée par les institutions de l’Union. L’instauration d’une souveraineté interne des USA sur les nations européennes conduit à la formation d’une nouvelle forme d’état, à la mise en place d’une structure impériale. Il s’agit d’une forme d’organisation stable qui diffère fortement de l’ordre politique antérieur. Quand les états-Unis disposaient de la seule souveraineté extérieure des pays européens, un retour en arrière restait possible sans une révolution sociale, tel l’atteste le retrait de la France du commandement de l’OTAN effectué par de Gaulle. Si les États-Unis exercent un contrôle direct sur les populations de l’ancien continent, une telle tentative d’indépendance d’un pouvoir constitué européen ne serait même plus envisageable.

Avant le 11 septembre : le contrôle des polices européennes

Avant les attentats du 11 septembre, le contrôle américain sur les institutions exerçant la souveraineté intérieure des pays de l’Union européenne est en grande partie souterraine et s’appuie essentiellement sur le contrôle de la police. Pendant cette période, cet appareil exerce un pouvoir grandissant. Ses revendications servent de base à la réorganisation des états nationaux, principalement au démantèlement des libertés individuelles et à la subordination de l’appareil judiciaire à la fonction exécutive. La coopération entre les polices européennes est, dès le départ, structurée par le FBI. Non seulement la police fédérale américaine organise les équipes mixtes d’intervention, mais grâce à ses initiatives, elle parviendra aussi à influencer fortement les législations européennes, tant nationales que communautaires et cela dans les domaines de l’interception des communications, du contrôle du Net, de la création de nouvelles incriminations spécifiant le terrorisme, ainsi que sur les réformes des appareils policiers et judiciaires.

Ainsi, dès fin des années 80, le FBI a émis un ensemble de revendications concrètes qui seront progressivement satisfaites par l’adoption de nouvelles décisions-cadres européennes, rapidement intégrées dans les législations nationales. Ce processus souterrain est dévoilé en 1991, quand le groupe de Trevi [3] est sollicité officiellement par le FBI afin d’étudier les possibilités d’interception des communications. Depuis, le processus d’organisation des rencontres, dues à l’initiative du FBI, est continu. Ainsi, de 1993 jusque fin 1988, des représentants de la police de la plupart des pays de l’Union européenne et des nations de l’UKUSA organisent, une fois l’an, un forum afin de parler de leurs besoins en matière d’interception des communications. Les initiatives de la police fédérale américaine porteront immédiatement leurs fruits au niveau de l’Union européenne. Déjà, en 1995, elles aboutiront à une résolution relative à l’interception légale des télécommunications [4]. Elle consiste essentiellement en une liste de spécifications techniques à imposer aux opérateurs de télécommunications, qui reprend, mot pour mot, les exigences formulées par le FBI [5]. Les revendications policières sont semblables à celles que pourraient émettre les services de renseignements, mais ce sont les populations, non un ennemi extérieur, qui sont surveillées. Les bases de données ainsi constituées pourront servir à des poursuites pénales.

En contrôlant les polices européennes, les autorités américaines pèsent sur la restructuration du travail policier. Si travail de renseignement et fonction de police sont confondus, la nature de l’enquête policière se déplace, du maintient de l’ordre vers le travail judiciaire. Ce qui signifie que c’est essentiellement la fonction pénale qui actuellement assure l’ordre social.

Les initiatives et les anticipations étatsunienne sont constantes. Les exigences des organismes de police, en matière de surveillance des communications électroniques, adoptées par le congrès américain en octobre 1994, furent reprises en 1998 par l’Union européenne. Mais, ce n’est qu' en mai 1991 que le Conseil approuva un rapport, ENFOPOL, qui incorpore ces dispositions. Cependant, bien qu' il mette en place des mesures telle que la surveillance en temps réel, ENFOPOL 29 est toujours limité par la nécessité d’obtenir un ordre spécifique autorisant l’écoute sur un sujet précis.

C’est cette dernière barrière à la légalisation d’une surveillance généralisée et permanente des populations qui va sauter, d’abord dans des matières déterminées, à travers une série d’accords, passés de 2003 à 2007, en ce qui concerne les données PNR des passagers aériens et les données financières. Ensuite, la capture devient totale grâce à un projet, qui doit aboutir dans le courant de l’année 2009 : le transfert permanent de l’ensemble des données personnelles des citoyens européens vers les états-Unis.

après le 11 septembre: le contrôle de l’appareil judiciaire

Les attentats du 11 septembre vont permettre aux états-Unis d’accélérer leur réorganisation de l’ordre juridique européen. Si le contrôle exercé sur la coopération des polices européennes leur permettait de restructurer les appareils d’état des pays de l’ancien continent et d’exercer ainsi un rapport de domination indirect sur leurs populations, le contrôle de l’appareil judiciaire leur échappait encore. Cela devient objectif central qui va se dégager des exigences posées par l’administration américaine, immédiatement après les attentats de New York. Le 16 octobre 2001, le gouvernement américain avait adressé au président de la Commission européenne une liste de propositions d’actions [6]. Les «demandes» des états-Unis étaient une tentative non seulement d’accroître leur pouvoir, mais surtout de poser les prémisses d’une véritable réorganisation de la coopération policière et judiciaire entre l’Union européenne et les états-Unis. Il s’agissait de permettre aux autorités policières et aux magistrats de chaque état membre de négocier directement avec les autorités judiciaires américaines, en court-circuitant les procédures nationales, ainsi que les différents niveaux de contrôle qu' elles impliquent. Les juges seraient également autorisés à demander oralement des dossiers judiciaires ou à inviter des témoins à comparaître.

Washington sollicitait aussi un «accès rapide» aux dossiers financiers et bancaires «critiques» et demandait que Europol, la police européenne, leur transmette directement ces renseignements, sans passer par l’intermédiaire de leurs autorités de tutelle. Dans cette lettre, le président américain détaille les exigences américaines en ce qui concerne la transformation des appareils d’état des pays membres de l’Union et la mutation du droit européen. Alors que, auparavant, le pouvoir étatsunien faisait passer discrètement ses revendications en s’appuyant sur la coopération policière, ses exigences apparaissent maintenant au grand jour et s’adressent, non plus principalement aux pouvoirs nationaux, mais directement aux institutions européennes.

Ce qui est en jeu, dans la phase actuelle des relations entre l’Union et les états-Unis, c’est la question de l’hégémonie, de l’acceptation par les citoyens européens du pouvoir exercé par les autorités étatsuniennes sur le sol de l’ancien continent. Cette nouvelle phase relève d’un autre moment de la construction de l’Empire, celui de l’inscription dans le droit de la souveraineté américaine sur l’ancien continent.

La construction de l’hégémonie impériale

Les états-Unis désirent que l’extradition des ressortissants européens vers leur pays soit dépourvue de tout contrôle politique ou judiciaire. Un début de mise en oeuvre de cette volonté politique a débuté avec la signature des accords, d’extradition et de coopération judiciaire, de 2003 [7]. Le texte ne permet pas de saisir jusqu' à quel point cet objectif est rencontré. En effet, il ne règle rien concrètement. Il n’est que la partie émergée d’un iceberg de négociations tenues secrètes. Les modalités d'’application en détermineront .la portée réelle. L’accord est d’ailleurs construit de manière telle que les autorités américaines puissent exercer des pressions et poser de nouvelles demandes, sans que les Constitutions ou des décisions judiciaires européennes ne puissent faire obstacle à leurs exigences [8].

Cet accord inaugure nouveau mode d’inscription dans le droit des relations entre les états-Unis et l’Union européenne. Le caractère asymétrique de celles-ci n’est plus seulement un état de fait, le résultat d’un rapport de force entre une superpuissance et ses «alliés», mais est inscrit dans l’ordre juridique lui-même. Cet accord représente un pas supplémentaire dans la mise en place d’une structure impériale. Il constitue le moment où les pays européens abandonnent le pouvoir de garantir la comparution de leurs ressortissants selon les garanties légales qu' ils se sont donné, au profit et dans les conditions fixées par un état national particulier.

La question de l’intégration des appareils judiciaires européens dans le système pénal étatsunien et, ainsi, la mise en place d’une possibilité, quasi automatique, de transfert des ressortissants européens vers les états-Unis est un objectif constant de l’administration américaine. Cette dernière désire établir, avec les pays membres de l’Union, des relations semblables à celles que ceux-ci établissent dans le cadre du mandat d’arrêt.

Rappelons que le mandat d’arrêt européen [9], qui résulte de la création d’un «espace de liberté, de sécurité et de justice» entre les états membres, supprime toutes les garanties qu' offrait la procédure d’extradition. Le mandat d’arrêt repose sur le principe de reconnaissance mutuelle. Il considère comme immédiatement conformes aux principes d’un état de droit toutes les dispositions juridiques de l’état demandeur. L’installation d’une telle aire de coopération transatlantique ferait que l’ensemble de l’ordre de droit étatsunien serait reconnu par les 27 et que les demandes américaines d’extradition seraient, après de simples contrôles de procédure, automatiquement satisfaites.

Or, aux États-Unis, le Military Commissions Act of 2006 [10] permet de poursuivre ou d’emprisonner indéfiniment toute personne, désignée comme ennemi par le pouvoir exécutif. Cette loi concerne les citoyens américains, mais aussi tout ressortissant d’un pays avec lequel les états-Unis ne sont pas en guerre. On est poursuivi comme «ennemi combattant illégal», non pas sur des éléments de preuve, mais simplement parce qu' on est nommé comme tel par le pouvoir exécutif. Si les Américains inculpés sur cette base doivent être déférés devant des juridictions civiles, ce n’est pas le cas des étrangers qui peuvent être jugés devant des «commissions militaires», des tribunaux spéciaux, qui n’accordent aucun droit à la défense et suppriment toute séparation des pouvoirs [11].

Cette loi, de portée internationale, n’a été contestée par aucun gouvernement étranger. La possibilité de se faire remettre un ressortissant européen, ainsi que de le juger par des commissions militaires, en dehors de toute contrainte qu' impose un état de droit, donnerait à l’ appareil judiciaire américain une place particulière dans le maintien de l’ordre mondial.

Un «espace de liberté, de sécurité et de justice» transatlantique

Cette question de l’intégration transatlantique des appareils judiciaires pourrait se poser rapidement. Un rapport secret, conçu 26 par des experts de six états membres, a établi un projet de création d’une aire de coopération transatlantique en matière de «liberté de sécurité et de justice», d’ici 2014. Il s’agit de réorganiser les affaires intérieures et la justice des états membres «en rapport avec les relations extérieures de l’Union européenne», c’est-à-dire essentiellement en fonction des relations avec les états-Unis [12]. Plus encore que le transfert des données personnelles et la collaboration des services de police, processus déjà largement réalisé, l’enjeu de la création d’un tel espace consiste dans la possibilité, à terme, d’une remise des ressortissants de l’Union aux autorités étatsuniennes.

L’aspect principal des discussions développées dans le cadre de cet «espace de liberté» porte actuellement sur le transfert des données personnelles des citoyens européens. Ce processus est déjà en grande partie réalisé. Rappelons la signature, en juin2007, de deux accords, celui concernant le contrôle des transactions financières [13], ainsi que celui relatif au transfert des données PNR des passagers aériens [14]. Ces deux textes consacrent un nouveau mode d’existence du droit international. En fait, plutôt que de droit international,il faut parler du droit national américain qui s’applique directement sur le territoire de l’Union. La technique d’écriture consacrant la primauté du droit étatsunien est la même dans les deux cas. Il ne s’agit pas d’accords entre deux puissances étatiques situées formellement sur un même plan, mais d’un engagement unilatéral de la part des états-Unis, qui les consacre comme puissance impériale exerçant une souveraineté directe sur les populations européennes. Pour satisfaire les exigences américaines, l’Union abandonne sa propre légalité et transforme son ordre juridique. Il s’agit de légaliser la situation de fait, engendrée par la décision des autorités américaines de se saisir des données personnelles des ressortissants européens. Nous trouvons là une double illustration d’une expression de la souveraineté comme capacité à déterminer l’exception. La décision de l’administration américaine obligeant les compagnies aériennes à lui communiquer les données PNR ou la firme belge Swift à lui transférer les informations financières de ses clients est exemplaire de la thèse de Carl Schmitt, selon laquelle «est souverain celui qui décide d’une situation exceptionnelle» [15]. Mais il s’agit aussi d’un double exemple de l’utilisation d’une situation d’urgence afin de modifier en profondeur l’ordre de droit de l’Union européenne.

L’exception devient la norme.

Un transfert global et permanent des données personnelles

Les autorités étatsuniennes disposent déjà, par le biais de leurs réseaux de renseignements, tels celui d’Echelon [16] ou celui de la NSA [17], ou grâce à des transferts légalisés dans le cadre d’accords déterminés, d’une masse importante d’informations personnelles sur les ressortissants européens. Cependant, il ne s’agit là que d’une première étape. Un rapport interne vient d’être écrit conjointement par des négociateurs appartenant au ministère de la Justice et au Département de la sécurité intérieure étatsunien et par le Coreper, un groupe de représentants permanents, pour l’Union Européenne [18]. Il annonce, pour 2009, une remise, générale et permanente, des données personnelles des ressortissants européens aux autorités étatsuniennes. Ici, il n’est même plus fait mention d’une quelconque situation d’urgence.Ils’agit de favoriser la remise de données d’ordre administratif et judiciaire, mais aussi relatives à la «défense du territoire». Le cadre n’est plus limité à la lutte contre le terrorisme. Cela concerne n’importe quel délit, même mineur. Les négociateurs se sont déjà mis d’accord sur 12 points principaux. En fait, il s’agit de remettre en permanence aux autorités américaines une série d’informations privées, telles le numéro de la carte de crédit, les détails des comptes bancaires, les investissements réalisés, les itinéraires de voyage ou les connexions internet, ainsi que des informations liées à la personne telle la race, les opinions politiques, les moeurs ou la religion.

Pour les négociateurs américains, un tel accord doit transformer le droit international en ce qui concerne l’accès aux données personnelles. Les Américains inscrivent leurs exigences dans le contexte économique. Pour eux, cet accord se présente comme «une grosse affaire, car cela va diminuer la totalité des coûts pour le gouvernement US dans l’obtention des informations de l’Union européenne» [19].

L’enjeu n’est pas de pouvoir transmettre ces données aux autorités américaines, ce qui est déjà largement réalisé, mais de pouvoir légalement les remettre au secteur privé. Il s’agit de supprimer tout obstacle légal à la diffusion des informations et de garantir des coûts les plus bas possibles. Il faut avant tout assurer la rentabilité du marché.

Si ce projet voit le jour, un nouveau pas sera franchi dans la reconnaissance européenne de la législation US en la matière et ainsi dans l’intégration du vieux continent dans le grand marché des données personnelles, initié par les autorités américaines. Les négociateurs européens ont abandonné leur propre légalité en ce qui concerne la nécessité d’un contrôle indépendant et ont accepté les critères américains. Ils admettent que le pouvoir exécutif se surveille lui-même, en considérant que le système de contrôle interne du gouvernement US offrait des garanties suffisantes. Ils ont accepté que les données concernant la «race», la religion, les opinions politiques, la santé, la vie sexuelle, soient utilisées par un gouvernement, à condition «que les lois domestiques fournissent des protections appropriées».Mais cet accord ne définit pas clairement ce qui peut être considéré comme «protection appropriée», suggérant par là que chaque gouvernement pourrait décider lui-même s’il respecte ou non cette obligation.

Les seuls problèmes qui subsistent portent sur les possibilités de recours des ressortissants européens devant les tribunaux américains, auxquels seuls les citoyens US et les résidents permanents ont droit. L’administration US refuse, arguant qu' il est possible d’intervenir par le biais de procédures administratives. Dans les faits, les possibilités de recours sont aussi quasiment inexistantes pour les citoyens américains. L’enjeu est de faire abandonner aux Européens leurs propres règles, pour adopter les procédures américaines et assurer ainsi une unification unilatérale du droit.

Une structure impériale

Le Traité de Lisbonne présente une particularité exceptionnelle pour un texte à prétention «constituante», à savoir qu' il abandonne explicitement sa souveraineté extérieure à l’Alliance Atlantique et qu' il renonce implicitement à sa souveraineté interne, en soumettant celle-ci à la guidance mondiale d’organisations telles que l’OMC. Ainsi, à travers ce Traité [20], l’Union franchit une étape décisive, en inscrivant dans le texte sa dépendance, en matière de politique étrangère, vis-à-vis de l’Otan et des états-Unis d’Amérique. De même, le traité, en subordonnant l’Union européenne à la gouvernance du marché mondial, enregistre l’abandon du politique que constitue cette construction, ainsi que la décomposition de ce qui faisait la spécificité européenne, son modèle social. Cependant, il y a bien élaboration d’une nouvelle forme de souveraineté sur les citoyens européens, mais ce processus se place en dehors du «processus constitutionnel» et dépasse le cadre de l’Union.

Le Traité de Lisbonne consolide l’abandon des souverainetés, interne et externe, des institutions de l’Union européenne, ainsi que celles des états membres, sur leurs populations. En même temps, il voile la construction d’une hégémonie impériale. Ainsi, le débat autocentré sur le projet constitutionnel constitue un véritable déni du réel, celui de l’inscription de l’Union européenne dans une structure transatlantique sous direction étatsunienne.

L’analyse du processus historique des relations états-Unis- Union européenne nous permet de faire une distinction entre le contrôle étatsunien de la souveraineté extérieure des pays européens et l’exercice d’une souveraineté américaine directe sur les populations de l’UE. Cela permet de séparer l’existence historique des états- Unis comme superpuissance de la mise en place d’une structure impériale sous direction étatsunienne.

Ce qui construit la spécificité de l’organisation impériale n’est pas tant la puissance d’une nation particulière, les états-Unis, que l’abandon à celle-ci par les états européens, de leurs prérogatives régaliennes. Ce n’est pas l’usage de la force pure qui a engendré ce résultat, mais une convergence d’intérêts du patronat et des élites politiques des deux côtés de l’Atlantique. La domination américaine, sa capacité à imposer l’exception a toujours été le moyen le plus simple et le plus rapide pour réaliser les intérêts de l’ensemble du capital étatsunien et européen. Les élites européennes ne disposent pas de la même capacité immédiate à imposer à leurs populations des violations flagrantes et massives de leurs libertés individuelles. Par exemple,si les autorités américaines ont capturé ouvertement les données PNR des passagers aériens européens depuis fin 2001 et que leurs exigences unilatérales ont été légitimées par plusieurs accords signés avec l’Union, cette dernière n’est toujours pas parvenue à mettre en place un tel système fonctionnant en interne.

La condition de l’installation de nouveaux rapports de propriété

Cette nouvelle forme d’organisation politique impériale apparaît comme une résultante de la décomposition de la forme nationale de l’État et du rapport de forces des travailleurs qui y est attaché. Si elle est la conséquence de la globalisation économique et financière, cette nouvelle organisation politique, sous direction étatsunienne, est aussi la condition préalable à l’installation de nouveaux rapports de propriété.

La coopération policière, européenne et transatlantique, a pour objet non pas le maintien de l’ordre, mais le contrôle des individus. Son activité est proche de celle des services de renseignement, à la différence qu' elle n’est pas tournée contre l’extérieur, mais qu' elle porte sur les propres populations de l’Union. Il s’agit de se saisir de l’ensemble de leurs données personnelles et de constituer des banques d’informations qui pourront être utilisées ultérieurement.

La coopération policière entre les états-Unis et l’Union européenne, c’est-à-dire l’organisation des différentes polices européennes par le FBI à partir de la fin des années 80, s’articule à la gouvernance mondiale et à la globalisation des marchés, c’est-à-dire à l’organisation horizontale du capital, qui transcende les frontières nationales. On est dans une phase qui relève de l’accumulation primitive. Elle prépare l’installation de nouveaux rapports de production basés sur l’exploitation des attributs de la personnalité.

La phase actuelle est celle qui inscrit, dans le droit, la souveraineté directe des autorités américaines sur les populations de l’ancien continent. Elle a, à terme, pour objectif l’intégration de l’appareil judiciaire européen dans l’ordre pénal étatsunien. Elle est également le moment, non seulement d’une unification juridique des deux côtés de l’Atlantique, mais surtout de la légitimation de l’hégémonie du droit américain sur le sol européen. Son application sur l’ancien continent est une condition nécessaire pour pouvoir transmettre les données capturées au secteur privé et ainsi de lui offrir sa base d’exploitation.

Pour le système juridique étatsunien, les données personnelles ne sont pas des attributs de l’individu et ne doivent pas faire l’objet de mesures particulières de protection. Elles peuvent être immédiatement transformées en marchandises. L’hégémonie du droit américain sur le sol européen est ainsi, pour les entreprises européennes, le moyen le plus simple d’imposer de nouveaux rapports de propriété fondés sur la dépossession de soi, sur la mise sur le marché des attributs de la personnalité. Ainsi, l’installation d’un «espace de sécurité, de liberté et de Justice» transatlantique pour 2014 apparaît comme la condition de la mise en place d’un grand marché transatlantique en 2015 [21]. Il s’agit là de la concrétisation d’un projet de quinze années, porté aussi bien par les institutions européennes, dont le Parlement [22], que par l’exécutif et le Congrès des états-Unis.

Notes

_1 Daniele Ganser, Les armées secrètes de l’OTAN, Éditions Demi-Lune, Paris 2007.
_2 Alliance des structures d’écoutes de Grande-Bretagne et des États-Unis existant depuis 1947, auxquelles se sont joints les réseaux du Canada, d’Australie et de Nouvelle-Zélande. Les stations de ces pays forment un seul réseau intégré.
_3 Le groupe de Trevi réunissait les ministres de l’Intérieur des douze pays de la Communauté européenne – coopération pratique destinée à lutter contre le terrorisme.
_4 « Résolution relative à l’interception légale des télécommunications », 17 janvier 1995, 496Y1104 (01), parue le 4 novembre 1996 au Journal officiel des Communautés européennes, Luxembourg, n° C329.
_5 Le Congrès américain a adopté, en octobre 1994, le Communications Assistance to Law Enforcement Act (Calea), proposé par le FBI.
_6 United States Mission to the European Union, 16 October 200-10-26, http://www.statewatch.org/news/2001/nov/06Ausalet.htm
_7 Conseil de l’Union européenne, 8295/1/03, REV.1, 2 juin 2003.
_8 Article 16, « Projet d’accord entre l’Union europenne et les États-Unis d’Amérique en matière d’extradition et d’entraide judiciaire », Conseil de l’Union européenne, ST 8295/1/03 rev 1, 2 juin 2003.
_9 Lire : « Les faux semblants du mandat d’arrêt européen », Le Monde diplomatique, février 2002.
_10 S.390 Military Commissions Act of 2006, http://www.govstrak.us/bills. text/109/s/s3930.pdf
_11 Lire : « “Enemy Combatant’’ or Enemy of the Government », Monthly Review vol. 59 n° 4, september 2007, « Ennemi de l’Empire », Multitudes n° 32, printemps 2008.
_12 Report of the Informel, Hight Level Advisory Group on the Future European Affairs Policy (Future group), « Freedom, security, privacy. European Home Affairs in a Open World », June 2008, p. 10, paragraph 50, http://www.telegraph.co.uk/telegraph/multimedia/archive/00786/ Read_the_full_EU_re_786870a. pdf
_13 EU-USA Swift Agreement : 10741/2/07 REV 2, texte déclassifié, http://www.statewatch.org/news/2008/jan/eu-usa-swiftrev2- 10741-7.pdf
_14 « Processing and transfer of passenger name record data by air carriers to the United States », Department of Homeland Security – « PNR », Conseil de l’Union européenne, 11304/07, Bruxelles le 18 juin 2007, http:// www.statewatch.org/news/2007/jul/eu-usa-pnr-agreement-2007.pdf
_15 Carl Schmitt, Théologie politique, Gallimard, 1988, p. 15.
_16 Le Réseau Echelon désigne le système mondial d’interception des communications privées et publiques (SIGINT), élaboré par les États- Unis, le Royaume-Uni, le Canada, l’Australie et la Nouvelle-Zélande dans le cadre du traité UKUSA.
_17 NSA, acronyme de National Security Agency, désigne l’une des branches des services de renseignements américains initiatrice du réseau Echelon. Elle est principalement connue pour ses activités en matière de décryptage.
_18 Council of the European Union, « Note from Presidency to Coreper, final report by EU-US Hight Level contact Group on information sharing and privacy and personal protection », 9831/08, Brussels 28 May 2008, http://ec.europa.eu/justice_home/fsj/privacy/news/docs/ report_02_07_08_en. pdf
_19 Charlie Savage, « U.S. and Europe Near Agreement on Private Data », The New York Times, June, 28, 2008.
_20 Article 27.
_21 Communication de la Commission au Conseil, au Parlement européen et au Comité économique et social européen, « Un partenariat UE/États- Unis renforcé et un marché plus ouvert pour le 21e siècle, » COM (2005) 196 final, Bruxelles, 18 mai 2005.
_22 Parlement européen, « Résolution du Parlement européen sur les relations transatlantiques », B6-0280/2008, le 28/05/2008.

Source Recherches internationales, n° 85, janvier-mars 2009, pp. 19-32

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