Vladimir Poutine en Inde : du travail de fond


“ La situation internationale a connu de grands changements au cours de ces dix dernières années. Mais la Russie tient toujours une place inchangée au centre des intérêts indiens en matière de politique étrangère. En nous fondant sur nos très anciennes traditions chaleureuses et amicales, nous cherchons à renouveler les nombreuses facettes de notre collaboration avec la Russie, donnant ainsi une nouvelle impulsion à nos relations et une nouvelle amplitude à notre partenariat stratégique ” (1). Ainsi parlait le premier ministre indien, Manmohan Singh, à l’issue de son premier entretien avec le président russe, en visite en Inde les 25 et 26 janvier derniers.

“ La sécurité énergétique est l’aspect le plus important de notre nouveau partenariat stratégique(2), continuait-il immédiatement. “ La position de la Russie en tant que leader mondial en matière d’énergie est universellement reconnue. Nous cherchons à établir un partenariat à long terme avec la Russie dans ce domaine ”. On pense bien sûr au gaz, dont la Russie détient un quart des réserves mondiales. Et au retard de l’Inde, sixième consommateur mondial, par rapport à son voisin chinois en matière d’approvisionnements : moins riche en réserves prouvées de pétrole (5 millions de barils en Inde, 18 en Chine), l’Inde importe les deux tiers de ce qu' elle consomme (un tiers pour la Chine en 2005); sa compagnie nationale (ONGC) a dix fois moins investi à l’étranger entre 2000 et 2005 (3,5 milliards de dollars) que sa rivale (CNPC) chinoise (40 milliards de dollars).

Avec des taux de croissance, une population comparables et une industrie lourde gourmande en énergie, la situation est à juste titre préoccupante. Toutes les ressources sont les bienvenues – et en particulier dans le domaine nucléaire (3% seulement de l’électricité indienne).

Et Manmohan Singh de reprendre : “ Nous estimons à sa juste valeur le soutient de la Russie pour lever les barrières internationales pour la coopération nucléaire avec l’Inde, et nous sommes aussi reconnaissants pour son assistance dans le développement de notre secteur nucléaire pour l’énergie. Nous avons signé aujourd’hui une déclaration conjointe sur l’utilisation pacifique de l’énergie nucléaire. Un signe du renforcement de notre coopération est la signature d’un mémorandum pour la construction de quatre nouvelles unités de production à Kudankulam ”.

Que répond Vladimir Poutine ?

Comme toujours, il est plus politique. Bien qu' il sache parfaitement que les échanges entre la Russie et l’Inde (3 milliards de dollars en 2005) sont modestes en regard des échanges de l’Inde avec les Etats-Unis (28 milliards de dollars), et tout en affichant ses ambitions (porter ces chiffres, en progression de 20 % en 2006, à 10 milliards d’ici 2010), il répond d’abord “ géostratégie ” : “ Cette année marque le soixantième anniversaire de l’indépendance de l’Inde ; elle marque aussi le soixantième anniversaire de l’établissement de relations diplomatiques entre nos deux pays ”. Il s’agit donc, pour illustrer ces “ dates politique importantes, d’approfondir concrètement le partenariat stratégique entre nos deux pays ”.

Le rappel est immédiat : c’est que, pendant les presque cinquante ans qu' aura duré la guerre froide, l’URSS aura été un allié très utile pour l’Inde. Et très concret : 70 % de l’armement indien est encore d’origine russe. Washington, tenu par le souci d’encercler (de “ contenir ”) l’Union soviétique, privilégiait alors le monde arabe; “ rappelons-nous les accords passés par Roosevelt dès 1945 avec l’Arabie Séoudite puis, dans les années 1950, la proximité des Etats-Unis avec l’Iran du Shah dont ils avaient facilité l’accession au pouvoir en 1953 - quand les relations des Américains avec Israël étaient mauvaises. Oui, mais l’Inde post coloniale était précisément née du partage des Indes, colonie britannique jusqu' au 15 août 1947, selon des critères religieux définis par les Britanniques : ainsi naissaient le Pakistan à l’ouest et le futur Bengladesh à l’est, à populations musulmanes, tandis que l’Union indienne conservait les régions majoritairement hindoues ” (3) écrivions-nous début 2006, au moment de la signature des accords nucléaires entre l’Inde et le président Bush.

Le soutien soviétique a été alors fondamental. Le voisin pakistanais, pays musulman, appartient au pacte de Bagdad (1954 1979), pacte de défense occidental. Les conflits armés (1948, 1965, 1971 entre autres) se multiplient - le problème du Cachemire est d’ailleurs toujours pendant. Les deux pays (le Pakistan soutenu par le vieux rival chinois, vainqueur militaire au Tibet en 1962) vont se nucléariser. Et si, chute de l’empire soviétique, croissance et ambitions chinoises obligent, la position américaine a changé, amenant Washington à considérer l’Inde comme un allié possible et à consentir un accord sur le nucléaire civil à un pays non signataire du Traité de non-prolifération, New Delhi reste prudent.

Non aligné historique, pragmatique et sachant où sont ses intérêts, l’Inde est restée sur sa route. Nous l’avions dit à l’époque, l’accord américain sur le nucléaire a été diversement accueilli à l’intérieur. Les partis de gauche (Left Front) en particulier, qui ont des liens forts avec les syndicats, auront maintes raisons de renouveler leurs critiques sur un accord dont le Congrès américain a largement réduit la portée. Si le principal parti d’opposition (Bharatiya Janata Party), qui souffre de divisions internes, n’est pas un danger pour le gouvernement en place, il reste peu désireux – et, avec lui un certain nombre de députés de la majorité (Parti du Congrès) de subir la pression américaine à propos, entre autres choses, de l’Iran, qui est un fournisseur en énergie de l’Inde.

C’est dans ce contexte qu' il faut juger le rapprochement avec les Russes, qui sont jugés à la fois plus sûrs à long terme et offrant des opportunités alléchantes à court terme. Vladimir Poutine ne s’y est pas trompé. Ses offres ont porté sur les domaines qui intéressent New Delhi : l’énergie – l’Inde, qui a déjà investi dans Sakhaline I et II, souhaite réitérer dans Sakhaline III - le transport de l’énergie – n’oublions pas que la communication avec leurs voisins n’est pas aisée pour les Indiens, pour des raison géographiques ou de mauvais rapports - mais aussi la défense et un secteur de développement majeur pour l’économie indienne, la haute technologie.

“ Nous considérons comme extrêmement important de compléter la construction de la centrale nucléaire de Kudankulan (...). Nous avons aussi le projet de renforcer notre niveau de coopération dans le domaine de l’énergie et du pétrole (...) Les compagnies russes sont prêtes à étendre leur coopération dans ce secteur, en particulier au travers de la construction conjointe d’installations de production et de transport de gaz et de pétrole en Inde et dans les régions alentours (...). Je suis en accord avec le premier ministre qu' une part considérable de notre travail en commun (...) concerne les secteurs de la haute technologie. Ce qui inclut l’espace et l’aviation...”. Et Vladimir Poutine de préciser, point par point, les accords passés.

Mais, direz-vous, quid du triangle Chine-Inde-Russie qui a les faveurs de Moscou ?

Il n’est pas oublié(4) : “ Bien sûr, la coopération entre des pays tels que la Russie, l’Inde et la Chine doit être harmonieuse, et nous avons besoin de trouver des manières de travailler ensemble. Bien plus, nous sommes unis par notre désir de régler les problèmes régionaux d’une façon acceptable par chacune des parties. Nous pensons qu' il y a de bonnes chances pour un travail commun dans un format triangulaire ” précise le président russe qui pense certainement entre autres choses à l’Organisation de Shanghai qui réunit la Chine, la Russie et la très stratégique Asie centrale riche en pétrole – et dont l’Inde est observateur.

Quant au récent exercice chinois de destruction de l’un de ses vieux satellites, la réponse est ferme – et pondérée. “ A propos du test de missile chinois, la position de principe de la Russie est que l’espace doit rester démilitarisé. En même temps, je veux noter que la Chine n’est pas le premier pays à avoir mené de tels tests. Aussi loin que je me souvienne, les premiers de ces tests ont été menés à la fin des années 1980. De plus, aujourd’hui encore, nous entendons des cercles militaires aux Etats-Unis parler de plans de développement pour militariser l’espace. Notre position est qu' il ne faut pas laisser le génie sortir de la bouteille ”.

“ En ce qui concerne la militarisation de l’espace ”, confirme le premier ministre indien, “ je partage les vues du président Poutine, l’espace doit rester démilitarisé ”. Pour le reste, “ les ministres des affaires étrangères russes, indiens et chinois doivent se rencontrer le mois prochain pour examiner d’autres possibilités d’élargir leur travail commun sur une base trilatérale ”.

Du travail de fond, disons-nous en titre. C’est que Vladimir Poutine a besoin de consolider ses partenariats stratégiques – et celui-ci en est un, parce qu' il doit rester prudent à l’égard de la Chine, partenaire difficile (et qui pourrait, par exemple, le devenir plus en Sibérie), et résolu face à la puissance américaine qui feint de continuer la guerre froide (voir le curieux projet américain de considérer l’énergie comme un problème de défense). Mais il est un homme de stratégie à long terme : il parle avec des Etats et non pas des régimes politiques, qui peuvent fluctuer. Il pense géopolitique. “ qu' est-ce qui dominera : la politique ou l’économie ? ” se demande-t-il en conclusion.

Nous ne doutons pas que dans son esprit, l’économie, indispensable, ne soit subordonnée à une vision et une volonté politiques – au meilleur sens du terme – qui s’inscrivent dans la durée. C’est du moins ainsi qu' il pratique, depuis qu' il est aux commandes. Que fera son successeur, après 2008 ?

Nous y reviendrons.


Hélène Nouaille


Cartes : Carte de situation générale : http://www.lib.utexas.edu/maps/middle_east_and_asia/asia_ref04.jpg

De nombreuses cartes de l’Inde sont disponibles (accès libre) sur le site de léosthène à l’adresse : http://www.leosthene.com/Cartes-par-pays.htm

Notes

(1) Conférence de presse du 25 janvier 2007 à l’issue des entretiens de Vladimir Poutine et du premier ministre indien, Manmohan Singh. Le texte intégral en est disponible en anglais sur le site du Kremlin, à l’adresse : http://www.kremlin.ru/eng/speeches/2007/01/25/1553_type82914type82915_117340.shtml

(2) Partenariat signé en 2000 entre les deux pays.

(3) Voir léosthène n° 197/2006, Inde : les dividendes d’une longue patience http://www.leosthene.com/no-197-2006-Inde-les-dividendes-d.html

(4) Voir léosthène n° 148/2005, Chine Inde Russie, conjonction d’intérêts http://www.leosthene.com/no-148-2005-Chine-Inde-Russie.html
et léosthène n° 160/2005, Russie Inde Chine : jeux de guerre pour une paix http://www.leosthene.com/no-160-2005-Russie-Inde-Chine-jeux.html

sommaire