Précisions sur l’origine du prix élevé
du pétrole
F. William Engdahl
Comme
détaillé dans un article antérieur, un calcul prudent montre
que, dans le prix du baril de pétrole brut d’aujourd'hui, au moins
60% des 128 dollars sont dus à la spéculation à terme non
réglementée, des hedge funds, des banques et des groupes financiers.
Ils utilisent les échanges à terme du ICE Futures de Londres et
du NYMEX de New York, et les échanges inter-bancaires incontrôlés
ou négociés hors cote pour échapper à tout examen
minutieux. Les règlements de la Commodity Futures Trading Commission
du gouvernement étasunien permettent aux spéculateurs d'acheter
du pétrole brut grâce à des contrats à terme sur
le Nymex, en avançant seulement 6% de la valeur du contrat. Le prix en
ce moment étant de 128 dollars par baril, cela signifie que le spéculateur
à terme n'a qu'à donner environ 8 dollars pour chaque baril et
emprunter les autres 120 dollars. Cette « force » exceptionnelle
de 16 pour 1 permet d’amener le prix à un niveau follement irréaliste
et de compenser les pertes bancaires du subprime et des autres catastrophes
au détriment de l'ensemble de la population [mondiale].
La mystification du pic pétrolier, c’est-à-dire
l'argument selon lequel la production pétrolière aurait épuisé
plus de la moitié des réserves, ce qui rend le pétrole
bon marché et abondant sur le déclin dans le monde, a permis à
cette fraude coûteuse de perdurer depuis l'invasion de l'Iraq en 2003
avec l'aide des principales banques, des négociants et des opérateurs
pétroliers majeurs. Comme toujours, Washington tente d’en faire
porter le chapeau aux producteurs arabes de l'OPEP. Le problème n'est
pas la pénurie de l’approvisionnement en pétrole brut. En
fait, l’offre est actuellement excédentaire dans le monde. Pourtant,
le prix grimpe toujours plus haut. Pourquoi ? La réponse se trouve dans
la politique manifestement délibérée du gouvernement étasunien,
qui permet la manipulation effrénée du prix du pétrole.
Demande pétrolière plate, boom du prix . .
.
Le principal stratège du marché de l’une
des banques leaders mondiales de l’industrie pétrolière,
David Kelly, de JP Morgan Funds, a récemment laissé entendre quelque
chose en disant au Washington Post, « Je pense que l’une des choses
très importantes que l’on doive réaliser est que la croissance
de la consommation pétrolière mondiale n'est pas si forte que
ça. »
L'une des fables utilisées pour soutenir la spéculation
à terme sur le pétrole est l'allégation de la soif d'importation
pétrolière de la Chine qui exploserait hors de contrôle
en entraînant des pénuries dans l'équilibre de l'offre et
de la demande. Les faits ne confortent cependant pas la thèse de la demande
chinoise.
Dans son dernier rapport sur les perspectives énergétiques
à court terme, l’Energy Information Administration (EIA) du gouvernement
étasunien concluait que la demande pétrolière aux États-Unis
devrait baisser de 190.000 barils par jour en 2008, surtout à cause de
l'aggravation de la récession économique. Loin d’exploser,
dit l’EIA, la consommation chinoise devrait augmenter cette année
de seulement 400.000 barils par jour. Ce n'est guère la « poussée
de la demande pétrolière » chinoise stigmatisée par
les médias. L'année dernière, la Chine a importé
3,2 millions de barils par jour, et elle aurait utilisé au total environ
7 millions de barils par jour. Les États-Unis, par contre, consomment
environ 20,7 millions de barils par jour.
Cela signifie que la principale nation consommatrice de pétrole,
les États-Unis, connaissent une baisse importante de la demande. La Chine,
qui consomme seulement un tiers du pétrole utilisé aux États-Unis,
ne verra qu' une augmentation mineure de sa demande d'importation par rapport
à l'ensemble de la production pétrolière mondiale journalière
de 84 millions de barils, moins d’un demi pour cent de la demande totale.
Pour 2008, l'Organisation des Pays Exportateurs de Pétrole
(OPEP) a prévu que la croissance de la demande mondiale en pétrole
resterait inchangée, à 1,2 millions de barils par jour, car le
ralentissement de la croissance économique dans le monde industrialisé
est légèrement compensé par la consommation croissante
dans les pays en développement. L’OPEP prédit que la demande
pétrolière mondiale en 2008 sera en moyenne de 87 millions de
barils par jour, en grande partie inchangée par rapport à son
estimation précédente. Il est prévu que la demande de la
Chine, du Moyen-Orient, de l’Inde et de l’Amérique Latine
sera plus forte, mais celle de l'UE et de l’Amérique du Nord sera
plus faible.
Ainsi, le plus grand consommateur de pétrole du monde
est confronté à une forte baisse de consommation, à un
déclin qui va s'aggraver à cause de la crise du logement et des
effets économiques liés à la crise financière de
levier. Si les marchés étaient normaux, non dissimulés
et transparents, le prix chuterait probablement, il ne s’élèverait
pas. Aucune crise d'approvisionnement ne justifie la manière dont est
fixé le prix du pétrole aujourd'hui dans le monde.
Annonce de nouveaux grands champs pétroliers en cours
Non seulement il n’y a pas de crise d'approvisionnement
pour justifier pareille bulle de prix, mais il existe plusieurs nouveaux gisements
pétrolifères gigantesques qui doivent commencer à produire
au cours de 2008 pour augmenter l'offre.
Le plus important producteur de pétrole du monde, l'Arabie
Saoudite, est en train de finaliser des plans pour renforcer l'activité
de forage d'un tiers et accroître les investissements de 40%. Le plan
de Saudi Aramco, couvrant la période de 2009 à 2013, devrait être
approuvé ce mois-ci par le conseil d'administration et le Ministère
du pétrole. Le Royaume est au beau milieu d’un plan d’élargissement
de la production pétrolière de 50 milliard de dollars pour répondre
à la demande croissante de l’Asie et des autres marchés
émergents. Le Royaume prévoit d'accroître sa capacité
totale de pompage jusqu' à 12,5 millions de barils par jour d'ici
à l'an prochain, une hausse d'environ 11% de sa capacité actuelle
de 11,3 millions de barils par jour.
En avril de cette année le gisement pétrolifère
de Khursaniyah en Arabie Saoudite a commencé le pompage, et il ajoutera
bientôt 500.000 barils par jour à l'offre mondiale en pétrole
brut Arabian Light, de haute qualité. En outre, un autre projet d'expansion
saoudien, le développement des champs pétroliers de Khurais, le
plus important des projets de Saudi Aramco, augmentera la capacité de
production pétrolière des gisements saoudiens de 11,3 à
12,5 millions de barils par jour d'ici à 2009. Il est prévu que
Khurais augmentera la capacité d’exportation saoudienne de brut
léger de haute qualité de 1,2 millions de barils par jour.
Petrobras du Brésil est dans la phase d'exploitation
initiale des réserves pétrolières offshore de son gisement
de Tupi. Les estimations ont récemment confirmé qu' elles
pouvaient être aussi grandes ou plus grandes que celles de la Mer du Nord.
Petrobras dit que le nouveau gisement ultra-profond de Tupi pourrait contenir
jusqu' à 8 milliards de barils de pétrole brut léger
exploitable. Quand ce sera en cours, dans quelques années, il est prévu
de classer le Brésil dans le « top 10 » mondial des producteurs
pétroliers, entre le Nigeria et le Venezuela.
Aux États-Unis, à part les rumeurs disant que
les grandes compagnies pétrolières délaissent délibérément
les immenses nouvelles réserves en Alaska, de crainte que l’offre
excédentaire ne fasse plonger le prix de ces dernières années,
l'US Geological Survey (USGS) a récemment publié un rapport qui
a confirmé de nouvelles grandes réserves pétrolières
dans la région appelée Bakken, qui s'étend à travers
le Dakota du Nord, le Montana et le sud-est de la province de Saskatchewan [au
Canada]. L'USGS estime que Bakken contient jusqu' à 3,65 milliards
de barils de pétrole.
Ce ne sont là que quelques confirmations d’immenses
réserves de pétrole à exploiter. On estime que l’Irak
(où les quatre plus grandes firmes pétrolières anglo-étasuniennes
salivent de mettre la main sur des gisements inexplorés) possède
les plus grandes réserves pétrolières après l'Arabie
Saoudite. Il reste encore une grande partie du monde qui n'a pas été
explorée pour y chercher du pétrole. À un prix supérieur
à 60 dollars le baril, d'énormes potentialités nouvelles
deviennent économiques. Le problème majeur auquel est confrontée
la grande industrie pétrolière n’est pas de trouver de quoi
remplacer le pétrole, mais de contrôler les découvertes
pétrolières mondiales pour maintenir le prix exorbitant actuel.
Elle est aidée en cela par les banques de Wall Street et les deux grandes
sociétés d’échanges pétroliers : NYMEX et
ICE et ICE Future de Atlanta-Londres.
Alors pourquoi augmenter encore le prix ?
Il est de plus en plus évident que la récente
bulle spéculative pétrolière, devenue asymptotique depuis
janvier, est sur le point d’éclater.
À la fin du mois dernier, à Dallas au Texas,
l'American Association of Petroleum Geologists a tenu sa conférence annuelle
en présence de tous les principaux cadres et géologues. Selon
un participant, les bien informés directeurs généraux de
l’industrie pétrolière sont arrivés à un consensus
sur le fait que « le prix du pétrole chutera bientôt de façon
spectaculaire et que l’augmentation à long terme concernera le
prix du gaz naturel. »
Juste quelques jours avant, Lehman Brothers, une banque d'investissement
de Wall Street a dit que la bulle du prix pétrolier touche à sa
fin. Michael Waldron, le chef stratège pétrolier de la banque,
a été cité, le 24 avril dans le Daily Telegraph de Grande-Bretagne,
disant : « L’offre pétrolière dépasse la croissance
de la demande. Des inventaires sont faits depuis le début de l'année.
»
Aux États-Unis, les stocks de pétrole ont augmenté
de près de 12 millions de barils en avril. Selon le rapport mensuel de
l'inventaire du 7 mai de l’EIA, ils sont en hausse de près de 33
millions de barils depuis janvier. Au même moment, le rapport du 7 mai
de MasterCard montre que la demande en essence a diminué de 5,8%. Et
les raffineurs sont en train de réduire considérablement leur
cadence de raffinage pour s'adapter à la baisse de la demande. Ils tournent
actuellement à 85% de leur capacité, par rapport aux 89% d’il
y a un an, dans une saison où la production est normalement de 95%. Les
raffineurs sont manifestement aujourd'hui en train d’essayer de tirer
vers le bas l’offre des ressources en essence pour augmenter son prix.
« C’est l’économie, idiot, » pour paraphraser
l'infâme raillerie de Bill Clinton à papa Bush lors des élections
de 1992. Ça s'appelle la récession économique.
Le rapport du 8 mai de Oil Movements, une société
britannique, qui suit les expéditions pétrolières dans
monde entier, montre que le transit pétrolier en haute mer est aussi
très important. Presque toutes les sortes d'expéditions marchent
plus fort qu' il y a un an. Le rapport note que, « En Occident, une
grande part des stocks pétroliers faits cette année sont arrivés
de l’étranger en catimini. » Certains initiés disent
que les activités et les stocks des quatre grands de l’industrie
pétrolière mondiale, l'état réel des tankers, du
stockage et des chargements, est l’industrie la plus secrète du
monde, sans compter peut-être celle du commerce des stupéfiants.
Goldman Sachs de nouveau au milieu
Aujourd'hui, le prix du pétrole, contrairement à
il y a vingt ans, est déterminé à huis clos dans les chambres
de commerce d’institutions financières géantes comme Goldman
Sachs, Morgan Stanley, JP Morgan Chase, Citigroup, Deutsche Bank ou UBS. Dans
ce jeu, l'échangeur clef est le London ICE Futures Exchange (autrefois
International Petroleum Exchange). ICE Futures est une filiale possédée
intégralement par Atlanta Georgia International Commodities Exchange.
ICE d’Atlanta a été fondée en partie par Goldman
Sachs, qui dirige aussi l’indice des prix des matières premières
les plus utilisées dans le monde, le GSCI, qui est surpondéré
au prix du pétrole.
Comme je l'ai indiqué dans mon précédent
article, (Peut-être que 60% du prix du pétrole d’aujourd’hui
est une pure spéculation), l'ICE a récemment fait l’objet
d'une enquête du Congrès. Elle a été citée
la fois dans le rapport du personnel du Sous-Comité permanent sur les
enquêtes du Sénat du 27 juin 2006, et dans l’audition du
Comité sur l'Énergie & le Commerce de la Chambre en décembre
2007, qui ont examiné la négociation à terme non réglementée
en matière d'énergie. Les deux études ont conclu que la
montée du prix de l'énergie à 128 dollars, et peut-être
au-delà, est pilotée par la valeur en milliards de dollars des
contrats à terme sur le pétrole et le gaz naturel placés
sur les ICE. Grâce à une dérogation opportune sur le règlement,
accordée par l'administration Bush en janvier 2006, le négoce
de l’énergie étasunienne en ICE Futures n'est plus contrôlé
par la Commodities Futures Trading Commission (CFTC), même si les contrats
pétroliers étatsuniens en ICE Futures font l’objet d’un
commerce dans les filiales d’ICE aux États-Unis. Et à la
demande d’Enron, la CFTC a exonéré les transactions pétrolières
à terme hors cote en 2000.
Il n'est donc pas surprenant de voir, dans un rapport du 6
mai de Reuters, que Goldman Sachs annonce que le pétrole pourrait en
fait être proche d'un autre « super pic » qui fera peut-être
monter le prix du baril de pétrole jusqu' à 200 dollars dans
les six à 24 prochains mois. Ce titre, « 200 dollars le baril !
» devient le principal reportage sur le pétrole pour les deux prochains
jours. Combien de moutons crédules suivront derrière avec l’argent
de leurs paris ?
Arjun Murti, le stratège en énergie de Goldman
Sachs, a accusé ce qu'il a appelé la demande « foudroyante
» (sic) chinoise et moyen-orientale, combinée au fait que le Moyen-Orient
serait proche du maximum de sa capacité de production pétrolière,
selon ses assertions. Le mythique pic pétrolier aide de nouveau Wall
Street. Le degré du matraquage publicitaire, sans fondement, rappelle
la nature intéressée du battage de Wall Street en 1999-2000 autour
des actions Internet ou Enron.
En 2001, juste avant le crash des dot.com dans le NASDAQ, certaines
entreprises de Wall Street poussaient pour vendre au public crédule les
actions dont elles se délestaient discrètement. Ou bien elles
poussaient les actions douteuses pour les entreprises dont les banques, qui
leur étaient affiliées, avaient des intérêts financiers.
En bref, comme les enquêtes du Congrès paraîtront plus tard,
les sociétés ayant un intérêt dans un résultat
financier assuré ont utilisé les médias pour se remplir
les poches et pour que leurs entreprises laissent les investisseurs publics
dans le pétrin. Il serait intéressant que le Congrès assigne
les enregistrements des positions à terme de Goldman Sachs et d’une
poignée d'autres grands acteurs sur l'énergie à terme,
pour voir s'ils ont ou non investi pour bénéficier d’une
nouvelle hausse du pétrole à 200 dollars.
Règles en marge alimentant la frénésie
Un autre turbo, rajouté pour introduire la spéculation
dans le prix du pétrole, est la règle dominante en marge qui fait
que le pourcentage en cash pour l’acheteur de contrat pétrolier
à terme incite à parier sur la hausse du prix du pétrole
(ou sur sa chute d'ailleurs). La réglementation actuelle sur le NYMEX
permet aux spéculateurs de fournir seulement 6% de la valeur totale de
son contrat pétrolier à terme. Cela signifie qu' une prise
de risque des hedge funds ou des banques peut acheter du pétrole à
terme avec une force de 16 pour 1.
Nous sommes frappés par une série sans fin d'arguments
plausibles sur le prix élevé du pétrole : « super
risque de terrorisme » ; élévation « foudroyante »
de la demande chinoise et indienne ; troubles dans la région pétrolifère
nigérienne ; « explosion » d’oléoduc en Iraq
; possible guerre contre l'Iran. . . et, au-dessus de tout ça, le matraquage
du pic pétrolier. Le spéculateur pétrolier T. Boone Pickens,
qui aurait amassé d’immenses profits dans le pétrole à
terme, plaide que le monde est opportunément au sommet du pic pétrolier.
Il en est de même de Matt Simmons, banquier d'affaires à Houston
et ami de Dick Cheney.
Comme le notait le rapport du Sénat en juin 2006, Le
rôle de la spéculation dans le marché pétrolier sur
la hausse du prix de l’essence, « Il y a quelques managers des hedge
funds là-bas qui maîtrisent la connaissance de la manière
d’exploiter la théorie du pic pétrolier et le sujet brûlant
de l'offre et la demande, et en prédisant audacieusement la progression
choquante des prix à venir, ils ne font qu' ajouter davantage de
carburant au feu de la spéculation dans une sorte de prophétie
qui se réalise. »
Le Congrès démocrate agira-t-il pour changer
la minutieuse opacité du marché pétrolier à terme
dans une année électorale, et risquer de faire éclater
la bulle ? Le 12 mai le comité de la Chambre sur l’énergie
et le commerce a déclaré qu'il se penchera sur cette question
en juin. Le monde aura les yeux braqués.
Article original en anglais, More on the real reason behind
high oil prices, publié le 21 mai 2008. Traduction libre de Pétrus
Lombard pour Alter Info. Révisée par Mondialisation.ca. F. William
Engdahl est associé de Mondialisation.ca/Global Research. Il est l'auteur
de Pétrole, une guerre d’un siècle : L’ordre mondial
anglo-américain, et de Seeds of Destruction: The Hidden Agenda of Genetic
Manipulation.
Source : Mondialisation.ca http://www.mondialisation.ca/index.php?context=va&aid=9067
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