Discours du Pape et enjeux mondiaux :

QUE FAIRE DE LA CHAINE BENEFIQUE DES SOLIDARITES HUMAINES ET DES CIVILISATIONS ?

(Sadek Hadjerès, 20 septembre 2006)

A l’Université de Ratisbonne, le Pape nous a prêché les vertus de la Raison et de la Non violence. Mais en invoquant une dispute théologique des siècles médiévaux, quelques lignes de son exposé ont provoqué à l’échelle internationale des tempêtes médiatiques, diplomatiques et populaires. Une citation provocatrice, insérée benoîtement dans le fil du discours, a été considérée comme un faux pas par des observateurs soucieux de calmer les hautes vagues. Néanmoins, ce n’est pas jeter de l’huile sur le feu que de constater le caractère abrupt et insolite du procédé. A lui seul, il dévoilait déjà à moitié un dessein global. Ajoutez à cela les omissions historiques criantes et les allusions perfides. Le tableau révèle alors sa désolante signification, alors que la démonstration cherchait à se présenter comme rationnelle et humaniste, visant à l’instauration d’un monde de paix.

On se prend à regretter que le guide et représentant spirituel d’une immense et respectable communauté religieuse, entouré des compétences historiques de son institution en tous les domaines, n’ait pas saisi cette occasion pour à la fois exprimer franchement son opinion et équilibrer ses dires dans un sens favorable à des échanges porteurs de paix. On s’interroge : pourquoi a-t-il tranché si maladroitement au risque de couper les ponts d’une compréhension réciproque entre habitants de la planète ?

Une casuistique périlleuse

L’exposé de Benoit XVI m’a rappelé que les gens d’Église ont souvent été crédités de grandes compétences en casuistique, la discipline qui consiste à manier les arguments théologiques pour accorder des « Indulgences » aux fidèles de leur propre camp soucieux de blanchir grâce à cela leurs péchés temporels. Cette virtuosité, pas toujours désintéressée, avait été l’une des causes de crises très sérieuses dans l’histoire du christianisme. Pour n’en citer qu' une, le schisme et les guerres religieuses féroces qui au 16ème siècle ont opposé les catholiques aux protestants partisans de la Réforme, ces derniers révoltés entre autres par les pratiques douteuses du haut clergé de l’Église dominante. Il nous reste à souhaiter que le Dieu de toutes les confessions et la ferme sagesse des forces de Résistance préserveront l’Humanité, en ce 21ème siècle déjà très dangereux, de nouveaux désastres liés aux mêmes pratiques génératrices de haine !

La réputation de subtilité casuistique est-elle fondée ou non dans le cas de la conférence du Pape actuel, transformée en instrument de communication? Ce n’est pas le plus important. Les ruses rhétoriques ne sont pas les seuls déterminants dans la prise sur les réalités. Ajoutons un lourd passif historique. Dans ce cas comme dans tant d’autres, les efforts requis pour une meilleure argumentation ont été anesthésiés par le dogme d’une « Infaillibilité » longtemps consacrée en pratique puis érigée en dogme depuis le Concile du Vatican de 1870. Avec Galilée ou Giordano Bruno, des millions d’hommes et de femmes moins célèbres qu' eux, des peuples entiers voués à la servitude, aux persécutions ou à l’extermination, avaient payé à travers les siècles leur tribut à l’« infaillibilité » autoproclamée d’un être humain ou des institutions qui s’en réclament. Pour les groupes sociaux et politiques qui ont tant bénéficié de ses indulgences, « l’infaillibilité » a servi de caution sans réplique à ce qu' on appelle aujourd’hui des actes d’obscurantisme ou des crimes contre l’Humanité.

Seuls comptent les actes et leurs conséquences

L’important n’est donc pas le profil intellectuel ou psychologique des casuistes. Pour cet aspect de la question, il appartient d’abord aux seuls adeptes de cette confession de les apprécier, d’accepter ou non la pertinence du dogme de l’Infaillibilité. Un aspect psychologique pourrait à la rigueur susciter notre curiosité politique. Y a-t-il un rapport entre les deux faits suivants ? D’une part le peu de considération dans laquelle Benoit XVI a tenu par son discours une grande partie de l’Humanité (celle qui a le tort de reconnaître tous les prophètes qu' il révère plus UN qui ne lui va pas). D’autre part son pèlerinage à Munich et en Bavière, un des berceaux du nazisme dont il aurait été un adepte dans sa jeunesse (ayant en tout cas appartenu aux jeunesses nazies).

Le réveil d’une mémoire confrontée au souvenir des crimes nazis antijuifs, n’aurait-il pas suscité un remords transformé comme pour nombre de ses compatriotes en rapprochement avec l’idéologie sioniste (je dis bien « sioniste » et non « juive ») dont on sait quel cas elle fait des peuples musulmans ? Vis-à -vis de cette idéologie et de ses pratiques, son prédécesseur Jean Paul II, œcuménique et pacifiste, avait pris une distance prudente, alors que le rapprochement des fondamentalismes chrétien et sioniste est au cœur de la stratégie de Bush pour le « Grand Moyen Orient ».

Mais inutile de se perdre en spéculations. Seules comptent les conséquences du message délivré par le Pape, les situations et les actes qui s’ensuivent. Là nous sommes tous concernés, tandis que l’art de brasser les concepts métaphysiques et moraux tout en escamotant les « détails » qui fâchent, ne peut convaincre surtout que les auditoires académiques restreints ou les milieux socialement conditionnés et convaincus d’avance. Ce genre d’exercice a peu de chances de convaincre les gens ordinaires et les peuples durement marqués par leur vécu quotidien et par la rude dialectique des réalités.

Ainsi est-il advenu du passage consacré aux conceptions que le Pape attribue à l’islam. Normal que l’ensemble du propos ait été mal accueilli par les centaines de millions de musulmans et qu' il ait suscité des interrogations parmi les non musulmans inquiets du retentissement dangereux de son dérapage. A ce niveau de responsabilité, il est difficile de parler de maladresse ou d’un incident de parcours.

Une ancienne et ravageuse vision du monde

L’évènement dépasse en effet le cadre d’une querelle théologique des siècles passés ou de notre temps. Il est plus pertinent, comme l’ont souligné tant d’analystes chez nous et dans le monde, de percevoir dans cette démarche une vision essentialiste et fondamentaliste du monde, de la pensée humaine et du devenir de nos sociétés. La dérive fondamentaliste chrétienne d’aujourd’hui (protestante aux USA ou catholique en Europe) est ancrée sur les racines sociologiques, les motivations et les intérêts d’entreprises de dominations très temporelles.

Cette tendance lourde et bien identifiée, s’est aggravée au cours des vingt dernières années dans les sphères néocolonialistes. La dérive fondamentaliste chrétienne a fait jonction avec les entreprises de « reconquête » économique et politique des nations et peuples devenus formellement indépendants. Ce faisant, elle a engendré ou réactivé par contrecoup une relance symétrique des fondamentalismes au sein des peuples et des sociétés retombés en situation de nouvelle dépendance. Le phénomène a été le plus aigu dans les pays d’islam situés dans le fameux « arc de crise » cher aux dirigeants des USA, en raison de ses ressources en hydrocarbures et de son intérêt géostratégique. Que la dérive chrétienne ait fait jonction ou non selon les cas avec la dérive sioniste, elle reste de la même eau que les unilatéralismes ravageurs qui avaient dominé en Europe lors des Croisades, des Inquisitions et des guerres religieuses entre Chrétiens.

Au temps des Croisades (un terme que Bush n’avait pas hésité à reprendre avant de mesurer tactiquement l’ampleur de sa gaffe), les mêmes pulsions et constructions théologiques fondamentalistes (en moins raffiné) avaient réussi, sous couvert de défendre la foi chrétienne menacée à l’autre bout du monde, à enflammer le sentiment religieux des couches populaires d’Europe. Ces dernières ont payé à ces aventures de plusieurs siècles un lourd tribut sans rien y gagner. Pas plus d’ailleurs que l’Église et l’empire chrétiens byzantins, dont la capitale Constantinople, ses villes et ses campagnes ont été à plusieurs reprises mises à sac et pillées, leurs habitants massacrés par les diverses cohortes de Croisés, L’Histoire véridique est sans appel : les armes de l’époque ont servi avant tout les appétits économiques, les ambitions et rivalités de pouvoir des barons, monarchies et principautés de l’Europe nordique et méditerranéenne. Le plus grave est que les courants qui convergent à notre époque dans l’esprit de croisade au service d’ambitions impériales démesurées, sont autrement plus redoutables, à l’ère des armes de destruction massive et de l’informatique globalisante. Espérons, sous réserve de résistance ferme et appropriée, que leurs effets ne seront pas plus dévastateurs, sinon suicidaires pour tous, que les croisades médiévales.

Une double convergence, idéologique et stratégique

Malheureusement, la profession de foi de Ratisbonne est en cohérence avec deux éléments dangereux pour la sécurité internationale : le parti pris socio-idéologique (de classe faut-il préciser), est doublé d’un alignement géopolitique sur un projet mondial hégémoniste et agressif. Cette jonction trouve un alibi spirituel dans les deux fondamentalismes croisés, protestant et sioniste, dont Bush a fait son fonds de commerce belliciste. Les deux font la part belle au culte du Veau d’Or et des guerriers à son service. L’un et l’autre sont très éloignés de l’esprit de paix dont se prévalent les interprétations libératrices des diverses religions et idéologies.

Je voudrais à propos de cette double convergence idéologique et stratégique, mettre l’accent sur la question sociale parce que, comme je le soulignerai plus loin, elle est le socle au cœur de la résistance et de la grande unité d’action capable de mettre en échec le regain d’une entreprise démoniaque en train de se mettre en place. Bien entendu, cet aspect fondamental est soigneusement occulté dans les propos de Ratisbonne. Vous pouvez chercher à la loupe dans ce discours, mais, et ce n’est pas un hasard, vous n’y trouverez pas une référence assez forte comme il se devrait, à ce fondement concret essentiel de la vie et des espoirs des peuples, celui de la justice sociale. Il est pourtant plus que jamais aujourd’hui au centre des vives préoccupations de la majorité de l’Humanité soumise à la règle de fer du « Deux poids et deux mesures ».

Il y a là plus que l’omission d’un problème cardinal, il y a une désapprobation déguisée de l’action sociale. Le pape se plaint que l’action catholique accorde une trop grande place au social. Il argumente pour corriger ce qu' il considère comme un déséquilibre, en opposant à l’action sociale ainsi dévalorisée l’importance du prêche, de l’action spirituelle, du prosélytisme, auxquels il faudrait selon lui donner la primauté, parce que plus aptes, pense-t-il, à faire le plein de conversions jugées actuellement en déclin !

Ce dédain critique du social vise-t-il seulement l’action caritative de l’Église, l’habituel support utilitaire de ses actions, visant à lui conserver ou gagner un supplément de fidèles pratiquants ? Ou, comme je le pense, vise-t-il plutôt en la déplorant, la participation grandissante des catholiques dans le monde aux luttes sociales aux côtés des autres militants et citoyens de tous horizons pour leurs droits et intérêts sociaux de plus en plus bafoués ? Plus encore, ne vise-t-il pas la forme la plus performante de cette participation, celle massive et organisée des millions de chrétiens qui, dans l’esprit des théologies de la libération en Amérique latine, mènent depuis des décennies et en dépit de l’hostilité vaticane, un combat au prix de lourds sacrifices aux côtés de leurs frères et sœurs de classe inspirés du marxisme, contribuant ainsi au grand pas en avant de ce sous-continent vers la liberté et la justice sociale ?

Bien vieille histoire que la sous-estimation du monde des gueux, des « moins que Rien » qui de tout temps ont aspiré et prétendu à une plus grande place dans le Tout du monde d’ici-bas, Tradition bien enracinée dans certaines hiérarchies de l’Église, que le désintérêt et la méfiance envers ces « basses classes » pour lesquelles le Christ, a été sacrifié pour avoir voulu les respecter, les réhabiliter et les défendre, un esprit grâce auquel le christianisme naissant avait pu prendre son essor. Souvenons- nous des ouvriers agricoles et paysans pauvres berbères d’Afrique du Nord sous domination romaine. Ces « Circoncellions » en guérilla permanente étaient traités au quatrième siècle de l’ère chrétienne de « Donatistes » fanatiques et hérétiques par les hautes figures de l’Église romaine, parce que leurs révoltes visaient à sortir de leur condition de parias contre les grands latifundistes et super « gros colons » de l’époque.

Le brouillage des intérêts concrets fondamentaux

Ne nous y trompons pas. Au-delà des rivalités de prééminences ou des mérites métaphysiques supposés de telle religion ou telle idéologie contre les autres, au-delà des prêches abstraits ou pipés sur la Raison et sur la Non violence, ce qui est en cause c’est le brouillage des intérêts concrets et des enjeux fondamentaux. C’est l’escamotage des causes réelles des actes de déraison et de violence, leur fausse explication par des transcendances religieuses ou idéologiques appelées à rivaliser dans l’abstrait pour s’attribuer la première place sur le podium des idéaux humains.

Contrairement aux apparences, la Papauté n’en reste pas au ciel de la Foi et des idéologies, elle est en permanence sur le champ des enjeux terrestres. Si comme avec Jean Paul II elle ne s’est vantée qu' après coup de son action concertée avec Reagan, nul doute que les orientations de Benoit XVI finiront par apparaitre rapidement, quand seront décantés les conflits d’orientation et de prérogatives qui selon de nombreux indices, parcourent l’institution vaticane après la disparition de Jean Paul II.

L’objectif des courants les plus intégristes restera dans tous les cas de freiner ou briser les prises de conscience et la montée des solidarités des peuples qui, par delà leurs confessions, sont confrontés à l’escalade antisociale et belliciste de l’axéè mondial impérial, néocolonial et ultraconservateur.

Le plus dangereux pour les musulmans et les non musulmans de progrès serait de se polariser sur les querelles théologiques et confessionnelles abstraites ou sur des éléments concrets comme le score de conversions réalisées de part et d’autre. D’autant plus, en ce qui concerne les musulmans, que dans l’état actuel du monde et de son injustice foncière, même les plus à cheval d’entre eux sur cette question n’ont pas à craindre d’être perdants dans la compétition pour le salut des à¢mes.

Combien y a-t-il eu en Algérie durant la colonisation, de conversions au christianisme, malgré les grandes facilités officielles offertes aux missionnaires et congrégations bien rôdées à la « technologie » du prosélytisme ? Presque rien, par rapport au nombre de musulmans, qui tout en prononçant la chahada, ont servi le colonialisme par opportunisme ou sous la contrainte ! Et sur le nombre infime de « convertis », la plupart d’entre eux n’ont-ils pas, au moment décisif ou même avant, pris fait et cause pour l’indépendance de l’Algérie, pour ne citer que les plus emblématiques d’entre eux, comme Jean Amrouche ou l’enseignant Ould Aoudia assassiné par l’OAS à El Biar en même temps que Mouloud Faraoun et ses autres compagnons enseignants ?

Encore une fois, qu' on ne s’y trompe pas. Ce n’est pas vraiment le chiffre de baptêmes et de pratiquants chrétiens nouveaux qui intéresse les stratèges atlantistes ou leurs alliés de Tel Aviv. C’est le nombre de millions d’Européens ou d’Américains qui cèderont à leurs campagnes alarmistes envers le danger « vert » en taxéant indistinctement tout ce qui est islamique de terrorisme islamiste. Ce qui compte pour eux, c’est d’agiter cet épouvantail assez fort pour ressusciter une nouvelle « Grande Peur » et mobiliser contre la volonté de libération politique et sociale de nos peuples.

Par contre, une chose est décisive pour l’ensemble des musulmans qui aspirent à la liberté, au respect et à une vie décente. qu' ils soient tièdes ou ardents dans leur foi (seul le Jugement dernier pourra sonder le fond des coeurs), qu' ils soient indifférents au prosélytisme ou acquis au recrutement actif de nouveaux fidèles, ils ont un intérêt vital commun, mettre en échec l’objectif premier que se sont assignées celles des hautes hiérarchies chrétiennes qui auront accepté de se mettre au service des « Puissants » de l’heure.

La ligne de résistance des peuples musulmans

Dès lors, nous peuples de culture et de civilisation musulmanes, nous sommes plus que jamais responsables de la maîtrise de nos comportements, de nos orientations et de nos positions à travers les luttes fermes et réfléchies menées contre l’oppression et l’exploitation. Il s’agit d’une question stratégique qui a ses exigences, et non de satisfaire nos amours-propres offensés. Ce n’est pas sauver notre honneur bafoué que répondre aux atteintes à notre dignité en se défoulant verbalement ou par actions inconsidérées sur l’ensemble des chrétiens ou du monde occidental sans distinction. Ce serait tomber ainsi tout droit dans le piège tendu par les cercles qui espèrent gagner de cette façon en Occident la base de masse qu' il leur faut pour mener à bien leurs visées. Ce serait la meilleure façon de compromettre à la fois et notre honneur et nos intérêts les plus profonds.

C’est dire combien il reste à faire. Parce que la tâche est difficile, il semble au plus grand nombre des nôtres que ça ne vaut pas la peine d’y consacrer de plus grands efforts. Il est plus facile de mener une bataille de surenchère des sentiments xénophobes mais on le paye plus cher bien avant l’arrivée des courses. Gagner la bataille stratégique qui consiste à démystifier et sensibiliser la partie honnête de l’opinion occidentale, dépend avant tout des efforts consentis et de leur qualité. Ils ne se bornent pas à des incantations pour préconiser la « coopération des civilisations », des cultures, des religions et des idéologies. C’est dans les faits et l’action unie autour des intérêts communs que nous avons à démentir la fallacieuse théorie du choc des civilisations. Nos actes doivent démontrer que nous n’appliquons pas aux centaines de millions des non musulmans le slogan que les racistes et bellicistes rabâchent à notre égard « Ils se valent tous, ils sont tous les mêmes ». Ce serait alors donner raison aux dérapages de Benoit XVI, même quand on croit les réfuter.

Le clivage n’est pas entre les Musulmans et les Autres

Si nous savons voir et écouter, le monde non musulman nous indique les grandes possibilités qui existent de mener un combat commun, même s’il est semé de difficultés et d’incompréhensions pour isoler les semeurs de haine et d’injustice. Aux USA et en Israël, pays dirigés par les cercles agressifs, de nombreuses forces démocratiques et sociales sont à l’œuvre. Elles peuvent s’amplifier si nous oeuvrons à créer ensemble de meilleures conditions pour clarifier les problèmes, dissiper les diversions mutuellement nuisibles.

Souvenons-nous que les agressions contre l’Irak ou le Liban ont soulevé dans de nombreux pays occidentaux des mouvements de protestation et d’opposition souvent plus amples que ceux enregistrés dans de nombreux pays arabes ou musulmans. Des courants politiques chrétiens et des ecclésiastiques en Palestine ou au Liban ont pris des positions plus unitaires et combatives que certains autres leaders arabes ou musulmans. Ne soyons pas prisonniers des mêmes raisonnements et réflexes passionnels essentialistes que ceux qu' utilisent ou encouragent les ennemis de la liberté et de l’égalité des peuples.

Sachons que la compréhension réciproque a toujours besoin d’efforts et des leçons de l’expérience et qu' il y a toujours un temps de latence entre les prises de conscience et le passage aux actes de solidarité. Travaillons à raccourcir ces décalages et ces retards et non à les aggraver. Combien d’années ou même de décennies, à travers dictatures et sacrifices, a pris le mûrissement des opinions et des organisations chrétiennes dans les pays d’Amérique latine jusqu' à la solidarité agissante que leurs peuples et gouvernants expriment aujourd’hui envers nos aspirations et nos luttes.

Dans les épreuves cruelles de notre guerre de libération, dont le succès revient aussi au soutien de l’opinion internationale, l’action courageuse de milieux chrétiens ou juifs en Algérie et en France a contrecarré l’image d’unanimité massive des courants racistes attisés par l’alarmisme et les vents de panique. Hommage aux chrétiens qui, comme le cardinal Duval, pour qui c’était un honneur que d’avoir été surnommé « Mohammed » par les ultra-racistes, ont eu le courage conforme avec leur foi, de se solidariser avec les patriotes musulmans dressés pour leur indépendance. Ils répondaient en quelque sorte, à l’acte courageux et généreux de l’Émir Abdelqader quand dans son exil de Damas il donna secours et protection aux Chrétiens menacés par une émeute.

Solidarités inoubliables et de tous horizons

Je n’oublierai jamais pour ma part, ce que je dois, et ce que doit la résistance anticoloniale, à des milieux européens que n’aveuglaient pas les préjugés anti musulmans. Quand entre octobre 1956 et avril 1957, une des périodes les plus périlleuses pour moi de cette guerre, j’étais recherché par toutes les polices coloniales, que mes photos étaient entre les mains de toutes les patrouilles de l’armée répressive et figuraient dans des journaux colonialistes comme celles du « Docteur pyromane », ce sont des chrétiens qui à deux reprises m’ont permis de survivre. Ils étaient conscients du triple risque de leur geste en faveur à la fois d’un « fellaga », d’un musulman et d’un communiste. Ils l’ont fait avec chaleur, discrétion et noblesse. Quand à l’une de ces occasions, je me suis retrouvé en milieu de journée, à l’heure du repas, au siège du Diocèse catholique d’Alger (sur l’emplacement actuel de la Cathédrale du haut de la rue Didouche), les prêtres présents attendaient debout devant la table la brève prière qu' allait prononcer l’abbé Scotto de Bab El Oued, lui aussi de passage. M’apercevant, après une seconde de surprise, il dit simplement : « Bismi LLah » et tout le monde s’est attablé.

Au cours de l’automne 1956, en même temps qu' était déclenchée l’agression tripartite contre l’Égypteà Suez, que la Hongrie était secouée par de tragiques événements, les services français opéraient l’arraisonnement pirate de l’avion transportant les cinq dirigeants du FLN de l’extérieur. A la même période nous parvenaient les premiers échos d’exclusives et d’actes arbitraires contre nos combattants intégrés dans l’ALN, ce qui constituait de la part de certains secteurs aveuglés par leur sectarisme une violation des accords conclus au printemps précédent entre les dirigeants du FLN et du P.C.A. Plus grave, une nouvelle vague de répression colonialiste s’était abattue contre les groupes connus ou clandestins du PCA à partir de l’Oranie, mettant en danger plusieurs de nos structures et points d’appui dans la capitale. Dans ce climat assombri, je pus pendant deux journées et deux nuits me réfugier dans l’intervalle de mes activités chez un israélite algérien de mes connaissances, à l’un des angles de la place Émir Abdelqader (ex Bugeaud) en face du Milk Bar. Il était parti en 1947 pour combattre dans les rangs des volontaires juifs qui croyaient alors participer à une action animée dans un esprit démocratique par les victimes de la répression nazie (lui-même avait souffert du numerus clausus vichyste). Il m’a raconté comment, ayant eu la chance de ne pas participer aux actions contre les Palestiniens, il en était revenu écoeuré et désillusionné par les agissements racistes des milieux sionistes. Sa solidarité envers moi était une façon de rattraper cet épisode malheureux de sa vie.

Se fier aux actes plus qu' aux identités vraies ou affichées

Durant cette période, avant ou durant la « bataille d’Alger ». je connus nombre de ces convergences salutaires à travers une grande diversité confessionnelle, philosophique et politique des acteurs concernés, Il n’aurait pas été possible à nos responsables de tenir dans les seuls quartiers musulmans quadrillés jour et nuit par les contrôles. C’est grâceà un couple européen athée que j’ai échappé à un étau policier qui se resserrait. Le mari m’a conduit vers un autre refuge la veille (ou le premier jour ?) de la grève des huit jours, à travers les carrefours étrangement déserts de la ville européenne d’Alger, où seules les automitrailleuses des régiments parachutistes étaient en position, crachotant leurs messages radios, encore camouflées aux couleurs du désert égyptien. Ils revenaient de Suez après l’ultimatum adressé à la coalition tripartite par Boulganine, chef de l’Etat soviétique, ce qui avait contraint les USA à se désolidariser de l’agression, tout en saisissant l’occasion de commencer à évincer les franco-britanniques de leur chasse gardée méditerranéenne.

J’ai connu durant ces journées difficiles de la grève nationale la chaude et simple amitié des adeptes de la communauté chrétienne de Taizé, et en même temps la protection et la fraternité d’un groupe d’ouvriers du bâtiment marocains d’un chantier voisin, assidus à leurs prières quotidiennes, m’abreuvant de litres de thé à la menthe, cependant que l’un d’eux, frère d’un gardien de nuit d’un garage de la rue Mogador, me proposait ce refuge en cas de besoin urgent.

Je me suis souvenu alors qu' en octobre précédent, entre deux périodes de contacts intenses, j’ai passé un cap critique d’une semaine dans l’étroite cabine individuelle d’un établissement de bains-douches de la rue de Tripoli (ex Constantine) à Hussein Dey. Le maître des lieux était cette fois un Kabyle libre penseur. Il m’avait mis à l’aise pour d’autres fois mais il me fera dire au mois de mars suivant, qu' il ne pourrait pas le faire car il car il était lié à la famille des Boumendjel, sous étroite surveillance depuis l’assassinat de l’avocat Ali au centre de tortures d’El Biar. En pensant aux libertés que cet ami prenait sans complexe avec les pratiques rituelles de ses compatriotes, auxquelles cependant il ne manquait jamais de respect, je ne pouvais m’empêcher de constater combien en réalité il était si proche, par ses actes et son courage, de cette dame âgée et non lettrée, musulmane croyante et pratiquante qui avec son mari, une de mes connaissances, nous avait accueilli à l’improviste pour une nuit, à la cité des Eucalyptus nouvellement construite à El Harrach-Hussein Dey. Bachir Hadj Ali et moi-même, pris par les préparatifs de l’opération Maillot, avions été surpris à la tombée de la nuit sans moyens de rejoindre un de nos refuges. Quand nous l’avons quittée au petit matin, alors qu' elle avait monté la garde toute la nuit sur le balcon, elle récita dans notre dos d’une voix tremblante les versets protecteurs de « Ayat al koursi ». Nous en avions le cœur bouleversé. J’y ai repensé plus tard quand après la prise du camion d’armes, Maillot le marxiste « européen », était jugé par bien de nos compatriotes comme bien meilleur musulman qu' eux-mêmes.

Multiples racines d’un vrai humanisme

Ces actes inspirés par l’adhésion fervente à des Fois ou des convictions diverses et même contradictoires si on en reste au seul plan des idées « pures », furent pour moi plus éloquents que tous les sermons oecuméniques entendus dans ma vie. Ils m’ont conforté dans l’idée que les convictions religieuses, philosophiques ou politiques, les itinéraires différents ou parfois contradictoires, ne sont pas des barrières infranchissables pour l’action commune. Elles fournissent même des traits d’union quand elles sont assumées dans un esprit humaniste et de progrès.

Un esprit superbement illustré par le cheikh BenBadis, ce penseur et réformateur parmi les pionniers du patriotisme algérien, aux mérites mal connus aujourd’hui même quand on le cite. Il écrivait dans un numéro d’« Al mountaqid » en juillet 1925: « Nous aimons l’humanité que nous considérons comme un tout et nous aimons notre patrie comme une partie de ce tout. Et nous aimons ceux qui aiment l’humanité et sont à son service et nous détestons ceux qui la détestent et lui portent tort ».

Ce sont de telles paroles que Benoit XVI aurait été mieux inspiré de citer pour conforter un idéal commun de Raison et de Non violence. Et notamment cette interprétation de l’islam plus crédible, plus actuelle et plus constructive que celle de la citation ad hoc d’un obscur théologien du 14ème siècle : «L’islam a libéré l’intelligence de toutes croyances fondées sur l’autorité. Il lui a rendu sa complète souveraineté dans laquelle elle doit tout régler, par son jugement et sa sagesse » (souligné par moi).

Et Ben Badis de préciser ce point décisif : « En cas de conflit entre la tradition et la raison, c’est à la raison qu' il appartient de décider » (Ben Badis, dans Ech-Chihab, Mai 1931).

Aujourd’hui, plus que jamais, la seule voie bénéfique pour TOUS est de renforcer la chaîne vivante des solidarités et des civilisations humaines et non de la tronçonner et la compartimenter artificiellement en une identité judéo-gréco-chrétienne repliée sur son égocentrisme, prétendument menacée, en état de siège et isolée de l’immense réalité des autres cultures et civilisations passées et présentes.

Il serait temps, pour barrer la route à des cyclones ravageurs pour TOUS, de construire en se souvenant que la Civilisation humaine est Une, Le monde chrétien en est une partie, modelée par tant d’apports depuis la lointaine Chine dont le Prophète de l’islam appréciait symboliquement les Lumières, jusqu' à l’Andalousie où le flambeau de la civilisation hellénique a été sauvé, enrichi et transmis vers la Renaissance européenne, grâceà l’intense bouillonnement du Savoir et des Idées dont le musulman Ibn Rochd-Averroes et le juif Maimonide ont été des phares incontestés.

Doctrines religieuses, théories socio-politiques et présupposés idéologiques gagneront à rivaliser non par les dérives qui les guettent toutes et leur ont souvent causé des torts considérables, mais par l’émulation dans l’esprit de raison et de solidarité.

La dynamique des oppositions aux entreprises maléfiques de ce monde en serait amplifiée et gagnerait en efficacité.

N’est ce pas l’intérêt et l’aspiration profonde des peuples, qui expriment leurs souhaits par le même mot porteur d’espoir chez les hébreux, les musulmans, les chrétiens d’Occident ou les grecs orthodoxes : « AM(E)IN ! »

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