En Asie, l’OCS contrecarre de plus en plus les états-Unis
Rainer Rupp
Titre original : Amour pacifié, Grand Jeu et
refoulement
Source : "Bastille République Nations, mensuel
progressiste radicalement eurocritique"
Certaines retombées géopolitiques de la
crise dans le Caucase – l’attaque brutale des forces géorgiennes,
début août, contre l’Ossétie du Sud, et la riposte
déterminée de la Russie – se précisent désormais.
Cela va du fort soutien que l’attitude de Moscou a trouvé au sein
du monde arabe jusqu' à l’affaiblissement du prestige américain
dans l’espace postsoviétique d’Asie centrale, en passant
par les divisions parmi les pays de l’UE et de l’OTAN que les tentatives
américaines de punir la Russie a provoquées. Partout, l’on
tire les leçons de la dernière guerre caucasienne.
La réaction militaire russe a représenté
une leçon de chose en matière de Realpolitik, en particulier pour
les forces politiques pro-occidentales du Caucase et d’Asie centrale ;
ces dernières s’étaient jusqu' à présent
construites sur la base de l’influence et de la capacité de projection
des États-Unis. Or, dans toute la région et au-delà, Washington
a montré une certaine impuissance tant sur les plans politique et économique
que militaire, laissant apparaître ce que recouvraient réellement
les rodomontades en trompe l’œil. Cela risque bien d’avoir
des conséquences douloureuses pour les projets américains à
long terme visant à contrôler cette région riche en énergie
et en matières premières. Les futures élites dirigeantes
d’Asie centrale pourraient bien ne plus avoir envie d’asseoir leur
carrière sur le soutien américain. C’est même le contraire
qui devrait peu à peu se dessiner. On peut raisonnablement faire l’hypothèse
que la structure régionale de sécurité baptisée
Organisation de coopération de Shanghai (OCS) tirera profit de cette
évolution.
Sont membres permanents de cette institution la Chine, la Russie,
le Kirghizstan, le Kazakhstan, le Tadjikistan et l’Ouzbékistan.
L’Inde, l’Iran, la Mongolie et le Pakistan y sont associés
avec le statut d’observateurs. On savait déjà, avant même
la guerre d’août dans le Caucase, que le sommet prévu le
28 août à Douchanbé (Tadjikistan) allait réévaluer
l’OCS en tant qu' organisation régionale, au détriment
de la CEI (1).
L’OCS a été fondée en 2001 à
partir du « groupe des cinq » associant la Russie et la Chine à
trois des anciennes Républiques soviétiques d’Asie centrale
– mais sans le Turkménistan et l’Ouzbékistan. Ce groupe
avait pris naissance en 1996 comme forum destiné à résoudre
les vieux conflits frontaliers entre l’URSS et la Chine populaire, notamment
autour du fleuve Amour. Issus des négociations diplomatiques, les quinze
documents signés sur le tracé des frontières ont été
rassemblés sous un chapeau commun baptisé « traité
de Shanghai ».
C’est sur cette base que les chefs d’État
et de gouvernement des pays concernés décidaient dès cette
date d’approfondir leurs relations interétatiques aux niveaux diplomatique,
mais aussi économique, militaire et technologique. En outre, ils convenaient
de combattre en commun les trafics régionaux de drogues et d’armes,
le « terrorisme », l’« extrémisme politique »
et le séparatisme. Étaient également concernées
les disputes non résolues portant sur les gisements de matières
premières et réserves d’eau transfrontalières. En
2001, dans la foulée de l’adhésion de l’Ouzbékistan,
fut fondée formellement l’Organisation de coopération.
Les cinq Républiques d’Asie centrale – devenues
indépendantes après l’éclatement de l’URSS
– occupent une place non négligeable dans les relations internationales,
pour plusieurs raisons. La première est la convoitise qu' ont éveillée,
chez les dirigeants américains et européens, les considérables
réserves en gaz et en pétrole dont elles disposent. La deuxième
tient à la position stratégique qu' elles occupent : leur
territoire est idéalement placé pour mener des opérations
contre « le ventre mou » de l’ours russe, mais aussi contre
la région autonome chinoise du Xinjiang, en proie à des menées
séparatistes sporadiques.
Cette configuration est de nature à entrainer la renaissance
du « Grand Jeu ». Ainsi avait-on désigné, au XIXème
siècle, la rivalité entre l’empire britannique et la Russie
impériale pour la maîtrise des richesses de l’époque.
L’attaque du premier contre la seconde avait été mise en
échec par la Révolution d’Octobre 1917 suivie de la fondation
de l’Union soviétique, en 1922. C’est ensuite l’URSS
qui empêcha les stratèges du IIIème Reich d’accéder
aux hydrocarbures caucasiens, censés alimenter la machine de guerre nazie.
Dans cet esprit, son éclatement a été décrit par
Vladimir Poutine comme « la plus grande tragédie stratégique
du 20ème siècle ».
Cette fois, c’est contre la Russie et la Chine que le
Grand Jeu est conduit par les dirigeants américains et européens,
avec notamment les diverses tentatives de « révolutions colorées
» qui ont ou auraient dû installer dans les capitales d’Asie
centrale des « marionnettes » favorables à l’Occident.
C’est aussi dans ce contexte que des puissances telles que l’Inde,
le Pakistan, la Turquie et l’Iran se sont efforcées d’être
parties prenantes.
La troisième raison qui confère une importance
stratégique à l’Asie centrale n’est autre que la guerre
menée par les États-Unis et l’OTAN en Afghanistan. Celle-ci
a considérablement contribué à déstabiliser toute
la région.
Occasion opportune
après huit années de pouvoir eltsinien
(1991-1999), la Russie, très affaiblie militairement et économiquement,
était confrontée à des problèmes financiers aigus,
et ne pouvait guère se permettre, par exemple, d’entretenir des
troupes le long de l’immense frontière avec la Chine. Et ce, au
moment même où les nouveaux États centre-asiatiques se trouvaient
dans une situation pire encore, au point de solliciter Moscou pour leur propre
protection frontalière. L’occasion était opportune pour
le Kremlin, qui pouvait ainsi regagner un peu d’influence dans son «
étranger proche » dans le cadre du nouveau traité, et en
accord avec Pékin. De leur côté, les dirigeants centre-asiatiques
entendaient obtenir via l’OCS un soutien plus actif contre les mouvements
islamistes, ainsi qu' une aide économique renforcée parallèlement
aux investissements russes et chinois. De fait, la Chine, en particulier, a
massivement investi au Kazakhstan, au Tadjikistan et en Ouzbékistan.
Cette dernière avait en outre tout intérêt
à la tranquillité, à la sécurité et à
de bonnes relations avec ses voisins d’Asie centrale et avec la Russie.
Pourtant, Pékin avait un objectif essentiel : mettre le pied dans la
porte d’accès aux ressources énergétiques des Républiques
d’Asie centrale, ainsi qu' à leurs marchés, où
nombre de marchandises chinoises pouvaient trouver preneur. Et ce, tout en s’assurant
de la coopération avec ses voisins dans la lutte contre les séparatistes
islamistes actifs dans l’« ouest sauvage » du Xinjiang. C’est
dans ce contexte que Pékin a suivi de près l’avancée
américaine en Asie centrale. D’où la convergence de vues
avec Moscou dans le cadre de l’OCS pour limiter voire refouler l’influence
croissante de Washington dans la région – une préoccupation
commune qui prit corps très nettement dès 2005.
C’est précisément cette année-là
que de grands médias occidentaux sonnèrent le tocsin en dénonçant
une alliance « dirigée contre l’Ouest » à l’occasion
du premier exercice militaire sino-russe de grande ampleur – « mission
de paix 2005 » – dans le cadre de l’OCS qui se tint du 18
au 25 août sur la presqu' île chinoise de Shandong. Les dirigeants
occidentaux exprimèrent leur « préoccupation » de
voir la Russie et la Chine prêtes, avec leurs alliés centre-asiatiques,
à assumer « la responsabilité de garantir la stabilité
dans la région » – une stabilité qui n’intéressait
pas forcément la Maison-Blanche et ses alter ego européens...
C’est également ce constat que soulignait de son côté
Alexandre Douguine, chef du « Mouvement international eurasiatique »
à Moscou, dans une interview donnée en août 2005 à
l’agence russe Ria-Novosti. Selon ce dernier, « la conception américaine
d’un empire mondial piloté par les États-Unis heurte les
peuples et les États, qui préfèrent une architecture multipolaire
à une architecture unipolaire. La signature américaine des événements
en Géorgie, mais aussi en Ukraine, au Kirghizstan et en Ouzbékistan
témoignent qu' à Washington, on table sur un reformatage
stratégique de l’espace postsoviétique au détriment
des intérêts de la Russie et de la Chine ». C’est la
raison pour laquelle Moscou et Pékin « ont été poussés,
après les différentes ‘révolutions colorées’,
à un partenariat géopolitique solide ».
L’OCS peut du reste se prévaloir d’importants
succès dans sa volonté de refouler les ambitions de la Maison-Blanche.
Un des premiers signes en ce sens se manifesta le 4 mars 2005 : alors que les
États-Unis et l’OTAN entendaient élargir le mandat concernant
« les opérations militaires et humanitaires » pour l’Afghanistan
à la base kirghize de Manas en vue d’y déployer des avions-espions
AWACS surveillant la Chine et d’autres pays de la région, le gouvernement
kirghize refusa, après consultation de ses partenaires de l’OCS.
De même, en juillet 2005, après les consultations
menées entre ses pays-membres, l’OCS exigea de l’Alliance
atlantique une date de retrait de deux bases, situées respectivement
sur le territoire de l’Ouzbékistan et du Kirghizstan, qui avaient
été mises à disposition pour la « lutte anti-taliban
». Une décision qui constitua un coup de frein brutal à
la stratégie américaine d’utiliser le prétexte afghan
pour s’assurer le contrôle sur l’Asie centrale, et au final,
pour y établir l’économie de marché néolibérale
– un projet dont Washington n’a nullement fait mystère.
« Intérêts stratégiques considérables
»
Dès 1998, un haut responsable de l’administration
Clinton avait publié un article de fond (2)
pour attirer l’attention sur l’importance de l’Asie centrale.
Selon cet auteur, les Américains ne devraient pas éparpiller leurs
forces dans de multiples petites interventions, mais se concentrer sur une région
pour laquelle « cela vaut vraiment la peine de se battre » : «
de manière générale, il n’y a qu' une région
sur le globe où nos intérêts de sécurité pourraient
être confrontés à la barbarie. Il s’agit de l’espace
qui s’étend autour du golfe persique, jusqu' à la mer
Caspienne au nord, et l’Asie centrale à l’est. Cette région
est approximativement aussi étendue que les USA, et recèle les
trois quarts des réserves mondiales de pétrole, ainsi que les
deux tiers de celles de gaz ».
De fait, cette suggestion a été suivie par l’administration
Bush, via la campagne d’Afghanistan. En octobre 2003, Elisabeth Jones,
secrétaire d’État adjointe, soulignait devant le Congrès
« les intérêts stratégiques considérables »
des États-Unis en Asie centrale, et précisait que ceux-ci n’étaient
« nullement de nature temporaire », et donc plus vastes que seulement
le sort de la guerre en Afghanistan. C’est pourquoi les USA et leurs alliés
occidentaux n’avaient, selon elle, aucune autre alternative que d’«
encourager les forces travaillant au changement des régimes en place
». Ces changements devaient dès lors être provoqués
avec l’aide des mouvements « démocratiques » qu' on
n’allait pas manquer de financer.
Le Congrès a dès lors jeté les jalons
de l’action américaine en Asie centrale en s’appuyant sur
l’« Initiative route de la soie » (3)
et les fonds qui y étaient associés, en espérant pouvoir
imposer les « réformes » économiques ainsi que l’extension
des oléoducs et gazoducs vers l’Ouest. A la lumière des
tentatives de déstabilisation au Kirghizstan en mars 2005, et des douloureux
événements en Ouzbékistan, les promesses de Mme Jones ont
dû sonner comme des menaces pour les gouvernements de la région.
Immédiatement après la « libération
» des puits de pétrole irakiens, Donald Rumsfeld, le ministre de
la Défense, entreprit d’organiser le contrôle des réserves
d’hydrocarbures centre-asiatiques – et ce, au moyen de la stratégie
dite des « nénuphars », autrement dit l’établissement
de points d’appuis, notamment dans les ports et aéroports, qui
peuvent être rapidement mis en œuvre en cas de besoin. Le chef du
Pentagone entendait ainsi disposer en différents endroits d’Asie
centrale et autour de la Caspienne de bases américaines susceptibles
de se multiplier comme des « nénuphars » pour finir par recouvrir
l’ensemble du terrain. Pourtant, même l’engagement personnel
du ministre – et ses innombrables déplacements dans la région
– n’apporta pas les succès escomptés.
Quand, après le 11 septembre 2001, l’aviation
américaine commença à s’installer sur l’arrière
stratégique de la Russie et de la Chine sous couvert de soutien aux troupes
en Afghanistan et de « guerre contre le terrorisme », un général
russe mit en garde : lorsque les soldats d’outre-Atlantique ont commencé
à prendre pied sur un territoire, on ne peut ensuite les en expulser
que par la force, rappela-t-il en substance.
Cette fois cependant, il en va quelque peu autrement –
une évolution qui n’est pas étrangère au rôle
grandissant de l’OCS. Ainsi, en novembre 2005, au lieu de la prolifération
attendue de « nénuphars », le Pentagone dut retirer ses forces
de son unique base en Ouzbékistan, Karshi-Khanabad. Ce fut ensuite la
limitation des activités américaines et de l’OTAN sur leurs
bases logistiques au Kirghizstan. Dans la foulée, Washington se vit imposer
un bail d’un montant considérablement augmenté.
Ainsi se manifestaient clairement les premiers succès
concrets de la stratégie de l’OCS visant à refouler les
poussées stratégiques américaines en Asie. Donald Rumsfeld
le confirma à sa manière en dénonçant avec véhémence
ce « comportement inamical » du Kremlin, dont il voyait la main
derrière ces évolutions.
Ces dernières années, le rôle de l’OCS
n’a cessé de se renforcer. Pourtant, malgré une coopération
croissante sur le plan économique et politique, ainsi que le développement
de manœuvres communes – encore dernièrement en Russie du sud,
avec la participation de milliers de soldats chinois – cette organisation
est loin de constituer une alliance militaire avec assistance mutuelle automatique,
comme c’est le cas pour l’OTAN. La diversité des intérêts
économiques, des choix politiques et des traits culturels en dehors de
l’Asie centrale proprement dite représente un obstacle à
la mise en place de mécanismes forts et globaux d’assistance mutuelle.
De plus, l’organisation n’est nullement basée sur une structure
intégrée comparable à l’OTAN qui permet des réactions
rapides et déterminées en cas de crise. L’OCS n’est
donc nullement le pendant asiatique à celle-ci. Elle constitue cependant
un contrepoids avec lequel il faut désormais compter.
Notes
(1) Communauté des
États indépendants, née de l’éclatement de
l’URSS pour maintenir des liens (assez lâches) entre les anciennes
Républiques soviétiques.
(2) Article paru dans la revue du Pentagone
Parameters sous la signature de David Tucker, responsable des opérations
spéciales et des conflits de basse intensité au sein de l’administration
Clinton.
(3) Officiellement, l’« Initiative
route de la soie » est un programme de développement lancé
en 2006 par l’ONU associant gouvernements et groupes privés, censé
favoriser les coopérations dans la région.
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