Lockerbie :
De 007 au Rwanda, avions de ligne abattus et (in)justice internationale
Edward S. Herman
Avions de ligne abattus et (in)justice internationale
Apparemment, lorsque des avions de ligne sont abattus par les
Etats-Unis ou leurs clients, les méchants ne sont jamais punis et les
victimes attendent toujours vainement qu' on leur rende justice. En revanche,
lorsque les Etats-Unis ou leurs clients perdent un de leurs appareils, là,
les sanctions tombent et les procédures aboutissent. C’est curieux
! Dans le cas de l’appareil libyen abattu par Israël en 1973 par
exemple, aucun Israélien ne fut jamais puni ni même poursuivi et
le premier ministre israélien fut reçu à Washington à
peine une semaine après le drame sans être importuné par
des question embarrassantes. Inversement, lorsque le vol 007 fut abattu, outre
l’énorme battage et les dénonciations outrées de
cet « acte barbare », un boycott des vols soviétiques fut
organisé dans plus d’une quinzaine de pays, les diplomates soviétiques
furent conspués jusque dans l’enceinte de l’ONU et l’incident
entraîna un net refroidissement des relations entre l’URSS et les
USA ou leurs alliés.
De même, tandis qu' aucune forme de sanction ne
fut même évoquée à l’encontre des USA pour
la destrApparemment, lorsque des avions de ligne sont abattus par les Etats-Unis
ou leurs clients, les méchants ne sont jamais punis et les victimes attendent
toujours vainement qu' on leur rende justice. En revanche, lorsque les
Etats-Unis ou leurs clients perdent un de leurs appareils, là, les sanctions
tombent et les procédures aboutissent. C’est curieux ! Dans le
cas de l’appareil libyen abattu par Israël en 1973 par exemple, aucun
Israélien ne fut jamais puni ni même poursuivi et le premier ministre
israélien fut reçu à Washington à peine une semaine
après le drame sans être importuné par des question embarrassantes.
Inversement, lorsque le vol 007 fut abattu, outre l’énorme battage
et les dénonciations outrées de cet « acte barbare »,
un boycott des vols soviétiques fut organisé dans plus d’une
quinzaine de pays, les diplomates soviétiques furent conspués
jusque dans l’enceinte de l’ONU et l’incident entraîna
un net refroidissement des relations entre l’URSS et les USA ou leurs
alliés.
De même, tandis qu' aucune forme de sanction ne
fut même évoquée à l’encontre des USA pour
la destruction en vol de l’airbus iranien 655 et que le « Rambo
», capitaine du Vincennes, qui l’avait ordonnée, recevait
décoration et honneurs militaires pour son comportement héroïque,
une action en justice sans précédent fut intentée par la
« communauté internationale » à l’encontre des
présumés organisateurs et complices de l’attentat de Lockerbie.
On se doutait, bien sûr, qu' il pouvait y avoir un lien entre l’Iran
et l’attentat contre le vol Pan Am 103, compte tenu de la manière
dont les USA avaient réagi à la destruction de l’airbus
iranien 655. Les enquêteurs ne tardèrent d’ailleurs pas à
convenir que l’attentat avait probablement été perpétré
par le CG-FPLP (Commandement Général du Front Populaire de Libération
de la Palestine), une organisation terroriste alors dirigée par Ahmed
Jibril. Cette organisation avait des ramifications en Allemagne de l’Ouest,
avait déjà utilisé des bombes du même type que celles
utilisées contre le vol Pan Am 103 et la sécurité aérienne
à Frankfort était réputée laxéiste. L’hypothèse
d’une implication iranienne semblait d’autant plus probable que
des responsables occidentaux de la sécurité affirmaient que l’Iran
avait offert 10 millions de dollars pour une action de représailles.
En 1989 et 1990 cependant, lorsque les relations avec Saddam
Hussein commencèrent à se détériorer et que les
Etats-Unis tablèrent sur de meilleures relations avec la Syrie et l’Iran
pour préparer la Première Guerre du Golfe, les responsables occidentaux
tournèrent le dos à l’idée d’une implication
Syro-Iranienne et la culpabilité « définitivement démontrée
» d’un FPLP Syro-Iranien fit instantanément place à
la culpabilité « définitivement démontrée
» de la Libye. Pour Paul Foot, « Les preuves de l’implication
du FPLP, si éloquentes et si minutieusement réunies, avaient été
discrètement mais fermement flanquées à la poubelle »
(“Lockerbie: The Flight From Justice,” Private Eye, mai-juin, 2001,
p. 10). La Libye devenait d’autant plus aisément le nouveau «
coupable idéal », qu' elle était déjà
dans le collimateur des USA et que son indépendance et son soutien aux
Palestiniens comme à d’autres forces dissidentes (telle la résistance
de l’ANC et de Mandela à l’apartheid sud-africain) ou son
soutien occasionnel à des terroristes anti-occidentaux n’étaient
un secret pour personne. Haro sur la Libye donc !
La filière libyenne eut l’exclusivité de
1990 à 2007, et la Libye fut, tout au long de cette période, abondamment
diffamée et soumise à des sanctions drastiques du Conseil de Sécurité.
Le procès qui lui fut bruyamment intenté en Hollande déboucha
sur la condamnation d’un ressortissant libyen déclaré coupable
de l’attentat criminel, et la Libye – outre l’éloquente
publicité dont elle fut gratifiée – se vit condamnée
à verser plusieurs millions de dollars de dommages aux victimes. Kadhafi
se résigna à payer, niant toujours toute implication libyenne
dans l’attentat. Et tout cela, en dépit du fait que de nombreux
experts et observateurs – notamment parmi les familles des victimes –
dénonçaient ce procès comme une mascarade politiquo-judiciaire
et une vaste fumisterie, criant au scandale contre une condamnation inique et
déplacée.
Le délégué des Nations Unies, Hans Kochler,
appela ce procès “ un mésusage spectaculaire de la justice”
et l’expert écossais Robert Black, qui faisait autorité
sur cette affaire, parla d’un “mésusage ahurissant de la
justice”. Cette dénonciation du caractère profondément
inique de la décision du tribunal se vit largement renforcée en
juin 2007, lorsqu' une Commission Ecossaise de Révision des Affaires
Criminelles rendit ses conclusions sur cette décision : le procès
de 2001 et son verdict étaient déclarés nuls pour vice
de forme, ce qui donna le coup d’envoi du procès en appel du condamné
libyen. Si cette décision se trouve confirmée en appel, il n’y
aura plus de responsable officiel pour l’attentat de Lockerbie. Mais il
est plus que probable qu' on se tournera alors de nouveau vers le FPLP,
l’Iran et la Syrie. N’est-ce pas une coïncidence étonnante
que ce second renversement survienne précisément au moment où
la Libye redevient respectable aux yeux des USA et de leurs alliés et
où l’Iran et la Syrie redeviennent l’ennemi numéro
un des puissances occidentales ?
N’est-il pas également merveilleux que, dès
lors que les USA sont les victimes, un simple présumé coupable
puisse être persécuté des années durant, se voir
imposer des sanctions réellement pénalisantes, des millions de
dollars de dédommagements et un procès retentissant, alors qu' aucune
action en justice n’est jamais même envisagée lorsque les
USA ou leurs alliés se reconnaissent eux-mêmes coupables d’exactions
similaires ou analogues ? Si nos ennemis abattent des avions c’est pure
barbarie ; lorsque les USA ou leurs alliés abattent des avions, c’est
« une erreur tragique » certes, mais rien de plus.
Que, victime lui-aussi de l’attentat de Lockerbie, Abdel
Basset Al al-Megrahi – dont la culpabilité est désormais
franchement douteuse – soit néanmoins maintenu en prison et ne
puisse obtenir ni grâce ni remise de peine, fut-ce pour raisons humanitaires,
bien qu' atteint d’un cancer en phase terminale, n’en est pas
moins révélateur… Voilà qui rappelle curieusement
le cas de Milosevic aux mains du TPIY, à qui on refusa une hospitalisation
d’urgence à Moscou – malgré la garantie du gouvernement
russe de le ramener de toute façon devant le tribunal. Il mourut quelques
semaines après ce refus [ndt : Son procès s’acheminait inexorablement
vers un non-lieu diplomatiquement gravissime, après plusieurs années
de prison et une arrestation illégale]. Inversement, le criminel de guerre
albano-kosovar Ramush Haradinaj, bien que reconnu coupable de massacres, fut,
lui, autorisé à quitter La Haye en 2005, pour prendre part à
une campagne électorale au Kosovo. Haradinaj bénéficia
finalement d’une remise de peine du TPIY, à laquelle le décès
inespéré de deux des principaux témoins contribua certainement,
mais qui tenait surtout au caractère intrinsèquement inéquitable
du TPIY lui-même. C’est pour tout dire une avalanche de preuves
qui vient démontrer en permanence combien notre (in)justice internationale
n’est en définitive qu' un simple outil du pouvoir et du clientélisme.
Rwanda : le Falcon présidentiel abattu par notre homme,
Kagamé.
Le 6 avril 1994, un autre avion était abattu au moment
d’atterrir sur le tarmac de l’aéroport de Kigali, causant
la mort du président du Rwanda, Juvenal Habyarimana, et de celui du Burundi,
Cyprien Ntaryamira. Peu après commencèrent les massacres de masse
du “génocide rwandais” et un conflit intimement parallèle
opposant l’armée rwandaise – alliée au gouvernement
majoritairement Hutu du président Habyarimana – aux forces rebelles
du Front Patriotique Rwandais (FPR) menées par Paul Kagamé. Cette
assassinat et cette guerre étaient le paroxysme d’un conflit larvé
engendré des années plus tôt, en octobre 1990, par une invasion
du Rwanda par des éléments de l’armée ougandaise
menés par… Paul Kagamé, ex-directeur des services de renseignements
de l’armée ougandaise. Ces soldats ougandais – majoritairement
tutsis de nationalité ougandaise mais exilés rwandais pour beaucoup
– ne tardèrent pas à quitter l’armée ougandaise
pour devenir le Front Patriotique Rwandais.
Cette invasion, ainsi que le conflit, le nettoyage ethnique
et la prise de contrôle politique et militaire du Rwanda qui s’en
suivirent, bénéficiaient du soutien des Etats-Unis – Kagamé
avait été formé à Fort Leavenworth – et les
victoires de Kagamé et du FRP tenaient bien sûr principalement
à l’intervention de cette superpuissance, qui impliqua bientôt
le soutien au FPR de Kofi Annan et de l’ONU, du FMI, de la Banque Mondiale,
de la Grande Bretagne et de la Belgique. Cette opération permit aux USA
de supplanter la France en Afrique Centrale, tout comme ils avaient supplanté
les Britanniques au Proche-Orient. Elle impliqua aussi le soutien inconditionnel
de Human Rights Watch et d’autres institutions humanitaires – ou
supposées telles – au Front Patriotique Rwandais.
Parce que soutenue par les Etats-Unis, l’invasion du
Rwanda par l’Ouganda en 1990 ne fut jamais considérée par
l’ONU comme une agression caractérisée – à
l’instar de l’invasion de l’Irak par les forces américano-britanniques
en 2003 ou de celle du Liban par Israël en 2006, mais contrairement à
l’invasion du Koweït par l’Irak, en août 1990, immédiatement
condamnée et sanctionnée par les Nations Unies. Ce n’était
pas non plus une agression aux yeux de Human Rights Watch pour qui seules les
violations des Droits de l’Homme imputables au gouvernement rwandais méritaient
d’être prises en compte. L’agression militaire ougandaise
et le violent mouvement de déstabilisation mené à l’intérieur
du pays par le FPR et soutenu de l’extérieur par les USA, eux,
n’entraient pas en ligne de compte.
Le problème pour Kagamé et ceux qui le soutenaient
aux USA, c’est que les Tutsis représentaient à peine plus
de 15% de la population du Rwanda et que la majorité des Hutus étaient
radicalement hostiles au FRP. L’invasion et le nettoyage ethnique mené
au nord du Rwanda par le FRP et celui mené par des forces tutsies au
Burundi avaient provoqué des arrivées massives de réfugiés
Hutus au Rwanda. Kagamé et son FPR n’avaient donc pas la moindre
chance d’y remporter des élections crédibles. En vertu d’un
accord de 1993, celles-ci devaient néanmoins se tenir en 1995, sous l’égide
des Nations Unies. Kagamé ne pouvait donc prendre le pouvoir que par
la force. N’est-il pas merveilleux qu' en à peine trois mois,
il soit effectivement parvenu à s’en emparer, dès 1994,
par les armes, annulant de facto la tenue des élections prévue
pour 2005 ? N’est-il pas extraordinaire qu' il ait pu remporter seul,
avec ses troupes et ses sponsors, une victoire aussi décisive au beau
milieu du génocide que perpétraient ses adversaires ? N’est-il
pas surprenant qu' il y ait eu en fait manifestement au bout du compte
plus de morts côté Hutus que côté Tutsis, au cours
de cette période de massacres épouvantables ?
N’est-il pas étonnant qu' à la suite
de cette victoire, Kagamé et l’Uganda de Musevemi (un autre protégé
des Etats-Unis) aient à plusieurs reprises envahi et occupé le
Congo, pillant et favorisant le pillage général des prodigieuses
ressources de ce pays, massacrant à tout va, mais là encore sans
rencontrer la moindre opposition de la part des USA ou de la « communauté
internationale » ? (Pour davantage de documentation sur la question, cf.
: Robin Philpot, Rwanda 1994: Colonialism Dies Hard (publié sur Internet
tel que proposé au site du Rapport Taylor en 2004 (http://www.taylor-report.com/Rwanda_1994/));
voir aussi Edward S. Herman et David Peterson, The Politics of Genocide (“Politiques
Génocidaires” à paraître dans Monthly Review Press);
et Keith Harmon Snow, "Hotel Rwanda: Hollywood and the Holocaust in Central
Africa," ("Hôtel Rwanda: Hollywood et l’holocauste en
Afrique Centrale"), 1er novembre 2007 (http://www.allthingspass.com/journalism.php?catid=47).
Tout cela nous ramène à l’appareil abattu
le 6 avril 1994. Encore une fois, il n’est pas vain de rappeler combien
ce double assassinat tombé du ciel était une merveilleuse aubaine
tant pour Kagamé et le FPR que pour leurs soutiens américains
britanniques ou belges. Il fut le coup d’envoi du bain de sang qui allait
se dérouler au cours des mois suivants. Pour les médias occidentaux,
ce bain de sang restait exclusivement imputable aux Hutus, au gouvernement hutu
et à ses paramilitaires. Mais cette version contredit les faits de manière
flagrante : c’est bien le chef du gouvernement hutu qui a été
tué dans l’attentat. Il pouvait donc difficilement en être
aussi le commanditaire. C’est bien le FPR qui est sorti vainqueur du conflit,
en à peine plus de trois mois. C’est plutôt étonnant
si l’on part du principe que l’assassinat et les massacres qui ont
suivi avaient été planifiés de longue date par les Hutus.
Les USA, eux, ont tout fait pour que les casques bleus de l’ONU
soient retirés du Rwanda au moment même où se déroulait
le supposé génocide perpétré par les Hutus, en avril
1994. Le gouvernement hutu était opposé à ce retrait, Kagamé,
lui, y était totalement favorable. Pour les apologistes de la version
officielle, comme Samantha Power – agression et génocide hutu,
Kagamé volant au secours de son peuple – les USA étaient
seulement « prêts à intervenir ». Ils n’en avaient
pas moins formé et armé Kagamé, affaibli et déstabilisé
le gouvernement rwandais, et préparaient ouvertement le terrain pour
le coup d’Etat et la prise de pouvoir planifiée de leur client.
Autre remarquable coïncidence, à peine un an plus tôt, dans
le Burundi voisin, des officiers tutsis assassinaient le chef de l’Etat,
Melchior Ndadaye, un événement salué avec enthousiasme
par le FPR.
Encore plus révélateur, dans le rapport sur l’attentat
contre l’avion présidentiel présenté par Michael
Hourigan, avocat australien chargé de l’enquête par le Tribunal
Pénal International pour le Rwanda (TPIR), le témoignage de trois
membres du FPR et les éléments qu' ils apportaient à
l’enquête, prouvaient clairement dès 1996 que l’avion
avait été abattu par les hommes de Kagamé. Lorsque Hourigan
transmit cette information à Louise Arbour, alors procureur général
du TPIR, celle-ci, après avoir consulté les représentants
des Etats-Unis, exigea la fermeture de l’enquête, en dessaisit Hourigan
et lui donna l’ordre de détruire intégralement ses dossiers,
au prétexte qu' une telle investigation ne relevait pas des prérogatives
du tribunal et sortait de sa juridiction. C’était absolument faux,
comme le souligna Richard Goldstone, lui-même ex-procureur général
du TPIR et notoirement proche de longue date du Département d’Etat
U.S. Plus tard, en 2003, Carla Del Ponte, à son tour nommée procureur
général du TPIR, ordonna à nouveau l’ouverture d’une
enquête sur l’attentat de 1994 contre l’avion présidentiel.
Mais Kofi Annan lui ayant refusé son soutien, elle fut, elle aussi, congédiée
et remplacée.
Bien que ce double assassinat présidentiel soit reconnu
comme l’élément déclencheur d’un génocide
qui a défrayé la chronique, le Conseil de Sécurité
lui-même, plus de quinze ans après les faits, n’a toujours
engagé aucune poursuite ni exigé aucune sanction, pas même
une enquête. L’attentat d’avril 1994 a été,
selon l’expression de Richard Goldstone, « le détonateur
qui a fait exploser le génocide ». Or, si c’est bien notre
homme, Kagamé, qui a actionné ce détonateur, c’est
tout le scénario d’un génocide planifié et perpétré
par les Hutus qui se trouve remis en cause. Il en découle que, vu l’omnipotence
des USA, le rôle de personnalités telles que Louise Arbour ou Koffi
Annan au service de cette omnipotence et le poids des médias et les intellectuels
de l’humanitaire, sagement dupés ou alignés sur la version
officielle, toute tentative d’investigation sur cet attentat particulier
pourra être mise en échec sans que personne ne bronche, et jamais
un Tribunal des Nations Unies comme celui mis en place récemment pour
l’assassinat du leader libanais Rafik al-Hariri ne sera jamais mis en
place pour que ce crime là ne reste pas impuni.
La loi d’airain reste inflexible : Impunité pour
les crimes des Etats-Unis ou de leurs clients et complices ; tribunaux et sanctions
pour ceux qu' ils prennent pour cibles. C’est bel et bien la règle,
dans le système politisé de notre (in)justice internationale.
Source : http://www.michelcollon.info/
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