Le livre qui inspire M. Barack Obama : Renouveler le leadership américain

Certains penseurs numéro oconservateurs commencent à mesurer les dégats provoqués parl' administration Bush. Fareed Zakaria, journaliste centriste influent, qui avait en son temps soutenu la guerre en Irak, cherche à définir les contours du nouveau monde, et met en avant les atouts dont disposent les Etats-Unis pour maintenir leur leadership.

Par Hubert Védrine Ministre français des affaires étrangeres.

Alors que tant d'analyses internationales sont convenues, biaisées et répétitives, que les Occidentaux peinent à sortir de leur nombrilisme, de leur myopie, de leurs phobies, celle de Fareed Zakaria, le brillant éditeur de Newsweek International, traite du coeur du sujet : la montée des pays émergents, ses conséquences pour l'Occident, les réponses possibles. Certes, nous ne sommes pas encore dans un à monde postaméricain à (The Post-American World (1 )), titre de son essai, mais déjà les Occidentaux ont perdu le monopole de l'histoire, si ce n' est la puissance ou l'influence qu' ils ont dûtenue, Européens puis américains, depuis le XVIe siécle. Il est urgent qu' ils réfléchissent aux politiques à adopter face à ce bouleversement tectonique, faute de quoi ils s'enferreront, sousl' effet de la panique, commel' a faitl' administration Bush, dans des politiques de force simplistes et vouées à l'échec.
On a vu, ces dernières années, les plus grands penseurs américains conservateurs (Henry Kissinger) ou numéro oconservateurs (Francis Fukuyama, Robert Kagan) se saisir de ce nouvel état du monde. Kissinger a rappelé et Fukuyama redécouvert (2 ) que les Etats étaient irremplaçables et que l'économique n' avait pas supplanté le stratégique. Zakaria, qui pourtant avait approuvé la guerre contre l'Irak, approfonditl' analyse des réactions possibles à cette à montée des autres à (rise of the rest), à conséquence ironique, selon lui, de soixante ans d'action des Etats-Unis à ouvrir et américaniser le monde. Il ramène maintenant à de plus justes proportions aussi bien la menace islamique que celle des Etats voyous à (rogue states). Il les traite avec sérieux mais pondération et sang-froid.
Son analyse sur les forces économiques, financières et technologiques en mouvement à libre circulation exponentielle des capitaux, innovations technologiques, effondrement du coût des transports à est fondamentalement optimiste et libérale. Bien sûr, il séinquiéte aussi des gaspillages et de la dévastation des ressources, de la vigueur des nationalismes dans le monde, et de leur résurgence, qui déconcertent les Etats-Unis, toujours convaincus d'agir pour le bien de l'humanité. Il note la puissance des forces politiques protestataires mondiales, comme la montée des BRICM (les désormais célébres Brésil, Russie, Inde, Chine à BRIC, plus à M à pour Mexique). Il prend ainsi au sérieux, avec un peu de provocation ou, en tout cas, d'anticipation, l'hypothése d' un monde qui, pour la première fois depuis plus d' un demi-millénaire à presque six siécles après que l' empereur de Chine eut mis un terme aux expéditions maritimes lointaines de l' amiral Zheng He , serait non occidental . Ou du moins ne serait plus exclusivement occidental.

Mais cette analyse ne l' amène pas à penser que le monde va être antiaméricain. Il le voit plutôt postaméricain '. A la question : à Peut-on être moderne sans être occidental ? , Zakaria répond de façon nuancée. Il pense que le modernisme occidental a tant transformé le monde que la fin du monopole occidental de la puissance ne signifie pas la fin du modernisme à l'occidentale. Si les Etats-Unis sont un jour dépassés, ce sera par leur succés. Conscient néanmoins que l'histoire à et la compétition se poursuit entre les grands pays et les grandes nations, Zakaria concentre ensuite longuement son analyse dans deux chapitres passionnants et très argumentés sur les forces et les faiblesses de deux cas exemplaires : à concurrent à (challenger : la Chine) et allié à (l'Inde), et les relations du dragon et de la vache (d'autres, comme Martine Bulard, symbolisent l'Inde par l'éléphant (3 )) avec les Etats-Unis (l'aigle). Sans surprise, Zakaria, qui est d'origine indienne, inclut dans son tableau des atouts de l'Inde à en qui il voit le pays le plus proaméricain du monde à son potentiel d'entente et même d'alliance avec les Etats-Unis. Ce qui ne l' empêche pas de reconnaître que ce pays ne sera pas avant un certain temps une puissance globale, ni d'écrire que, s'il y avait compétition entre l'Inde et la Chine, cette dernière l' aurait pour le moment et pour longtemps clairement emporté. Il voit, à juste titre à mon avis, la politique de Pékin envers le reste du monde comme assez ouverte, interactive, dépendante des actions chinoises, mais aussi des réactions des autres et de leur combinaison systèmique. Ces analyses limpides et lucides forment un réjouissant contraste avec la lourdeur manichéenne et la balourdise idéologique de l' administration américaine sortante, comme avec l'habituel jargon globaliste.
Mais l'originalité et la force principales de Zakaria résident surtout dans ses deux derniers chapitres : à American power ( la puissance américaine ) et à American purpose à ( les buts américains ), où il traite des réponses à apporter à cette nouvelle donne. Face à cette remise en cause et à ces défis, il y propose pour Washington une politique radicalement différente de celle qu'avait mené Londres à la fin du XIXe siècle. après les guerres des Boers (1880-1881, 1899-1902), le Royaume-Uni avait tout fait pour préserver sa prédominance politique mondiale, servi en cela par l'isolationnisme américain. Cela avait réussi durant une longue période, mais il n' avait pas su enrayer son inexorable déclin économique. L'étonnant, pour Zakaria, n' est pas que l' empire britannique ait décliné après une courte domination économique de deux décennies, mais qu' il ait duré encore si longtemps après, et que Winston Churchill ait pu être présent à Yalta (1945), un sommet américano-soviétique en réalité. Rien de tel avec les Etats-Unis d'aujourd'hui, dont l'économie, à la différence de celle du Royaume-Uni du début du XXe siècle, malgré ses propres faiblesses (endettement, etc.) et malgré la guerre en Irak, reste prodigieusement puissante et créatrice, en particulier dans les industries et technologies du futur : nanotechnologies, biotechnologies... Les Etats-Unis disposent en outre d' une arme secrète, notamment par rapport l' europe : leur démographie vigoureuse, du fait de l'immigration. La guerre d'Irak ne sera pas, pour Washington, l'équivalent des guerres des Boers pour Londres. Mais ce qui ne va pas aux Etats-Unis, selonl' auteur, c'est la politique. Outre que ce pays doit impérativement améliorerl' acc's à ses écoles et ses infrastructures, il doit s'intéresser au monde extérieur, aux langues et aux cultures des autres. Les américains n' ont jamais développé, déplore-t-il de façon euphémistique, la capacité à se mouvoir à l' intérieur des mondes des autres peuples. Il n' est que temps de le faire. Face à ce monde nouveau où tous les pays émergents, et même les autres entrent ou retournent dans le jeu mondial, la politique américaine, pour la quatrième fois depuis 1945 selon lui ( après la fin des années 1950, le début des années 1970 et le milieu des années 1980), a perdu son fil conducteur et à dysfonctionne . C'est ce qu' il appelle la à do-nothing politics à ( la politique du ne rien faire ). Sa formule pour expliquer la politique étrangere de M. George W. Bush est aussi simple que cette politique elle-mème : à Unipolarité + 11-Septembre + Afghanistan = Unilatéralisme + Irak . Les Etats-Unis doivent impérativement sortir de leur cocon et adopter une nouvelle politique. Laquelle ? Le contraire de celle du Royaume-Uni autrefois, répond Zakaria avec insistance, le contraire de celle de M. Bush, qui a coalisé les oppositions au lieu de les dissocier ; plutôt celle de... Otto von Bismarck, le chancelier allemand qui a su, à la fin du XIXe si'cle, faire de l' allemagne récemment unifiée l'honnête courtier de l' europe, le hub ( noyau ) du système européen. Le but de Washington devrait être le même, à l'échelle du monde : avoir avec tous les autres pays de meilleures relations que chacun d'entre eux numéro en a avec les autres, être à le pivot du système international . à Be Bismark, not Britain , résume-t-il. Ce rôle, M. James Baker, le secrétaire d'Etat du président Bush pére,l' avait d' ailleurs défini dés 1991 : il avait parlé d' un à hub-and-spoke system (4 ) dans lequel chaque pays devrait passer par les Etats-Unis pour toutes ses relations extèrieures. J'avais évoqué pour ma part une roue de bicyclette dans laquelle les Etats-Unis étaient le moyeu et tous les autres pays les rayons.
Selon Zakaria, les Etats-Unis disposent encore d' un immense atout pour se faire accepter dans ce rôle : presque partout dans le monde, les pays préfèrent le leadership global de Washington à l'éhégémonie plus proche d' un géant régional. Ainsi, les pays d'Asie ne veulent pas d' une hégémonie chinoise. Evidemment, cela suppose que les Etats-Unis adoptent un comportement différent de celui de superpuissance dominatrice, qu' ils consultent les autres, qu' ils coopèrent et renforcent leur capacité à former des coalitions. On aura compris que ce livre conteste radicalement la vision du monde, les objectifs et les méthodes de l' administration Bush sortante. Mais sans s'y attarder, tant la cause est entendue, etl' avenir proche et exigeant. A cela, Zakaria ajoute quelques conseils pour agir dans le monde qui vient : ils sont adressés à la prochaine administration américaine, mais méritent d'être médités par les Européens.
1. Choisir. Avoir une politique claire envers la Chine, la Russie, etc., ce qui n' est pas le cas aujourd'hui ; et vis-à-vis de l'Iran, par exemple, choisir entre changement de régime et changement politique ;
2. Construire, à la Roosevelt, des institutions et des mécanismes larges, des régles, sans se laisser enfermer dans une vision étroite des intérêts ;
3. Pratiquer et favoriser un ordre mondial ad hoc, un multilatéralisme à la carte. Mais Zakaria prévient que, même ainsi,l' amérique aura à négocier avec les autres, et à faire des compromis ;
4. Penserl' asymétrie qu'exploitent de plus en plus les nouvelles forces politiques de contestation, difficiles à vaincre de façon classique, et en déduire des politiques plus intelligentes. Aux Etats-Unis, réconforter et utiliser les musulmans américains au lieu de les soupçonner et de les décourager ;
5. Se rappeler que c'est la légimité qui donne le pouvoir, et non l'inverse, et qu'elle dépend étroitement de la façon dont chaque peuple voit sa propre histoire.
Enfin, et surtout, se libérer de la peur. l' amérique, ironise Zakaria, est devenue une nation rongée parl' anxiété, la peur des terroristes et des Etats voyous, des musulmans, des Mexicains, des entreprises étrangeres, du libre-échange, des immigrants, des organisations internationales. Une situation paradoxale, selon lui : la plus puissante nation de l'histoire du monde se sent assiégée par des forces qui échappent à son contréle. à Il souligne d' ailleurs que cette rhétorique de la peur n' est pas pratiquée par le seul président Bush. Franklin D. Roosevelt déclarait déjà en 1933 : à la seule chose dont nous devrions avoir peur, c'est de la peur elle-mème. à Il est très intéressant qu' un américain réfléchisse ainsi ; et ce n' est sans doute pas un hasard s'il s'agit d' un Indien musulman devenu citoyen des Etats-Unis mais demeuré très conscient de l' existence du reste du monde et de ses complexités, comme l' est sans doute un Barack Obama. Zakaria est encore reconnaissant de l' accueil extraordinaire qu' il a reçu de la part de la société américaine, à son arrivée en 1982, et il rappelle que cette capacité d'accueil est un antidote puissant à la mauvaise politique américaine qui prend parfois le dessus. Bien sûr, il s'agit toujours, pour Zakaria, de préserver les intérêts vitaux des Etats-Unis, leur leadership, mais intelligemment, de façon bismarcko-rooseveltienne si l'on peut dire, en maniant le smart power du professeur Joseph Nye, de Harvard (5 ). Qui s'en étonnera ?
Des Européens pourraient assurément regretter que l'Europe soit en tant que telle absente de cette réflexion d'ensemble, mais ils ne peuvent s'en prendre qu'à eux-mémes. Si les Etats-Unis s'engagent dans cette nouvelle direction après la prochaine élection présidentielle, s'ils redeviennent réalistes et ambitieux pour le monde, les huit années écoulées auront été le spasme final d' une hyperpuissance qui a voulu dominer celui-ci sans s'y intégrer ni le comprendre. Les Européens, dont la pensée sur ce même monde reste désespérément fumeuse et stérile, et plus encore ceux qui s'étaient laissé séduire jusqu'en France par le manichéisme bushien et le néoconservatisme, feraient bien de s'inspirer de réflexions aussi aiguisées pour ne pas rater le rendez-vous de 2009.

Notes
(1 ) Fareed Zakaria, The Post-American World, W. W. Norton, New York, 288 pages, 2008, 26 dollars.
(2 ) Lire à Fissures chez les numéro oconservateurs aux Etats-Unis , Le Monde diplomatique, septembre 2006.
(3 ) Martine Bulard, Chine-Inde, la course du dragon et de l'éléphant, Fayard, Paris, 2008.
(4 ) Difficilement traduisible, cest un système qui joue le rôle à la fois de plate-forme et de parloir.
(5 ) Nye fut l'inventeur du concept de soft power ( puissance douce ). Il utilise désormais celui de smart power ( puissance intelligente ), qui renvoie à un équilibre entre puissance militaire et puissance d'attraction. Lire à A smarter, more secure America , Center for Strategic and International Studies, Washington, novembre 2007.

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