Washington tremble : La charge de l’armée invisible des trolls du Kremlin

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Diana Johnstone
publié le 9 janvier 2018
mis à jour le : 2 Novembre, 2018

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Il n’y a pas de trêve des confiseurs dans la guerre de propagande. Le jour de Noël, le Washington Post a offert à ses lecteurs une histoire effrayante intitulée “Les trolls du Kremlin mettaient le feu à l’Internet pendant que Washington débattait des options”.

L’article est long : presque 4000 mots. C’est un article dont la seule partie qui est sûre d’être lue en ces temps de capacité d’attention brève est le titre, et dont les deux thèmes sont riches en messages subliminaux.

Premièrement, une opération de terre brûlée par une armée de trolls du Kremlin dévaste l’Internet. Deuxièmement, le pouvoir de Washington, dans sa bienveillante innocence, s’avère incapable de faire face à cette abominable menace.

Prenons ces deux thèmes un par un.

Invasion de l’armée des trolls

La patère où accrocher cette histoire est une journaliste free lance fantôme nommée Alice Donovan, dont « le premier e-mail est arrivé dans la boîte de CounterPunch, un site web d’information et d’opinion penchant à gauche, à 3h25 du matin – le milieu du jour à Moscou ».

Aha !

S’abreuvant à ses abondantes sources de la communauté du renseignement, l’article du WashPost continue :

« Le FBI était sur la piste de Donovan depuis des mois dans une opération de contre-espionnage dont le nom de code était « Nuit du Nord ». Des rapports internes du Bureau la décrivaient comme le pseudonyme d’un fantassin appartenant à une armée de trolls dirigée par le Kremlin, qui cherche à miner les institutions démocratiques américaines ».

Il est intéressant de noter que la seule preuve fournie sur « l’armée des trolls du Kremlin » dans cet article est l’existence de ce fantassin sous pseudonyme nommé Alice Donovan. Et la seule preuve de l’existence d’Alice Donovan est constituée par ses nombreux articles publiés sur une douzaine de sites web au cours des dernières années. Parce que, lorsque CounterPunch, alerté par le FBI, a essayé de découvrir qui elle était, il n’y est pas arrivé.

Ainsi, dans ce compte-rendu, un fantassin fugace est invoqué comme preuve d’une « armée ».

Cela devrait immédiatement soulever des questions. Pourquoi le FBI conduisait-il une enquête sur quelqu’un dont la seule trace de l’existence est qu’il/elle est l’auteur d’articles parus sur Internet ? Il ne pourrait pas enquêter sur une personne puisque, apparemment, personne ne sait qui elle est. Il enquête donc sur un auteur de site web. Pourquoi ? Suivant quels critères ?

« Alors que l’élection présidentielle s’échauffait », continue l’article, Alice Donovan « semblait suivre les instructions du Kremlin en attisant le mécontentement à l’égard de la chef de file des Démocrates Hillary Clinton et en jouant les rabatteurs pour Wikileaks, dont les responsables US disent que c’est un outil de la vaste opération d’influence russe pour affecter la course à la présidence. »

En bref, « attiser le mécontentement » à l’égard de Hillary est le signe distinctif qui fait de vous un « outil » de l’opération russe. Soit dit en passant, il y en a pas mal d’entre nous qui ont fait exactement ça et je suis l’une d’elles, puisque j’ai écrit un livre entier de mécontentement sur Hillary. Faisons-nous tous l’objet d’une enquête du FBI ?

La mission du FBI est-elle ou n’est-elle pas de mener une opération de contre-espionnage en enquêtant sur des auteurs de sites web qui ne suivent pas la ligne officielle de Washington sur Hillary Clinton, sur la Russie et sur la Syrie ? Alice Donovan l’a fait mais ses articles sont relativement bénins. Pourquoi est-elle tout spécialement épinglée par une opération de contre-espionnage du FBI ?

Pourquoi CounterPunch a-t-il été mis en garde contre elle et pas contre nous tous qui écrivons ce même genre d’articles ?

Le message pas-si-subliminal-que-ça, était : tout article proposé à un site web qui contredirait la ligne officielle peut être l’œuvre de sinistres agents du Kremlin. La preuve : ils en ont trouvé un(e) ! Son nom est Alice Donovan. Faites donc très attention à ce que vous publiez.

Bien sûr, la « preuve » est aussi invisible que tous les « indices » de la subversion russe produits jusqu’ici par les agences de sécurité US. Personne n’a vu Alice Donovan. Personne ne lui a parlé. Il n’existe à ce jour aucune preuve de son existence, mais cela n’a pas empêché la grosse cavalerie des médias de masse de la proclamer pièce à conviction A, A pour Alice, dans le procès médiatique fait à Vladimir Poutine « qui veut miner notre démocratie ».

« Le FBI, fidèle à sa pratique standard dans les enquêtes de contre-espionnage, a gardé pour lui les informations concernant Donovan et d’autres personnalités russes suspectées de colporter des messages à l’intérieur des états-Unis » selon le WashPost.

Mais pas au point de s’abstenir d’aller intimider les responsables de CounterPunch en insinuant qu’ils facilitent la cyberguerre du Kremlin, ou de passer des rapports d’espionnage top-secrets au journal le plus influent de la capitale du pays, dont les liens avec la CIA sont depuis longtemps bien connus.

Si Alice Donovan constitue une telle menace, pourquoi ne pas révéler son identité ?

Réagissant aux mises en garde du FBI, CounterPunch a mené sa propre enquête et a mis au jour des faits significatifs.

Premièrement, puisqu’il a été impossible de trouver trace d’« Alice Donovan », le FBI doit avoir été alerté par ses écrits, non par sa personne. Quand et comment les fouineurs ont-ils découvert qu’elle faisait apparemment usage d’un pseudonyme ? Ont-ils su cela d’abord, ce qui signifierait que pour le FBI, des noms de plume équivalent à de la subversion russe. Mais, ce qui compte dans un article, c’est avant tout son contenu, pas sa signature. Tout le long de l’histoire, des écrivains ont usé de noms de plume en guise de protection contre une persécution éventuelle. L’échange entre le FBI et CounterPunch montre une intention d’avertir les sites web « penchant à gauche » qu’il vaudrait mieux qu’ils ne publient pas d’articles anonymes, ce qui pourrait bien être un premier pas vers l’exclusion des personnes qui ont quelque chose à dire mais craignent de s’attirer des ennuis parce que leurs points de vue ne sont pas orthodoxes, particulièrement en période d’intensification de chasse aux sorcières.

Toutefois, le fait le plus significatif qui se dégage de l’enquête menée par CounterPunch est que les articles d’« Alice Donovan » n’ont pas réussi à introduire quelque nouvel élément de propagande russe dans le cyberespace américain.

Ce ne sont pas du tout des originaux. Cette commentatrice fantôme a pris des bouts d’articles trouvés sur d’autres sites web penchant à gauche et les a assemblés tant bien que mal en les faisant passer pour sa prose. Ses articles ne sont que des copiés-collés, autrement dit du plagiat.

C’est l’arme du crime encore fumante, mais les empreintes qu’elle porte ne sont pas russes.

En fait, dans la mesure où il n’y avait rien de nouveau, rien de particulièrement sensationnel ni de grandes révélations « fake » dans les textes de Donovan, qu’est-ce que « le Kremlin » espérait en retirer comme gain ? Pourquoi essayer de « miner notre démocratie » avec quelques doublures d’autres articles existant sur Internet ?

Cela n’a tout simplement pas de sens.

Mais il y a une autre hypothèse, qui, elle, a du sens. Il est clair, depuis la création même de l’Opération Nuit du Nord que le FBI a été chargé de la tâche de produire la preuve que la dissidence, sur Internet, provient d’un complot de Poutine. Cependant, si ce genre de preuve devient difficile, voire impossible à trouver, elle peut être fabriquée, exactement comme l’ont été un certain nombre de « complots terroristes » : en attirant quelque naïf imbécile dans une opération d’infiltration.

Pour le FBI, cela pourrait bien valoir la peine de piéger des publications de gauche en les amenant à publier des articles qui pourraient ensuite être « démasqués » comme de la « propagande du Kremlin ». Il crève les yeux que l’état profond a désespérément besoin de « preuves » pour étayer son conte de fées sur « la Russie [qui] détruit notre démocratie ». L’invention d’« Alice Donovan » pourrait produire ce genre de « preuve ».

Si vous étiez un écrivaillon du FBI chargé de rédiger des articles à signer « Alice Donovan » vous n’auriez probablement pas la moindre idée de comment vous y prendre. En bon pilier du Bureau vous ne sauriez pas ce que ces gens pensent. Le meilleur moyen serait donc de copier ce que de vrais auteurs « penchant à gauche » auraient écrit. Les articles Donovan n’ont rien ajouté à ce qui était déjà dans le domaine public. Ils ne disent rien que les autres auteurs n’aient écrit, rien qui soit susceptible d’empoisonner davantage les crédules esprits américains. « Elle » s’est contentée de couper et de coller, manière comme une autre d’inventer un faux troll russe, de le lâcher dans les sites web et de « découvrir » ensuite le scandale. Rien d’autre en somme qu’une entourloupe de plus dans les perpétuelles manigances et provocations du FBI. Simple variation sur le thème des manœuvres d’infiltration et faux drapeaux. Nous vous incitons à faire quelque chose dont nous pouvons vous accuser. Et ce sont, bien sûr, les sites web « penchant à gauche » qui sont invités à tomber dans le piège de publier des « fake news » véhiculées par un « troll du Kremlin ».

Ceci devrait les inciter à être prudents !

Il n’y a en fait pas de preuve qu’« Alice Donovan » soit une création de l’opération secrète du FBI connue sous le nom de Nuit du Nord, pas plus qu’il n’y a de preuve qu’elle soit une création de la « campagne de désinformation Kremlin ». Cependant, il y a une preuve que l’opération secrète du FBI existe. à partir de ses sources secrètes, le Washington Post révèle qu’un « ordre préalable non signalé – une trouvaille présidentielle à l’emporte-pièce pour combattre les cyber-menaces planétaires – a invité les agences d’espionnage US à mettre sur pied une demi-douzaine d’opérations spécifiques pour prévenir le danger russe ». Pourquoi « Alice Donovan » ne serait-elle pas une de ces opérations ?

Par ailleurs, la campagne de désinformation du Kremlin n’est toujours que matière à spéculation – en dépit de tous les reportages de la presse mainstream basés, comme celui-ci prétend l’être, sur des « interviews avec des douzaines d’anciens dirigeants US à la Maison Blanche, au Pentagone, au Département d’état, et avec des représentants des services d’espionnage US et européens, comme avec des représentants de l’OTAN et d’importants diplomates de l’U.E. »

Comme toutes ces interviews sont anonymes, qu’est-ce qui les rend plus crédibles qu’un blogueur ou qu’une blogueuse anonyme ? Où est la preuve de… quoi que ce soit ?

Cet article tout entier est basé sur l’hypothèse de l’existence d’une « armée de trolls du Kremlin » partis sur le sentier de la guerre pour détruire la démocratie américaine. Le thème est élaboré avec une certaine imagination mais jamais étayé par des faits réels.

Sauver Trump des trolls

Si le premier thème de l’article est destiné à intimider les sites web « penchant à gauche » et à les obliger de suivre la ligne officielle, dorénavant menacés de l’accusation de collusion avec « l’armée des trolls du Kremlin » s’ils ne le font pas, le second thème est indirectement adressé à Trump. Le message subliminal : sautez dans le train anti-russe et vous pourrez peut-être ne pas être destitué après tout.

Le message est transmis par sous-entendu. Alors que toute la campagne « fake news russes » a décollé pour expliquer la présomptueuse élection de Donald Trump, et aussi comme un moyen de discréditer le président méprisé et de préparer sa destitution, le ton a changé. Maintenant, rapporte le Washington Post, Trump n’est plus le bénéficiaire mais la cible de la désinformation.

« Après que Trump ait été installé à son poste, l’armée des trolls russes a commencé, d’après les rapports d’espionnage US, à déplacer sa mire à l’intérieur des USA. Au lieu de répandre leurs messages pour soutenir Trump, ils sont revenus à leur objectif de longue date de semer la discorde dans la société US et de miner l’influence planétaire américaine. La présidence et la politique de Trump sont devenus les cibles de la désinformation russe. »

« Donovan et d’autres personnes soutenues par le Kremlin » ont commencé à attaquer l’administration Trump pour – entre autres choses – son soutien aux « terroristes » et pour avoir autorisé des frappes militaires qui ont tué des enfants en Syrie. »

« Tout ce qu’ils veulent c’est perturber », dit un ex-dirigeant, mis au courant de l’espionnage. « Ils veulent des états-Unis étourdis, de façon qu’ils ne puissent faire barrage aux ambitions de Vladimir Poutine. »

Quelles sont ces fameuses ambitions ? Selon les informateurs de Washington, Poutine aurait voulu « contrebalancer son armée diminuée » en se lançant dans « des campagnes d’influence et une cyberguerre comme afin d’égaliser les forces ».

Eh bien, on a le droit de penser que si tout ce que la Russie peut aligner pour « contrebalancer » la machine militaire sans précédent des Etats-Unis est une armée d’Alice Donovan, tous ces experts en sécurité de Washington peuvent se détendre et arrêter de s’en faire.

Selon cette fable, ce serait justement ce qu’ils ont fait, convaincus que « tout était fini et que nous avions gagné la guerre de la propagande ». C’est alors qu’est venue – horreur ! – RT, une chaîne de télévision américaine patronnée par la Russie, qui offre aux téléspectateurs une vision des nouvelles qui frappe le Washington Post comme les invocations d’un exorciste asticotent le diable.

Pauvre, fragile Amérique

C’est ainsi que les spécialistes en sécurité US s’en sont allés gémir dans le giron du Washington Post que les hauts responsables de la politique US étaient « induits en erreur par une croyance erronée en la résilience de la société américaine et de ses institutions démocratiques ». Des erreurs de calcul et « l’inertie bureaucratique » ont rendu les Etats-Unis « vulnérables aux interférences de la Russie dans l’élection présidentielle de 2016 » … La plus grande démocratie du monde se révèle être un château de cartes.

Quelle confession ! Voilà que si la Russie s’avise de souffler dessus, elle peut faire crouler le château.

« J’ai cru que notre sol n’était pas aussi fertile », a dit Antony J. Blinken, sous-secrétaire d’état du président Barack Obama. « Nous croyions que “la vérité vous rendra libres”, que la vérité prévaudrait. Cela s’est avéré un peu naïf. »

Mince alors… les types à Washington sont juste trop honnêtes pour même rêver à ces vilaines choses que les mesquins Russes sont capables de leur faire. Mais, maintenant, le Washington Post est là, main dans la main avec « la communauté du renseignement », pour nous mettre en garde et pour vous avertir, M. Trump, que les Russes sont des salauds qui veulent détruire l’Amérique et vous devez tout faire pour les arrêter.

Ces plaintes rendent un son familier. Chaque fois que le Pentagone passe à la vitesse supérieure pour aller, à coups de bombes, obliger quelque infortuné pays à changer de régime, nous avons droit au même chœur des vierges de la part des médias mainstream, des experts en espionnage et des hauts fonctionnaires sur les « conditions de l’anonymat », en même temps que d’un assortiment semi-gouvernemental d’organisations droitsdelhommistes « non gouvernementales », proclamant qu’il faut réveiller les dirigeants américains de leurs rêves idéalistes si on veut empêcher le dernier Hitler en date de faire ce que font de tels monstres. Bien sûr, les naïfs leaders US sont juste trop bons et innocents pour prendre cette Nième terrible menace au sérieux, jusqu’à ce que – heureusement – ils en soient avertis par les diligentes barbouzes et leurs diligents collaborateurs des médias. Nous avons entendu tout cela encore et encore.

Alors, hein… allez Trump, ouvrez les yeux sur la cyber-menace de Poutine, et tout sera pardonné.

Source :arrêt sur info

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