Derrière la panique, la guerre financière pour la future domination bancaire mondiale
F. William Engdahl
Ce qui ressort du comportement des marchés
financiers européens ces deux dernières semaines, c’est
que les anecdotes dramatiques de la crise financière et la panique provoquée
servent délibérément à certains groupes d’influence
- à l’intérieur et en dehors de l'Union européenne
- à façonner le futur visage de la finance mondiale suite à
la débâcle aux États-Unis des subprimes (prêt à
haut risque) et des titres adossés à des créances (ABS).
Le développement le plus intéressant des derniers jours est la
position allemande unifiée et forte de la Chancelière, du ministre
des Finances, de la Bundesbank et du gouvernement de coalition. Tous sont opposés
à un super-fond de renflouage bancaire du style étasunien dans
l’Union européenne. Pendant ce temps-là, le ministre étasunien
des Finances, Henry Paulson, continue son copinage capitaliste (Crony Capitalism)
au détriment de la nation et au profit de ses copains du monde financier.
C'est un cocktail inutilement explosif.
source : http://www.mondialisation.ca/index.php?context=va&aid=10558
Le 14 octobre 2008
La chute de la bourse de 7 à 10 pour cent par
jour fait les gros titres de l'actualité et sert à susciter un
grand sentiment de malaise proche de la panique chez le citoyen ordinaire. Les
événements des deux dernières semaines dans les banques
de l'UE - depuis les sauvetages dramatiques des banques Hypo Real Estate, Dexia
et Fortis, et l'annonce d’Alistair Darling, le Chancelier de l'Échiquier
au Royaume-Uni, d'un changement radical dans la politique du traitement des
banques en difficulté au Royaume-Uni - ont commencé à révéler
les grandes lignes des diverses réponses européennes à
ce qui est en réalité une crise « made in USA ».
On peut raisonnablement penser que Henry Paulson, l’ancien directeur général
de Goldman Sachs, n'est pas un ministre des Finances stupide. Il y a aussi des
raisons réelles de croire qu'il agit en fait en fonction d'une stratégie
à long terme bien pensée. Les événements qui se
déroulent actuellement dans l'UE tendent à le confirmer. Comme
me l’a dit un haut responsable d’une banque européenne lors
d’une discussion privée, « Une guerre est en cours entre
les États-Unis et l'Union européenne pour définir le futur
visage de la finance européenne. »
Du point de vue de ce banquier, la tentative en cours du Premier ministre italien
Silvio Berlusconi et du président français Nicolas Sarkozy de
créer un « fonds » commun en Union européenne (avec
peut-être plus de 300 milliards de dollars pour sauver les banques en
difficulté) participerait de facto à la stratégie à
long terme de Paulson et de l’establishment étasunien. En réalité,
cela affaiblirait les banques en remboursant les titres véreux d’origine
étasunienne détenus par les banques de l'UE.
Utiliser la panique pour centraliser le pouvoir
Comme je l’expose dans mon prochain livre, Power
of Money: The Rise and Decline of the American Century, (Le pouvoir de l'argent
: essor et déclin du siècle étasunien), dans toutes les
grandes paniques financières aux États-Unis depuis au moins celle
de 1835, les titans de Wall Street, surtout la Maison JP Morgan avant 1929,
ont délibérément déclenché la panique bancaire
en coulisses pour consolider leur emprise sur le système bancaire étasunien.
Les banques privées ont utilisé cette panique pour contrôler
la politique de Washington, notamment la définition exacte de la propriété
privée de la nouvelle Réserve fédérale en 1913,
et pour consolider leur contrôle sur les groupes industriels comme US
Steel, Caterpillar, Westinghouse, etc. En bref, ce sont des habitués
de ce genre de guerre financière, qui augmente leur pouvoir.
Ils doivent maintenant faire quelque chose de semblable à l'échelle
mondiale afin de pouvoir continuer à dominer la finance mondiale, le
cœur de la puissance du siècle étasunien.
Cette pratique du recours à la panique pour concentrer leur pouvoir privé
a créé une concentration extrêmement puissante de pouvoir
financier et économique entre quelques mains du secteur privé.
Ce sont ces mêmes mains qui, en 1921, créèrent le Council
on Foreign Relations, l’influent groupe d’experts en politique étrangère
étasunienne, pour guider la montée du Siècle Étasunien,
comme l’appelait Henry Luce, le fondateur du Time, dans un essai capital
en 1941.
Il devient de plus en plus évident que les gens comme Henry Paulson,
qui fut l'un des promoteurs les plus énergiques de la révolution
de l’ABS à Wall Street, avant de devenir ministre des Finances,
sont animés par des mobiles qui dépassent de loin leurs instincts
de cupidité. Dans ce contexte, la propre expérience de Paulson
est intéressante. A l’aube des années 70, Paulson entama
sa carrière en travaillant pour un homme célèbre nommé
John Ehrlichman, l’impitoyable conseiller en politique intérieure
du président Nixon. A l'époque du Watergate, John Ehrlichman avait
mis sur pieds la fameuse équipe des plombiers pour réduire au
silence les adversaires du président, mais Nixon l’avait abandonné
et il avait fini en prison, sans soutien.
Paulson semble avoir pris de la graine de son mentor de la Maison Blanche. Selon
un article du New York Times, en 1998, quand il était coprésident
de Goldman Sachs, il a fait partir de force Jon Corzine, l’autre coprésident,
dans ce qui équivalait à un « coup d’État ».
Comme je l'ai exposé en détail dans les parties I à IV
de ma précédente série, Financial Tsunami, il devient évident
que Paulson et ses amis de Citigroup et JP Morgan Chase ont une stratégie,
de même que le parrain de la titrisation des hypothèques et de
la déréglementation bancaire, l’ancien président
de la Réserve fédérale, Alan Greenspan.
Sachant qu' à un moment donné, la pyramide de billions de
dollars de subprimes douteuses et autres titres hypothécaires à
haut risque allait s’effondrer, ils étaient apparemment déterminés
à propager le plus possible dans le monde entier les « déchets
toxiques » de l’ABS, pour attirer les grandes banques du monde,
plus particulièrement celles de l'Union européenne, dans leur
piège à miel.
Mais ils n’agissaient pas seuls. Lors de son dernier témoignage
sous serment, Lynn Turner, chef comptable de la Securities and Exchange Commission
(SEC, organisme fédéral de réglementation et de contrôle
des marchés financiers, NDR), qui était chargé de la surveillance
du marché des swaps de défaut (credit default swaps), un marché
d’un montant de 62 000 milliards de dollars, avait fait les frais des
coupes budgétaires de l’administration Bush. Son personnel était
passé de plus de 100 personnes à une seule. Oui. UNE personne,
ce n'est pas une faute de frappe.
Le représentant du Vermont au Congrès, Peter Welsh demanda à
Lynn Turner « (…) la réduction des effectifs des autorités
de régulation visait-elle à rendre impossible un quelconque contrôle
avec un seul employé en poste ? Et est-il exact que 146 personnes ont
été licenciées du département de contrôle
du SEC ? ». Et Turner, sous serment, lui répondit « Oui…
je pense qu' un écrémage systématique – appelez
ceci comme vous voudrez – parmi les fonctionnaires a eu lieu dans cette
administration, afin de saper ses capacités de contrôle ».
Etait-ce simplement une coupe budgétaire inspirée par une ferveur
idéologique, ou cette manœuvre avait-elle un objectif caché
? L'ancien employé de Goldman Sachs, qui avait convaincu le président
d’embaucher Henry Paulson et Joshua Bolten (ancien directeur de l’Office
of Management and Budget (OMB) de Bush et actuel chef d'état-major du
président) tentait-il de s’assurer que le gouvernement ne s’occuperait
pas de l'explosion de la titrisation des actifs hypothécaires ?
Ce sont peut-être des questions que le Congrès ferait bien de poser
à des gens comme Henry Paulson et Joshua Bolten, au lieu de faire diversion
en évoquant le montant des indemnités touchées par Richard
Fuld pour son départ de chez Lehman Brothers. N’y a-t-il pas les
empreintes de M. Bolten sur les lieux du crime ? Et pourquoi n’y a-t-il
personne pour questionner le rôle de Paulson en tant que directeur général
de Goldman Sachs - l’un des promoteurs de titres exotiques et autres produits
de titrisation les plus agressifs - de Wall Street ?
Il semblerait aujourd’hui que la stratégie de Paulson était
d'utiliser une situation de crise - de crise préprogrammée, prévisible
dès 2003, quand Joshua Bolten a accédé à la tête
de l’OMB - lorsqu' elle se produirait, pour affoler les gouvernements
les plus conservateurs de l'Union européenne et les précipiter
au secours des actifs pourris des États-Unis.
Si cela devait arriver, ça détruirait ce qui reste de bon dans
le système bancaire et les institutions financières de l'UE, et
cela rapprocherait le monde d’un marché monétaire contrôlé
par les copains de Paulson, des copains capitalistes « à la mode
américaine ». Le « copinage capitaliste » est certainement
une expression appropriée ici. Robert Rubin, prédécesseur
de Paulson à la fois chez Goldman Sachs et au ministère des Finances,
aimait accuser les banquiers de Thaïlande, d’Indonésie et
des autres pays frappés en 1997 par les attaques spéculatives
des fonds de placement sponsorisés par les États-Unis, de «
copinage capitaliste ». Cela donnait l'impression que la crise avait sa
source en Asie et n’était pas la conséquence d'attaques
délibérées d’institutions financières étasuniennes,
ayant pour objectif d’éliminer le modèle des Tigres asiatiques
et de transformer l'Asie en bailleur de fonds de la dette de Washington.
Il est intéressant de noter que Rubin est à présent directeur
de Citigroup, manifestement l'une des banques survivantes « copines de
Paulson ». C’est la banque qui a dû jusqu' ici inscrire
à son passif la plus grande somme en titres empoisonnés.
Si l'allégation de panique planifiée, comme celle de 1907, est
exacte (et c'est un grand « si »), alors le plan a réussi…
jusqu'à un certain point. Ce point a été franchi pendant
le week-end du 3 octobre, le même jour que l’anniversaire de l'unification
nationale de l’Allemagne.
L'Allemagne rompt avec le modèle étasunien
Dans la soirée du dimanche 5 octobre, lors de
pourparlers à huis clos, Alex Weber, patron pragmatique de la Bundesbank,
Jochen Sanio, dirigeant de BaFin, et des représentants du gouvernement
de coalition à Berlin de la chancelière Angela Merkel, ont lancé
pour Hypo Real Estate (HRE) un plan de renflouage d'un valeur nominale de 50
milliards d’euros. Toutefois, comme le soulignait Weber au ministre des
Finances Peer Steinbrück dans une lettre du 29 septembre rendue publique
dans la presse, les banques privées allemandes doivent apporter 60 pour
cent de la somme et l’Etat, 40 pour cent. De plus, compte tenu de l'attention
avec laquelle le gouvernement, en coopération avec la Bundesbank et BaFin,
a établi l’accord de crédit de secours, la perte maxéimale
possible pour l'État serait limitée à 5,7 milliards d’euros
dans le pire des scénarios, et non pas à 30 milliards, comme beaucoup
le pensent. C’est toujours beaucoup d'argent, mais ce n’est rien
en comparaison du chèque de 700 milliards de dollars que le Congrès
des États-Unis, contraint par les quelques jours de chute des cours boursiers,
a décidé de donner à Paulson.
La rapidité d'action du ministre des Finances Steinbrück à
licencier la direction de HRE, en contraste frappant avec Wall Street où
les fraudeurs du même acabit restent dans leur bureau à récolter
d'énormes primes, témoigne aussi d’une approche différente.
Mais cela ne tranche pas le nœud du problème. La situation de HRE
provient, comme noté précédemment, des excès de
DEPFA, sa banque filiale auxiliaire en propriété exclusive, basée
en Irlande, un pays de l'UE connu pour sa réglementation libérale
peu contraignante et son bas régime fiscal.
Changement dans la politique britannique
Au Royaume-Uni, après le renflouage stupide et
coûteux de Northern Rock en début d'année, le gouvernement
du Premier ministre Gordon Brown vient d'annoncer un changement politique radical,
allant dans le même sens que l'Allemagne. Les banques britanniques obtiendront
exceptionnellement 50 milliards de livres (64 milliards d’euros) de crédits
de renflouage du gouvernement et de prêts de secours de la Banque d'Angleterre.
Le Trésor Public a déclaré que le gouvernement allait acheter
des actions privilégiées de la Royal Bank of Scotland Group Plc,
de Barclays Plc et d’au moins six autres banques, et fournira environ
250 milliards de livres de garanties de prêts pour refinancer la dette.
La Banque d'Angleterre mettra à disposition au moins 200 milliards de
livres. Le plan ne précise pas combien obtiendra chaque banque.
Tout ça signifie que le gouvernement britannique va nationaliser, au
moins partiellement, ses banques internationales les plus importantes, au lieu
de racheter leurs prêts véreux dans le style d’un plan inapplicable
à la Paulson. Avec cette approche, le coût pour le contribuable
du Royaume-Uni sera bien moindre car, une fois la crise calmée et les
affaires revenues à la normale, le gouvernement pourra vendre des parts
de l'État aux banques en bonne santé avec peut-être un bon
bénéfice pour le Trésor Public. Le gouvernement Brown a
sans doute réalisé que la couverture de garantie accordée
à Northern Rock et Bradford & Bingley en début d’année
n’a fait qu' ouvrir les vannes des dépenses gouvernementales
sans arranger le problème.
Cette nouvelle politique de nationalisation contraste totalement avec l’approche
idéologique du libre marché prônée par Paulson, qui
consiste à racheter le titres sans valeur détenus par des banques
que Paulson a choisi de sauver, plutôt que de recapitaliser les banques
pour leur permettre de continuer à fonctionner.
Les lignes de la bataille se dessinent
Que se dégage-t-il des grandes lignes des deux
approches opposées face au développement de la crise ? À
présent, le plan Paulson fait manifestement partie d'un projet visant
à créer trois colosses financiers mondiaux : Citigroup, JP Morgan
Chase et bien entendu Goldman Sachs, la « maison » de Paulson, maintenant
transformée en banque de façon assez opportune. après être
parvenus à arracher 700 milliards de dollars aux contribuables étasuniens
par la peur et la panique, ces trois mastodontes utiliseront leurs muscles hors
du commun pour ravager les banques européennes dans les années
à venir. Tant que les plus grandes agences mondiales financières
de notation - Moody's et Standard & Poors - seront épargnées
par les scandales et les auditions au Congrès, le pouvoir financier réorganisé
de Goldman Sachs, Citigroup et JP Morgan Chase pourrait potentiellement se regrouper
et faire progresser leur plan de bataille mondial dans les prochaines années,
en marchant sur les cendres de la faillite de l'économie étasunienne,
mise en banqueroute par leur folie.
En s’accordant sur la stratégie de nationalisation des banques
que les ministres des Finances de l'UE estiment « trop stratégiques
par leur caractère systémique pour être abandonnées
» tout en garantissant les dépôts bancaires, les plus grands
gouvernements de l'UE, l'Allemagne et le Royaume-Uni, ont pris le contre-pied
des États-Unis, et ont opté pour une approche sur le long terme,
qui permettra aux géants bancaires de résister aux attaques financières
de géants comme Goldman Sachs ou Citigroup.
La liquidation spectaculaire des actions sur les bourses d'Europe et d'Asie
est en réalité un problème secondaire, bien moins critique.
Selon des rapports du marché, ce bradage est alimenté surtout
par les fonds de placements (hedge funds) étasuniens, qui tentent désespérément
d’obtenir des liquidités, car ils réalisent que l'économie
étasunienne se dirige vers une dépression économique à
laquelle ils seront exposés et que le plan Paulson ne prévoit
pas de régler le problème.
Le problème le plus important, c’est de trouver un système
bancaire et interbancaire solvable et fonctionnel. La débâcle de
l'ABS était « made in New York ». Néanmoins, ses effets
doivent être isolés et les banques viables de l'UE défendues
dans l'intérêt public et non pas, comme aux États-Unis,
dans le seul intérêt des banques des « copains de Paulson
». Les instruments non réglementés à l’étranger,
comme les hedge funds et les banques et assurances non réglementées,
ont tous participé à la construction de ce que j’ai appelé
un tsunami de 80 000 milliards de dollars en ABS. Certains des gouvernements
les plus conservateurs de l’UE ne sont pas sur le point d’adopter
le remède proposé par Washington.
Tout en s’emparant des gros titres, la baisse coordonnée des taux
d'intérêt de la BCE et des autres banques centrales européennes
ne fait pas grand chose en réalité pour traiter le vrai problème
: la peur des banques de se prêter entre elles tant que leur solvabilité
n’est pas assurée.
En amorçant un état partiel de nationalisation dans l'UE, et en
rejetant le système de renflouage Berlusconi-Sarkozy, les gouvernements
de l'UE, cette fois menés de façon intéressante par l'Allemagne,
mettent en place une base saine pour sortir de la crise.
Et c’est loin d'être terminé. C’est là une lutte
pour la survie du Siècle étasunien, en construction depuis 1939
par la domination financière et militaire : les piliers jumeaux de la
domination étasunienne.
Les banques asiatiques, gravement endommagées par la crise asiatique
de 1997-98 pilotée par Wall Street, sont apparemment très peu
exposées aux problèmes étasuniens. Les banques européennes
sont exposées de différentes façons, mais aucune ne l’est
aussi sérieusement que la sphère bancaire étasunienne.
Original en anglais: Behind the Panic: Financial Warfare
and the Future of Global Bank Power, publié le 9 octobre 2008.
Traduction libre de Pétrus Lombard. Révisé par Nicolas
Gourio pour Mondialisation.ca.
F. William Engdahl est associé de Mondialisation.ca/Global
Research. Il est l'auteur de Pétrole, une guerre d’un siècle
: L’ordre mondial anglo-américain, et de Seeds of Destruction:
The Hidden Agenda of Genetic Manipulation.
transmis par www.michelcollon.info