acteurs de la crise Les médias alimentent la chaÎne du bourrage de crâne néolibéral

BERNARD CASSEN

Les figures du journaliste économique et financier et de l'« expert» ont permis de faire intérioriser, par de larges fractions de l'opinion, les dogmes du marché en les présentant comme des vérités aussi évidentes que les lois du mouvement des corps célestes.

L oin d'en être des observateurs et des analystes, les médias dominants sont des acteurs de la crise qui ébranle le capitalisme mondial. Leur responsabilité est tout aussi engagée que celle des gouvernements qui ont déréglementé et privatisé à tout crin, des institutions multilatérales [1] promoteurs des funestes «consensus de Washington» et «plans d'ajustement structurel» et de l'Union européenne dont les traités successifs -y compris celui de Lisbonne - ont inscrit dans le marbre les causes du séisme actuel que sont les «libertés» de circulation des capitaux, des biens et des services, c'est-à-dire le libre-échange généralisé.
Sans les médias, cette« Internationale libérale» n'aurait jamais pu faire intérioriser, par de larges fractions des opinions publiques, les dogmes du marché bienfaisant et autorégulé, en les présentant comme des vérités aussi évidentes que les lois du mouvement des corps célestes ou la succession des saisons. En prise directe sur les citoyens, les médias constituent le maillon ultime et le plus stratégique de la chaîne du bourrage de crâne néolibéral.
En place depuis un demi-siècle, cette chaîne a commencé par la production «théorique» de nombreux think tanks américains financés par les grandes entreprises. Ces «boîtes à penser» ont remis en question le paradigme keynésien stigmatisé par Friedrich Hayek, prix Nobel d'économie en 1974, dans son ouvrage La Route de la servitude paru aux États-Unis en 1944.
Grâce aux importants moyens investis, elle s'est poursuivie par la colonisation des départements d'économie des universités par les idées néolibérales, et par la marginalisation des voix académiques dissidentes. Une fois ce« prêtà-penser» à prétention savante élaboré et prédigéré, il ne restait plus qu'à l'injecter dans les sociétés, aussi bien de manière directe que par l'intermédiaire des organisations: administrations, partis -y compris ceux se réclamant de la gauche-, syndicats, associations, etc.lnstallée dans les années 1980, l'hégémonie de cette «pensée unique» [2] vient de se fracasser.

OPA SUR LES ESPRITS

Deux figures jouent un rôle central dans cette extraordinaire OPAsur les esprits: celle du journaliste économique et financier et celle - particulièrement en France - de l'« expert », Du haut d'une «science» qui se résume souvent à la citation sans guillemets des quatrièmes de couverture des rapports du FMI, de l'OCDE, de la Commission de Bruxelles, de la Banque centrale européenne ou des officines du MEDEF, le premier fait feu, en permanence, sur les« rigidités », les « corporatismes », les « archaïsmes », les « avantages acquis », les prélèvements obligatoires, le service public, etc.
À l'antenne, sur les plateaux télé ou dans ses chroniques, il reproduit comme un perroquet le discours de ses interlocuteurs - grands patrons, ministres - qui le gratifient de déjeuners en ville et de séminaires fermés dans des endroits huppés, avec un retour médiatique sur investissement digne des placements Madoff de la grande époque, D'autant, et il ne manque pas de s'en prévaloir à l'extérieur, qu'il jouit d'un statut un peu spécial dans une rédaction, Contrairement à ses confrères, il est celui à qui on ne la fait pas, Il traite du lourd, du sérieux, avec des chiffres, des statistiques, des mots ou sigles comme Wall Street, CAC 40, Nikkei, Daxé, Il assiste à toutes les sessions de Davos, Chroniqueur multicarte, Jean-Marc Sylvestre est le prototype de ce genre de «journalisme », Catégorie plus haut de gamme de bonimenteurs de la vulgate néolibérale: celle des «experts », Abonné à toutes les tribunes, l'« expert» médiatique est spécialiste du général. Cette omniscience fascine les puissants, Elle donne un poids particulier à sa parole économique et financière, toujours mâtinée de considérations philosophiques, Ayant rang d'« intellectuel» en raison des essais qu'il commet au moins une fois par an et hors hiérarchie rédactionnelle, il voit les choses de plus haut que le simple rubricard du service économique, fût-il gradé. Chacun aura reconnu Alain Mine, Nicolas Baverez, Jacques Marseille, Jacques Attali, Élie Cohen et consorts. Ils sont à l'économie ce que les Roland Cayrol, Pascal Perrineau, Dominique Reynié, Jérôme Jaffré, Jean-Claude Casanova, Olivier Duhamel ou Richard Descoings sont à la science politique [3].

COMPAGNONS DE ROUTE DU POUVOIR

Les deux catégories ont un premier point commun: elles sont composées de compagnons de route zélés du pouvoir politique et économique. Ce compagnonnage s'explique par la proximité des propriétaires des médias qui les mettent en relation avec les sommets de l'État. Patrons de plus des trois quarts des entreprises de presse écrite et audiovisuelle françaises et tous intimes de Nicolas Sarkozy, MM. Bolloré, Bouygues, Dassault et Lagardère ne me contrediront pas.
Deuxième caractéristique partagée: l'incompétence crasse. Aucun des «experts» en vue n'avait vu arriverla crise actuelle alors que, depuis des années, ses fondements font l'objet d'une abondante littérature d'économistes ignorés des médias.
Troisième spécificité: une stupéfiante capacité de retournement de veste. Les mêmes qui hiervilipendaient l'État saluent aujourd'hui son retour dès lors qu'il est incarné par Nicolas Sarkozy. Loin de se considérer comme intellectuellement disqualifiés [4], ils administrent des leçons de morale. La palme revient à Jacques Attali, auteur d'un rapport récent d'un libéralisme forcené [5]. «Nous vivons dans un monde encore barbare, où civilisation, politesse, obéissance à la règle, respect des contrats et de la parole donnée ne forment qu'une mince pellicule qui peut sauter en un instant si l'exige la survie», découvre-t-il le jour de Noël [6]. .

Bernard Cassen

Notes/Références

-1. FMI, Banque mondiale, OMC, OCDE.
-2. C'est Ignacio Ramonet qui l'avait appelée la «pensée unique» dans un éditorial de 1995 du Monde diplomatique.
-3. GARRIGOU, Alain. Des abus d'autorité scientifique: politologues du prince. Le Monde diplomatique, janvier 2009, n° 658.
-4. LORDON, Frédéric. Les disqualifiés. Le Monde diplomatique, novembre 2008, nO 656.
-5. Rapport de la Commission pour la libération de la croissance française de janvier 2008.
-6. L'Express, 25 décembre 2008.

extraits de La vIE DE LA rECHERCHE sCIENTIFIQUE n° 376 janv./fév./mars 2009

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