Cicatrices de guerre sur le visage du capitalisme
Selon une certaine vulgate libérale et conservatrice,
non seulement le marché serait le seul outil de régulation de
la société, mais la promotion et l’universalisation des
droits dépendrait des processus de mondialisation économique.
Comment devrait-on articuler le rapport entre la mondialisation, dans sa forme
actuelle, et les droits fondamentaux ?
Le discours de l’idéologie dominante, qui établit
une égalité absolue entre démocratie et marché,
sur la base de quoi il n’y aurait pas de démocratie sans marché
et le marché lui-même créerait les conditions pour que s’affirme
la démocratie, est un discours vulgaire, de pure propagande, qui n’a
rien à voir ni avec la réalité historique ni avec son analyse
scientifique. Il existe au contraire une contradiction absolument fondamentale
dans cette rhétorique dominante, qui, en réduisant la démocratie
à sa dimension politique, et cette dimension à la forme de la
démocratie représentative, la dissocie de la question sociale,
dont on prétend qu' elle ne peut pas être régulée
par les fonctions du marché ; ou, mieux, d’un marché
imaginaire. La théorie du capitalisme imaginaire des économistes
conventionnels, pour qui le marché généralisé tendrait
à l’équilibre, prétend que la société
est formée simplement de l’ensemble des individus qui la composent,
sans tenir compte du mode d’organisation sociale, de l’appartenance
à la famille, à la classe sociale, à la nationalité :
en oubliant, donc, ce qui pour Marx est une vérité naturelle,
reprise ensuite en particulier par Karl Polanyi, à savoir que les valeurs
économiques sont « encastrées » dans la
réalité sociale.
S’il existe une contradiction fondamentale entre marché
mondial et droits, à travers quels instruments est-il possible de construire
un parcours qui permette de la dépasser ?
Je n’ai pas de recettes, mais je suggère de discuter,
dans la perspective d’une amorce de stratégies de lutte commune,
sur certains fronts fondamentaux, dont le premier tourne autour de l’idée
qu' il ne peut pas y avoir de démocratie authentique sans progrès
social. C’est un objectif qui va dans la direction opposée au discours
dominant, qui comme nous l’avons vu dissocie les deux termes ; et
qui est loin des théories des bien pensants, socio libéraux et
socio démocrates, qui pensent que les effets négatifs du capitalisme
peuvent être atténués à travers une réglementation
sociale partielle. En premier lieu, il faut abandonner le terme démocratie
et parler plutôt de démocratisation, en l’entendant comme
un processus qui n’a pas de terme ; et rappeler ensuite que la nécessité
d’associer la démocratie au progrès social est un objectif
qui concerne tous les pays du monde. Même dans les pays dits démocratiques
la démocratie est en crise : justement parce que, dissociée
de cette question sociale, elle se réduit à la démocratie
représentative, et la solution des problèmes économiques,
et donc sociaux, est transférée au marché. C’est
une voie très dangereuse : en Italie, comme ailleurs, vous avez
voté librement (ou presque, étant donné que le vote est
fortement conditionné par les médias), et pourtant beaucoup de
gens se demandent : pourquoi voter, étant donné que le parlement
prétend que certaines décisions sont imposées par le marché
et par la mondialisation ? De cette façon la démocratie se
trouve délégitimée, et on court le risque d’aboutir
à des formes de néo fascisme soft.
Selon votre analyse, le capitalisme et la mondialisation ont
toujours existé, mais après la seconde guerre mondiale, nous serions
entrés dans une nouvelle phase, à l’intérieur de
laquelle se place la stratégie des Etats-Unis qui étend sa doctrine
Monroe à toute la planète. Quelles sont, à votre avis,
les caractéristiques de cette nouvelle phase de la mondialisation, et
quels sont les objectifs prioritaires de la stratégie étasunienne ?
A la base de cette nouvelle phase il y a une transformation
de la nature de l’impérialisme (je parle d’impérialisme,
et non d’ « empire » comme Toni Negri) :
si, jusqu' à la fin de la deuxième guerre mondiale, l’impérialisme
se conjuguait au pluriel et les puissances impérialistes étaient
en conflit permanent entre elles, nous avons ensuite assisté à
une transformation structurelle, qui a engendré ce que nous appelons
l’impérialisme collectif de la « triade »
- en simplifiant un peu, Etats-Unis, Europe et Japon- c’est-à-dire
l’ensemble de ces segments dominants du capital qui ont des intérêts
communs dans la gestion du système mondial. Ce système, qui représente
une forme de nouvel impérialisme à l’égard de 85
% de la population mondiale, « requiert » la guerre. C’est
justement en ce point que se révèle le projet de l’establishment
étasunien, qui reflète l’orientation de la majorité
de la classe dirigeante étasunienne, de contrôler militairement
la planète. Les Etats-Unis ont choisi de déclencher la première
attaque au Moyen-Orient pour une série de raisons, deux en particulier :
pour le pétrole et, à travers le contrôle militaire des
principales régions pétrolières de la planète, pour
exercer un leadership incontesté, pour se constituer en menace permanente
à l’égard de tous les concurrents potentiels économiques
et politiques. Mais aussi parce qu' ils disposent dans la région
de leur porte-avions permanent, l’état d’Israël, à
travers qui ils s’assurent un instrument de pression continue, fonctionnel
dans l’occupation de la Palestine, et aussi, comme on l’a vu, dans
l’agression du Liban.
Vous avez soutenu que le militarisme agressif des Etats-Unis
n’est pas tant synonyme de force que plutôt, un moyen pour compenser
leur vulnérabilité économique. Pouvez-vous nous expliquer
ce que vous entendez par là ?
Selon la rhétorique dominante, dont est aussi victime
malheureusement une partie de l’opinion publique européenne, la
suprématie militaire étasunienne représenterait la pointe
de l’iceberg d’une supériorité en termes d’efficience
économique et d’hégémonie culturelle. La réalité,
au contraire, est que les Etats-Unis se trouvent dans une position d’extrême
vulnérabilité, qui se manifeste dans le déficit énorme
de leur commerce extérieur, et c’est de cette fragilité
que dérive l’option stratégique de la classe dirigeante
des Etats-Unis qui trouve une solution dans l’utilisation de l’arme
militaire. Il existe même des documents du Pentagone montrant que les
Etats-Unis ont considéré la possibilité d’une guerre
dans laquelle les victimes de leur agression atomique pourraient arriver à
600 millions ; comme l’a écrit Daniel Ellsberg, à peu
près l’équivalent de cent holocaustes.
Face aux initiatives des Etats-Unis, l’Europe semble
encore incapable d’articuler un projet politique réellement alternatif.
Comment devrait-elle opérer ?
Pour le moment, malgré les nombreux européens
qui le souhaitent, je ne crois vraiment pas que l’Europe soit en mesure
de devenir un élément alternatif à l’hégémonie
des Etats-Unis. Elle devrait sortir de l’Otan, rompre ses alliances avec
les Etats-Unis, et s’émanciper du libéralisme. A l’heure
actuelle, cependant, les forces politiques et sociales européennes ne
semblent pas intéressées par un tel projet, si bien que –
comme déjà le vieux Psi italien – ils ont plutôt renforcé
l’atlantisme et l’alignement sur l’Otan, et le libéral
socialisme. Il n’y a pas aujourd’hui d’autre Europe à
l’ordre du jour. En ce sens, l’Europe n’existe pas :
le projet européen est simplement le revers européen du projet
américain.
Et pourtant les marges pour construire une « autre
Europe » existeraient et vous les avez souvent repérées
justement dans le conflit de cultures politiques que l’Europe oppose aux
Etats-Unis…
Les cultures politiques de l’Europe se sont formées
au cours des siècles autour de la polarisation de l’opposition
entre gauche et droite : qui était du côté des Lumières,
de la révolution française, du mouvement ouvrier, de la révolution
russe, à gauche ; qui était contre, à droite. L’histoire
de l’Europe est l’histoire de cultures politiques du « non
consensus », qui étend le conflit au-delà de la version
réductive de la lutte de classes. La culture des Etats-Unis a par contre
une toute autre histoire, et elle s’est formée comme une culture
du consensus : consensus sur le génocide des indiens, sur l’esclavage,
sur le racisme. Et sur le capitalisme, à partir du moment où ,
aux Etats-Unis, il n’est pas remis en question et, s’il y a lutte
de classes, il n’existe en tout cas aucune politisation de cette lutte.
Les migrations successives, grâce auxquelles s’est construit le peuple
étasunien, ont en fait substitué la formation d’une conscience
communautariste à celle d’une conscience politique. Nous assistons
aujourd’hui à une tentative d’ « américaniser »
l’Europe, et de substituer la culture du consensus à celle du conflit :
on prétend qu' il n’y a plus ni droite ni gauche, mais des
consommateurs plus ou moins riches à la place de citoyens.
Le Forum social mondial, selon une reconstruction superficielle
qui a un certain écho, serait né dans le sillage des manifestations
alter mondialistes de Seattle. Et pourtant, l’histoire du Forum a une
dérivation bien moins « occidentale » que ce qu' on
croit. Pouvez-vous la raconter ?
Le Forum social mondial est loin d’être une création
de l’Occident puisque le premier rendez-vous a eu lieu au Brésil ;
ensuite, et ce n’est pas un hasard, d’autres rencontres se sont
déroulées à Mumbai, Caracas et Karachi, tandis que le forum
qui commence demain a choisi Nairobi comme siège. Il ne faut pas oublier,
en outre, qu' à Seattle, l’Organisation mondiale du commerce
a été mise hors jeu non pas par les manifestants nord-américains
mais par le vote de la majorité des pays en voie de développement.
Un des premiers rendez-vous qui ont lancé le Forum a été
appelé « l’Anti-Davos à Davos » :
la manifestation, petite mais très symbolique, organisée en 1990
par le Forum mondial des alternatives, grâce auxquelles des représentants
des victimes des politiques du capitalisme libéral ont pu discuter du
programme officiel de Davos. Nous étions peu nombreux, mais nous représentions
de grandes forces sociales : des syndicats indiens, coréens, brésiliens,
des organisations de femmes et de paysans, des associations d’Afrique
occidentale, des défenseurs des droits sociaux, des mouvements brésiliens.
C’est de là qu' est née l’idée de fixer
un autre rendez-vous à une échelle plus grande.
Edition de vendredi 19 janvier 2007 de il manifesto http://www.ilmanifesto.it/Quotidiano-archivio/19-Gennaio-2007/art73.html
Traduit de l’italien par Marie-Ange Patrizio
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