MPRI est à Blackwater ce qu' un général
est à un sergent
Srdja Trifkovic
Les véritables salauds de la guerre
Dix-sept Irakiens au moins ont été tués
le 16 septembre dernier par des mercenaires à la solde de la firme de
sécurité Blackwater USA (3). De cette affaire, les officiels irakiens
– et certains officiels américains – prétendent qu' il
s’agit de meurtres gratuits (4). Au début de cette semaine, deux
chrétiennes arméniennes (5) ont été abattues par
les hommes de main d’Unity Resources Group (6). Un rapport accablant de
la Commission de contrôle de la chambre a accusé les gens de Blackwater
d’agir comme des cow-boys meurtriers, ce qui n’empêche nullement
la firme de continuer à opérer en toute impunité, sans
avoir de comptes à rendre ni aux lois américaines, ni aux lois
irakiennes. Pourtant, alors qu' il est nécessaire de dénoncer
les méfaits des « entreprises de sécurité »
et qu' on a très longtemps tardé à le faire, il est
curieux de constater que les médias ont négligé les agissements
d’une équipe de mercenaires incomparablement plus sinistres, laquelle
a semé des milliers de fois davantage la mort et la souffrance ces dernières
années.
Depuis des temps immémoriaux, les rois et les gouvernements
louent les services d’hommes et de groupes militairement préparés
à mener leurs combats et à fournir des services sécuritaires.
Toutefois, au cours des deux décennies qui ont suivi le scandale des
contras iraniens, quelques grosses « firmes internationales de sécurité
» et « entreprises militaires privées » ont vu le jour
afin de répondre à une demande bien particulière du gouvernement
américain : fournir un entraînement logistique, des armes, des
équipements et des conseils à des clients étrangers chaque
fois qu' il est souhaitable pour Washington d’être en mesure
de nier de façon plausible toute implication américaine directe.
La plus importante de ces firmes est le MPRI (7). Cette firme s’est targuée
d’avoir « plus de généraux au mètre carré
que le Pentagone », y compris le général Carl E. Vuono,
l’ancien chef d’état-major de l’armée, le général
Crosbie E. Saint, l’ancien commandant de l’armée américaine
en Europe, ainsi que le général Ron Griffith, l’ancien chef
d’état-major adjoint de l’armée. Sans oublier les
dizaines de généraux retraités de haut rang et les milliers
d’anciens militaires, parmi lesquels des gens ayant fait partie des forces
spéciales d’élite, qui figurent sur les registres de la
firme.
Le MPRI est à Blackwater ce qu' un général
est à un sergent. Il s’intéresse moins à la «
chaleur même des combats » – pour reprendre ses propres termes
– qu' à « la formation, l’équipement, la
mise sur pied et la direction des forces, le développement professionnel,
les concepts et doctrines, les conditions d’organisation et d’opération,
les opérations de simulation et de stratégie militaire, l’assistance
humanitaire, les contrats de soutien logistique militaire en vue de réactions
rapides et les programmes d’assistance à une transition vers la
démocratie ».
Alors que l’embargo de 1991 sur les armes, décidé
par les Nations unies, empêchait l’administration Clinton d’aider
directement les musulmans croates et bosniaques, le MPRI fut engagé pour
faire tout ce que le gouvernement américain préférait ne
pas faire ouvertement. En 1994, le gouvernement américain l’envoya
en Croatie afin de se rendre auprès du ministre de la Défense,
Gojko Susak, qui engagea officiellement la compagnie pour qu' elle entraîne
et équipe ses forces. Selon l’U.S. Army War College Quarterly,
c’est avec le consentement explicite des départements d’État
(i.e. le ministère des Affaires étrangères) et de la Défense
(8) que la firme entreprit de moderniser et de recycler l’armée
croate, y compris son état-major général. Durant l’été
1995, cette assistance permit à l’armée croate, auparavant
dénuée de la moindre capacité, de monter l’opération
Tempête (Operation Storm), en recourant à des tactiques militaires
combinées typiquement américaines, comprenant des mouvements et
opérations intégrant les forces aériennes, l’artillerie
et l’infanterie, et de lancer en même temps une guerre de manœuvres
visant simultanément les systèmes de commandement, de contrôle
et de communication des Serbes. Des officiels français et britanniques
accusèrent le MPRI d’aider à la planification de l’invasion
croate, ce que la compagnie réfuta. À tort ou à raison,
le MPRI fut quand même crédité d’un succès
majeur.
Ce « succès majeur » constitua l’épisode
le plus sanglant de l’épuration ethnique en Europe depuis la Seconde
Guerre mondiale. L’opération chassa de leurs foyers un quart de
millions de Serbes et les soldats croates entraînés par le MPRI
exécutèrent sommairement les traînards et mitraillèrent
et bombardèrent les réfugiés sans discrimination aucune.
Durant tout ce temps, d’ après l’ancien chef du contre-espionnage
croate, Markica Redic, « le Pentagone exerça la supervision complète
de l’opération Tempête ». Miro Tudjman, fils du président
décédé et ancien chef des renseignements étrangers
de la Croatie, affirme que, durant l’opération Tempête, tous
les renseignements électroniques « furent acheminées on-line
et en temps réel vers la National Security Agency à Washington
». Plusieurs officiers croates – y compris des gens formés
par le MPRI – ont été déférés devant
des tribunaux pour crimes de guerre, depuis lors, mais aucun employé
du MPRI n’a jamais fait l’objet d’une accusation officielle.
Commentant le rôle du MPRI dans les guerres balkaniques,
feu le colonel David Hackworth, un vétéran du Vietnam aux nombreuses
décorations, déclara : « Ces nouveaux mercenaires travaillent
pour les départements de la Défense et de l’État
et, pendant ce temps, le Congrès regarde ailleurs. » Et : «
Le contribuable américain paie notre propre armée de mercenaires,
laquelle viole tout ce qu' ont dit les pères fondateurs de notre
pays. »
Le MPRI se vit également gratifier d’un très
important contrat pour entraîner et équiper les forces musulmanes
bosniaques. L’affaire fut financée par plusieurs pays islamiques.
L’Arabie saoudite, le Koweït, Brunei, les Émirats arabes unis
et la Malaisie déposèrent au Trésor américain des
sommes que le MPRI retira. Les musulmans bosniaques reçurent pour plus
de 100 milliards de dollars de surplus militaires du « Programme d’équipement
et d’entraînement » du gouvernement américain, mais
les gens du MPRI sous contrat firent tout le reste : depuis la programmation
de la stratégie à long terme jusqu' à la direction
de la guerre et l’initiation des gens sur place à la manipulation
des armes américaines. Selon Peter Singer (9), de la Brookings Institution,
« ce fut une démarche brillante, en ce sens que le gouvernement
américain dénicha quelqu' un d’autre pour payer ce
que nous désirions à partir d’un point de vue politique.
»
La première tâche du MPRI consista à entraîner
et équiper un groupe fantôme de guérilla accusé par
le département d’État américain d’être
une organisation terroriste. Les militaires savaient (10) que la Drug Enforcement
Administration soupçonnait les guérilleros de faire entrer de
l’héroïne afghane de tout premier choix en Amérique
du Nord et en Europe occidentale et des services de police de l’Europe
entière avaient été prévenus des liens existant
entre les rebelles et les diverses mafias locales. Était-ce l’intrigue
d’un roman de Tom Clancy ou un flash-back sur l’une des nombreuses
réunions secrètes auxquelles assistèrent des gens de la
même engeance que Richard Secord et Oliver North durant le scandale des
contras iraniens dans les années 1980 ? Ni l’un ni l’autre,
en fait. Il s’agissait d’une session de stratégie bien réelle
et actuelle, et elle se déroula au MPRI (initiales, jadis, de Military
Professional Resources, Inc.). Son client n’était autre que l’Armée
de libération du Kosovo (UCK).
Le MPRI fut par la suite pris au dépourvu quand l’armée
musulmane de Bosnie s’arrangea pour que des armes d’une valeur de
plusieurs millions de dollars fussent secrètement transférées
des caches bosniaques aux guérilleros de l’UCK au Kosovo et aux
musulmans serbes de la province de Sandzak. Conséquence de ces transferts
d’armes, le département d’État suspendit très
provisoirement le programme « d’entraînement et d’équipement
». Très provisoirement car, peu de temps après, le UCK elle-même
devint un client très estimé. Le colonel Hackworth fut le premier
commentateur de premier plan à révéler que le MPRI recourait
aux services d’anciens militaires américains pour entraîner
les forces de l’UCK dans des bases secrètes situées en Albanie.
Parmi les dirigeants militaires de l’UCK, on retrouvait nombre de vétérans
de l’opération Tempête planifiée par le MPRI, y compris
l’actuel « Premier ministre » du Kosovo, Agim Caku, un criminel
de guerre par excellence.
Les fruits du travail du MPRI devinrent apparents dans les
jours qui suivirent les bombardements de l’Otan. À l’instar
de ce qui se passa dans la Krajina, des centaines de milliers de Serbes subirent
une épuration ethnique, des milliers d’autres furent assassinés,
leurs maisons pillées ou incendiées, leurs cimetières vandalisés,
leurs églises dynamitées.
Et, finalement, le MPRI eut la rare opportunité de travailler
pour deux camps opposés (11) du conflit des Balkans. Il fut engagé
par le gouvernement de la Macédoine – en tant que composante de
l’aide militaire américaine – pour « dissuader une
éventuelle agression armée et défendre le territoire macédonien
». Il aida également la branche locale de l’UCK (connue sous
le sigle NLA) qui se livrait à des agressions armées contre le
territoire macédonien. À la fin juin de cette année-là,
l’armée macédonienne entreprit une attaque de grande envergure
contre les positions de l’UCK dans le village d’Aracinovo, non loin
de Skopje. Au cours d’une opération sponsorisée par l’Otan
– censée aider l’armée macédonienne –
on envoya des troupes américaines pour « évacuer »
et « désarmer » les terroristes. Les soldats « sauvèrent
» 500 terroristes avec leurs équipements et leurs armes, les emmenèrent
vers un autre village, leur rendirent leurs armes – de fabrication américaine
– et les larguèrent ensuite dans la nature. Mais des sources de
l’armée américaine au Kosovo révélèrent
que la mystérieuse « évacuation » avait eu pour objectif
réel (12) de secourir 17 Américains, tous instructeurs du MPRI,
qui se trouvaient parmi les rebelles en repli, et de dissimuler leur identité.
Comparé au MPRI, Blackwater n’est qu' une
bande de petits voyous amateurs ; mais n’attendez aucun rapport à
ce propos de la part des Commissions de contrôle de la chambre, ni non
plus d’exposés dans le New York Times.
http://www.chroniclesmagazine.org
Traduit par Jean-Marie Flémal
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