Bilan militaire de l’année 2006 : l’impuissance
de la force
Viktor Litovkine
L’administration Bush et les États membres de sa Coalition ont
oublié à leur dépends une vérité d’évidence
: on peut vaincre des États, pas des peuples. Au cours de l’année
écoulée, les armées les mieux dotées du monde ont
été tenues en échec du Liban à l’Afghanistan,
en passant par l’Irak, par des va-nus-pieds.
L’un des événements les plus marquants de l’année
2006 aura été, dans le domaine militaire, la défaite de
la coalition dirigée par les Etats-Unis en Irak, l’échec
de l’armée israélienne au Liban et le retour des Talibans
en Afghanistan malgré la présence de 20 000 hommes des forces
de l’OTAN.
C’est quelque chose d’incroyable. Des détachements
de semi maquisards, armés tout au plus de kalachnikovs, de lance-grenades
et d’explosifs entassés dans un véhicule ou enroulés
à la ceinture de kamikazes remportent des guerres face à des armées
régulières, équipées d’un matériel
dernier cri et de hautes technologies. C’est-à-dire de systèmes
satellitaires complexes de communication et de commandement, de viseurs à
infrarouges, de stations radars détectant tout ce qui bouge, et même
des objets immobiles et des personnes isolées, de moyens de lutte électronique.
De blindés ultramodernes, de chasseurs, de bombardiers et de missiles
de croisière… De tout ce qu' ont su créer les grands
constructeurs de la fin du XXe et du début du XXIe siècle, dotés
de la pensée militaire la plus pointue, maîtrisant l’art
de la tactique et des opérations, nourris de l’expérience
et de la sagesse des guerres précédentes. Des guerres sont perdues
par des armées dans lesquelles servent des professionnels hautement qualifiés,
dont la préparation et la formation ont coûté des sommes
astronomiques.
C’est même incroyable : des troupes pour lesquelles
on dépense chaque année plus d’un demi trillion de dollars
- autant que pour toutes les autres forces armées du monde réunies
- ne peuvent rien contre des moudjahiddines dont les armes ne représentent
pas plus de cinquante dollars par personne. Comment cela se fait-il ? Essayons
d’y voir clair.
Quand on leur pose la question sacramentale de « l’inutilité
de la force », les chercheurs commencent par dire, et c’est leur
principal argument, que toutes les armées régulières modernes
sont faites pour se battre contre des armées analogues et des États.
Mais pas pour s’opposer à des francs-tireurs, qu' on les appelle
terroristes, moudjahiddines, combattants ou insurgés. Souvent, de plus,
tous ces résistants n’ont pas de centre unique de commandement.
Ils agissent par petits groupes qui n’ont aucun lien entre eux. Ils opèrent
parfois avec l’aide de la population locale qui a de la sympathie pour
eux et les soutient totalement. C’est d’ailleurs en son sein qu' ils
recrutent, le paysan ou l’ouvrier, le jour, devenant un combattant de
la résistance la nuit. Ces gens ne vont pas à l’engagement
avec de grosses unités bien organisées et armées, ils privilégient
l’embuscade, se planquent dans les coins, attaquant des colonnes en mouvement,
lors des moments de repos de petites unités. Et se font sauter dans les
rues et sur les places des villes occupées.
Cette tactique repose sur un principe simple : l’attaque,
un tir nourri et meurtrier et un retrait immédiat. En ordre dispersé.
Qui faut-il chercher et où , qui faut-il poursuivre, on n’y comprend
rien. C’est la tactique qu' a adoptée le Hezbollah. C’est
ainsi qu' agissent les moudjahiddines afghans, les hommes des Talibans,
les autres groupes terroristes, y compris en Tchétchénie.
Les théoriciens de la guerre ont même un terme
pour désigner ce type d’opérations. Ils parlent de «
guerre asymétrique ». Mais ils ne savent toujours pas comment la
faire.
On peut vaincre n’importe quelle armée régulière,
vaincre n’importe quel État, surtout si les forces sont inégales
: l’armée états-unienne du début du XXIe siècle
contre l’armée de Saddam, dont la modernisation s’était
arrêtée au milieu du XXe siècle et qui était épuisée
par des décennies de sanctions économiques. Mais il est impossible
de vaincre un peuple, qu' il soit sunnite, chiite, kurde ou autre. Même
si, à l’intérieur du pays, ces peuples ou ces clans nationaux
se déchirent. Parce qu' arrive le moment où ils s’unissent
pour combattre l’agresseur. Même s’ils n’ont pas toujours
conscience d’être unis par un même but.
Tel a d’ailleurs été le cas en Afghanistan,
où des tribus ennemies depuis des siècles se sont retrouvées
d’un coup unies dans la lutte contre les troupes soviétiques. Elles
agissent aujourd’hui ensemble ou séparément, par clan, par
communauté, contre les troupes de l’OTAN. Même si cette lutte
revêt également un caractère sporadique, inorganisé,
lorsque telles ou telles unités de la coalition sous commandement de
l’OTAN commencent à les agacer un peu trop, se mêlent de
changer un ordre des choses établi au fil des siècles, veulent
leur imposer un concept tel que la démocratie à l’occidentale.
Le peuple a déjà sa propre démocratie qui veut que tous
les membres de la tribu se soumettent sans broncher à un chef unique,
soient prêts à donner leur vie pour lui, pour les traditions léguées
par les ancêtres.
qu' on le veuille ou non, des phrases de Lénine
à moitié oubliées aujourd’hui reviennent en mémoire
: « on ne vaincra jamais un peuple dont les ouvriers et les paysans ont,
pour la plupart d’entre eux, compris, senti et vu qu' ils défendaient
le pouvoir des Soviets qui est le leur ». Enlevez les mots « pouvoir
des Soviets », remplacez les par « religion », « valeurs
nationales, traditions populaires », « mode de vie séculaire
» et vous verrez que Lénine, hélas, avait raison. Hélas
pour ceux qui ne veulent pas tenir compte d’évidences plutôt
banales. Ce reproche concerne pleinement l’administration états-unienne
actuelle.
Les amis des États-Unis (dont Moscou) ont averti George
Bush que la guerre contre l’Irak, d’autant plus sous un faux prétexte,
pouvait se révéler une aventure aux conséquences difficilement
calculables. Il ne les a pas écoutés. Voilà maintenant
que les recommandations de la commission James Baker ne le satisfont pas et
que la défaite du Parti républicain lors des élections
au Congrès ne l’a pour l’instant incité à aucune
conclusion radicale, alors qu' en Irak, le nombre des soldats états-uniens
tués se rapproche très vite du seuil funeste de trois mille. Et
le départ des États-uniens de ce pays, qu' il ait lieu l’an
prochain ou dans trois ou quatre ans, ne peut que conduire à un nouveau
chaos selon Sergueï Rogov, directeur de l’Institut des États-Unis
et du Canada près l’Académie des sciences de Russie. Non
plus au Proche-Orient, mais bien au-delà…
L’impuissance de la force d’un des super-États
ou de la coalition des États qui se rapprochent de ce statut, à
qui font défaut le sens de la mesure et de la responsabilité politique
envers leurs propres citoyens et les citoyens des autres pays, se transforme
en catastrophe générale. C’est l’une des tristes conclusions
de l’année 2006.
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