Afghanistan : l’heure des marchandages Etats-Unis Russie
Hélène Nouaille
“ Le président Obama a concédé
hier que l’Amérique n’était pas en train de gagner
la guerre en Afghanistan et a ouvert la voie à des négociations
avec les éléments modérés des Taliban, comme les
USA l’ont fait avec les tribus sunnites en Irak. La nouvelle stratégie,
qui survient alors que M. Obama se prépare à envoyer 17000 hommes
supplémentaires en Afghanistan, apparaît après 48 heures
de diplomatie effrénée dans la région, impliquant de nouvelles
ouvertures vis-à-vis de l’Iran, de la Russie et du monde musulman
”. Et le Times britannique de préciser,
dans son édition du 9 mars (1)
: “ Interrogé dans un entretien accordé
au New York Times sur la victoire américaine en Afghanistan, M. Obama
a répondu “non”.
En politique extérieure, derrière les discours
ambivalents – je réaffirme la volonté américaine
de leadership du monde, je parle d’ouverture à tout le monde –
il y a les actes. Et quoiqu' en disent ses opposants, comme Robert Kagan
(2) dans le Washington Post
du même jour (“ les fondamentaux et objectifs de la politique américaine
n’ont pas changé ”), ces actes engagent les Etats-Unis dans
un cycle nouveau. Quand George Bush a voulu installer la domination américaine
jusqu' aux portes de la Chine, il pensait que la “campagne irakienne”
serait aisément gagnée. Il avait délogé, en quelques
semaines (octobre et novembre 2001), le régime taliban au pouvoir. Il
passait des accords avec les anciens pays soviétiques d’Asie centrale,
de la Caspienne et du Caucase.
Et les projets de fleurir : les immenses richesses en hydrocarbures
de l’Asie centrale pourraient être exploitées et transportées
soit vers l’Ouest en évitant la Russie, soit, au travers de l’Afghanistan,
vers le subcontinent indien puis vers le gros consommateur japonais. Dans un
plan plus large encore, il prenait des positions stratégiques proches
de la Chine. La puissance économique et financière des Etats-Unis
était à son apogée, l’euphorie de la victoire envisagée
aussi. Le prix du baril très bas (autour de 24 dollars) permettait de
maintenir les Russes au bord de l’asphyxie. Chinois et Russes avaient
reconnu l’utilité de la “guerre contre la terreur”,
occupés de leurs Tchétchènes et Ouigours respectifs. L’Europe
s’était divisée, on y ignorait les Allemands, on y punissait
les Français.
Que reste-t-il de ce moment de grâce ?
La “ campagne irakienne ” mobilise encore des dizaines
de milliers d’hommes dans un pays menacé par l’éclatement,
dominé par son voisin iranien. En Afghanistan, les Taliban ont repris
le contrôle de régions entières. Les forces de l’OTAN,
entraînées d’une opération de reconstruction et de
maintien de la paix dans une guerre menée contre une partie des Afghans,
s’épuisent sans décision. Les pays d’Asie centrale
se sont repliés sur des positions prudentes quand ils n’ont pas
regagné le giron russe. Moscou s’est installé dans une partie
du Caucase, déstabilisé. Le prix du baril, en hausse exponentielle
(150 dollars en été 2008) a permis le rétablissement de
la santé et de la puissance russe (autour de 7 % de croissance pendant
cinq ans). La Chine, gonflée de dollars, tient la plus grande partie
de la dette américaine. L’Europe continue de tergiverser. Et une
crise sans précédent sape les fondements de la puissance économique
et financière américaine – et ravage la planète.
Le cycle est donc, à l’évidence, nouveau.
Les projets réels du nouveau président américain sont aussi
illisibles que l’avenir du monde. Et les problèmes présents
bien urgents. Parce l’Afghanistan est resté cette zone tampon compliquée
enclavée entre l’Iran, l’Asie centrale (ex URSS), et le subcontinent
indien (Pakistan, Inde) - jusqu' à la Chine, au nord-est –
où près de 70000 hommes stationnent qu' il faut approvisionner,
avec, cela va sans dire, l’autorisation des voisins proches. Or, nous
dit George Friedman (Stratfor) pour le New York Times (3),
“ les Taliban n’ont pas attendu longtemps pour tester Barack Obama.
Mardi, des militants on bombardé la région de la Khyber Pass au
Pakistan, coupant la ligne d’approvisionnement aux forces de l’OTAN
dans l’Afghanistan voisin ”. Précisons que 80 % de la logistique
nécessaire transite par le Pakistan.
“ L’attaque était un nouveau rappel de la
vulnérabilité de la ligne d’approvisionnement au travers
du Pakistan. Ce qui signifie que l’administration Obama devra envisager
des routes alternatives au travers de la Russie ou d’autres parties de
l’ancienne Union soviétique ”. Au même moment, le président
du Kirghizistan Kurmanbek Bakiev demandait le 19 février aux Etats-Unis
de quitter dans les six mois un centre logistique présenté comme
vital par les Américains, la base militaire de Manas, puis décidait
le 6 mars, avec l’appui du Parlement khirgize, “ d’annuler
les accords sur la base aérienne de Manas avec les membres de la coalition
dirigée par les Etats-Unis pour lutter contre les insurgés taliban
en Afghanistan ”. (Agence chinoise Xinhuanet).
Selon la même agence, le président russe, en visite
d’Etat en Espagne début mars, après avoir rappelé
que le Kirghizistan était un pays souverain, indiquait pour sa part que
son pays poursuivrait sa lutte contre l’extrémisme et sa coopération
avec les pays occidentaux : “ Nous avons déjà présenté
un certain nombre de propositions concernant le transit des approvisionnements
non militaires depuis les Etats-Unis. Nous avons conclu des accords du même
genre avec la France et l’Allemagne. Nous avons aussi résolu des
affaires similaires avec l’Espagne. Alors, nous sommes convaincus que
ce genre de travail devra continuer ” (4).
Et s’étendre, cette fois, aux approvisionnements militaires, c’est
de cela dont Barack Obama a besoin.
Oui, mais à quel prix ? Eh bien si la géographie
ne change pas, les intérêts des Russes non plus. Cesser le harcèlement
entrepris par l’administration Bush sur leurs frontières et dans
leur zone d’influence est un minimum : il y a eu les révolutions
diversement colorées soutenues et financées par Washington, puis
l’offre faite aux pays frontaliers du Caucase d’intégrer
l’OTAN (Ukraine, Géorgie), les tentatives de mainmise sur les pays
d’Asie centrale, leurs richesses et les corridors de transit des hydrocarbures,
ou encore les bases de missiles anti missiles en projet en Pologne (missiles)
et en République tchèque (radar) sous le prétexte de lutte
contre des missiles nucléaires iraniens inexistants – entre autres
rebuffades à toutes les ouvertures souhaitées par Moscou.
On voit bien aujourd’hui les concessions nécessaires
(et en cours) pour l’administration de Barack Obama. Rencontre d’Hillary
Clinton et de Sergueï Lavrov (5),
reprise des relations Russie OTAN “gelées” depuis la guerre
éclair en Géorgie, recul sur l’intégration de l’Ukraine
et de la Géorgie dans l’OTAN, remise aux calendes des projets anti
missiles, proposition de négociation sur l’armement nucléaire
– quels qu' en soient les modalités, c’est toute une
attitude délibérément agressive de l’ancienne administration
américaine qui est soumise à révision, réalisme
oblige. Révision qui sur le fond, pose des questions à moyen et
long terme. Quelle est la portée de ces arrangements, des deux côtés
?
Les Russes avaient déjà évoqué
la possibilité de coopérer à l’éviction des
Taliban en Afghanistan – où ils ont mené une guerre de décembre
1979 à février 1989, précisément parce qu' ils
ne voulaient pas, ne veulent pas plus aujourd’hui, d’un régime
islamiste extrémiste sur leur flanc sud. “ Les Russes subirent
de lourdes pertes dans les premiers mois de leur intervention mais surent tirer
les enseignements de leurs échecs : réorganisés en commandos
de chasse, ils obtinrent de nombreux succès tactiques que les Américains
ont reconnus mais dont ils n’ont pas tiré les leçons. Trop
peu nombreux pour contrôler le pays (c’est aussi le cas des troupes
de la coalition) les Soviétiques réussirent à tenir les
grandes villes et à contrôler les principaux axéès routiers (mieux
que les Occidentaux actuellement) tout en formant au combat une armée
nationale afghane (ce qui est à nouveau tenté aujourd’hui
” (6).
Pour autant, souhaiteraient-ils une vraie “victoire”
américaine ? On peut en douter. Mais ils savent qu' une installation
à demeure est impossible : “ Les Soviétiques ont vérifié
ce que les Britanniques avaient compris au 19ème siècle : on ne
peut pas réussir la conquête militaire de l’Afghanistan.
Les Anglais perdirent les trois guerres qu' ils y menèrent et ils
se souviennent du massacre des 16000 hommes de la colonne commandée par
le major général Elphinstone en janvier 1842 ” (6). Ils
savent aussi qu' Inde et Pakistan se disputent – et se disputeront
– l’influence sur ce curieux et ingouvernable patchwork de tribus,
langues et religions en lutte perpétuelle qu' est l’Afghanistan.
La limite de leur coopération est donc claire : pas de Taliban –
d’extrémistes radicaux - une main dans le jeu complexe d’une
région stratégique, pas de domination américaine sans partage.
A Washington, on refuse toujours, officiellement (Hillary Clinton
dixit), de reconnaître une zone d’influence à la Russie.
Mais il faut bien sauver les meubles quand on n’est pas “ pas en
train de gagner la guerre ”. Que le Pakistan voisin, seul pays musulman
qui dispose de l’arme nucléaire, inextricablement lié à
la guerre afghane par ses provinces frontalières qui servent de base
arrière à différents groupes de combattants, s’enfonce,
depuis le départ du général Musharraf, dans le chaos et
l’instabilité. Mauvais calcul d’avoir voulu le départ
d’un homme qui tenait l’armée pour une Benazir Bhutto réputée
plus souple et rapidement assassinée (27 décembre 2007) ? Son
époux et actuel président, Asif Ali Zardari, ne semble pas en
mesure de rassembler le pays – à la “ profonde inquiétude
” de Barack Obama.
Alors on pare au plus pressé – on cherche des
Taliban “modérés” ( ?) à qui parler, on s’approche
de l’Iran (et les Russes y ont leurs entrées) qui pourrait être
disposé à apporter une aide contre le trafic d’opium, peut-être.
Hillary Clinton est dépêchée en Chine, au Moyen-Orient,
puis en Europe sans oublier la Turquie (une diplomatie effrénée)
pour expliquer, mobiliser, convaincre. Des missi dominici (Richard Holbrooke,
George Mitchell) expérimentés sont partout en mission de la Méditerranée
au Pakistan. Pour autant, Barack Obama a-t-il abandonné les grands desseins
américains ? Le contrôle des routes des hydrocarbures, le containment
de la Russie, de la Chine ? Pas dans ses discours à usage interne, et
il semble que, concrètement, il tente de se laisser toutes les portes
ouvertes pour qu' après la crise qui bouscule si profondément
son pays, les Etats-Unis soient en position de reprendre la conduite du monde
qu' il a promise aux Américains. Que les audacieux parient...
En attendant, pressé par les circonstances, il doit
marchander – était-ce seulement imaginable il y a trois mois ?
Nous vivons des temps extraordinaires.
Cartes :
Le Caucase et l’Asie centrale : http://ww1.huntingdon.edu/jlewis/syl/IRcomp/Maps/AsiaCaucasus-CentralAsia.gif
Carte des opérations de l’OTAN en Afghanistan en
mars 2008 : http://doc.operationspaix.net/serv1/Fias_2008-03_.pdf
Notes :
(1) The Times, Tim Reid in
Washington et Michael Evans, Defence Editor, le 9 mars 2009, Obama says US is
losing war in Afghanistan and hints at Taleban talks http://www.timesonline.co.uk/tol/news/world/asia/article5869476.ece
(2) The Washington Post, Robert Kagan,
le 9 mars 2009, Foreign Policy Sequels http://www.washingtonpost.com/wp-dyn/content/article/2009/03/08/AR2009030801493.html
?wpisrc=newsletter&wpisrc=newsletter&wpisrc=newsletter
(3) The New York Times, le 3 février
2009, George Friedman, Afghan Supplies, Russian Demands http://www.nytimes.com/2009/02/04/opinion/04georgefriedman.html
(4) Xinhuanet, le 3 mars 2009, Medvedev
: Moscou irresponsable pour la fermeture de la base de Manas http://www.french.xinhuanet.com/french/2009-03/03/content_828152.htm
(5) TSR Info.ch, le 6 mars 2009, Hillary
Clinton et Sergueï Lavrov ont convenu de relancer les relations entre les
USA et la Russie http://www.tsr.ch/tsr/index.phpl ?siteSect=200002&sid=10421027&cKey=1236373279000µ
“ La secrétaire d’Etat américaine Hillary Clinton
et le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov
ont convenu vendredi à Genève de relancer les relations entre
les 2 pays. "C’est un bon début", a jugé la responsable
US. Les 2 chefs des diplomaties ont annoncé vouloir conclure avant la
fin de l’année un accord sur le Traité de réduction
des armes stratégiques (START-1). Sergueï Lavrov a déclaré
que Moscou partageait les priorités internationales de Washington et
que les deux pays ont convenu de travailler "de manière franche
et ouverte comme partenaires" sur les sujets de désaccord ”.
(6) France Catholique, lundi 9 mars 2009,
Afghanistan, une guerre perdue pour la France ? http://www.france-catholique.fr/Afghanistan-une-guerre-perdue-pour.html
La lettre de léosthène, le 11 mars 2009, n° 468/2009
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