Adieu aux
illusions, il faudra un autre Bandung
Samir Amin
Que va-t-il arriver dans un avenir proche ?
Cette crise va continuer et devenir plus profonde. Même
si le système financier était restauré en deux ou trois
ans, la situation ne changera pas, le système ne sortira pas de la crise,
il pourrait même s’effondrer à nouveau. Nous allons vers
une période similaire à ce qui s’est produit au 20ème
siècle, une période de chaos, de guerres, de révolutions,
d’explosions.
Tu parles de changements violents d’instabilité
et de chaos. La question est : quelles sont les possibilités et
les conditions, dans ce chaos, pour avancer sur la longue voie de la transition
vers le socialisme ? Je pourrais dire du communisme, mais appelons-le socialisme
global. Et plutôt que révolutions je préfère dire
avancées révolutionnaires, qui peuvent être battues ou préparer
des changements plus profonds. où et comment ?
Je dirais, avec optimisme, plutôt au sud, où l’approfondissement
de la crise va délégitimer sinon l’ordre capitaliste, du
moins l’ordre impérialiste. D’aucuns pensent pouvoir atteindre
un capitalisme national relativement autonome, capable de négocier avec
ce qui peut être défini comme l’impérialisme collectif
de la triade (USA, Europe et Japon). Qui est l’illusion de la Chine et
de sa classe dirigeante, mais plus encore celle de l’Inde et du Brésil.
La Chine peut-elle être une partie de la solution ?
La Chine d’aujourd’hui est une partie du problème
mais je pense qu' elle peut devenir une partie de la solution. Elle peut
jouer un rôle je ne dirais pas de guide mais de participation active pour
obliger l’impérialisme global à reculer. Cela ouvrirait
des espaces pour un développement au-delà du capitalisme, sur
la longue route de la transition socialiste.
Une nouvelle hégémonie, au sens gramscien du
terme ?
Absolument pas. Les hypothèses sur l’hégémonie
chinoise sont corrélées à la longue histoire dans laquelle
l’impérialisme a été décliné au pluriel :
des pouvoirs impérialistes, au pluriel, en conflit continu entre eux.
La classe dirigeante chinoise sait qu' elle n’a pas le pouvoir et
la possibilité de devenir hégémonique, ce qu' elle
veut c’est devenir un partenaire respectable. L’approfondissement
de la crise leur prouvera que ce n’est pas possible, ils devront évoluer
vers le rétablissement d’un équilibre à l’intérieur
de leur propre pays, et ensuite chercher, avec le sud, à affronter le
nord face à face. C’est leur projet : globalisation sans hégémonie.
De quel sud parles-tu ? Venezuela, Bolivie et Equateur,
c’est-à-dire de pays avec des gouvernements considérés
comme radicaux, ou du sud en tant que tel ?
Le sud a toujours été hétérogène
et le plus souvent divisé. Il n’a existé en tant que tel
que dans le moment de Bandung, de 1955 à 1975. Il est à nouveau
divisé et ses classes dirigeantes ne pensent pas encore en termes de
front du sud. Y compris le Brésil qui doit sortir de l’illusion
de pouvoir être accepté comme partenaire respectable par les USA
et par l’impérialisme collectif, de l’illusion de pouvoir
contrebalancer la dépendance des USA en approfondissant la relation avec
l’Europe. La lutte de classes et la protestation des victimes, des classes
populaires, peuvent obliger des pays comme la Chine et le Brésil à
des « avancées révolutionnaires » sur la
longue voie vers le socialisme. Ce qui signifie, mais bien sûr dans de
nouvelles circonstances, un remake de Bandung. La conférence de Bandung
(qui avait réuni le « mouvement des non-alignés »
en 1955, en Indonésie, Ndr) obligea le système impérialiste
de l’époque à s’adapter, à ouvrir des marges
non seulement de manœuvre mais aussi de développement. Les avancées
révolutionnaires d’Amérique latine auxquelles tu fais allusion
s’inscrivent elles aussi dans cette perspective.
Tu fais le pari d’un nouveau Bandung ?
C’est mon argument principal. Cependant s’il n’est
pas accompagné aussi d’avancées révolutionnaires,
cette fois-ci au nord, et en particulier en Europe, il en résultera une
situation très dangereuse. Pourquoi ? A cause de la nouvelle dimension
des problèmes, parce que les principales ressources naturelles sont aujourd’hui
assez rares pour ne plus êtres données comme étant garanties.
Pour pouvoir garder son opulence, l’impérialisme ne dispose plus
d’instruments de domination efficaces : celui du capital financier
est factice, celui de la super protection de ce qu' il appelle sa propriété
intellectuelle est vulnérable etc…. Et rien ne fonctionnera sans
le succès de son projet de contrôle militaire de la planète,
un projet de guerre permanente.
Une lutte armée pour les ressources ?
Ça c’est ce que la classe dirigeante des Etats-Unis
a choisi depuis 1980, et intégré systématiquement avec
Reagan, Bush père, Clinton et Bush fils. Et maintenant Obama. Et les
Européens l’ont accepté, conscients de ne pas avoir d’alternatives.
L’affrontement entre le nord et le sud est destiné à devenir
de plus en plus agressif et il n’y a plus d’URSS, c’est-à-dire
un contre pouvoir militaire. Le revival de la gauche radicale en Europe devient
décisif, et aujourd’hui l’approfondissement de la crise en
offre la possibilité.
Possibilité ? La gauche radicale a disparu.
Elle a disparu à cause de l’extrême concentration
du pouvoir économique et politique dans les mains de ceux que j’appelle
les oligarchies, dominantes aux Etats-Unis, en Europe et au Japon qui, pour
la première fois dans l’histoire, contrôlent tout le système
économique. Ils contrôlent les ressources, la finance, la technologie,
la culture, la politique, en termes électoraux ce sont les boss,
et de la droite et de la gauche. Mais de ce fait, à présent, il
existe un espace pour des alliances larges anti-oligopolistiques et anti-ploutocratiques,
au moins en Europe. Aux USA, je ne crois pas, parce que, là, la culture
du pseudo consensus est dominante. Ce n’est en fait pas une surprise que
le G20 ait été immédiatement suivi du sommet de l’OTAN,
en mai à Strasbourg. Le G20 a été une mascarade totale,
avec Obama, Brown, Sarkozy et Merkel, tous totalement d’accord sur un
seul objectif : restaurer le système financier tel qu' il était.
Et c’est là qu' arrive l’OTAN : la seule décision
prise n’est pas celle de commencer le retrait du Moyen-Orient mais de
renforcer l’action militaire en Afghanistan. Cela signifie qu' ils
ont choisi, qu' Obama a choisi, la ligne dure de Bush.
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Choix temporaire ou définitif ? Je le demande
parce que, ces guerres, Obama en a hérité.
Le choix d’Obama est celui de l’establishment dominant.
Bush a été si brutal et stupide qu' il a rendu difficile
la légitimation de ses choix ; Obama ne sort pas de ces choix mais
les présente différemment. C’est quelqu' un de dangereux,
très dangereux, en particulier pour les Européens qui ont à
son égard une attitude très naïve.
Que penses-tu du rapport de la commission ONU conduite par
le prix Nobel Stiglitz ?
Ça a été ce à quoi je m’attendais :
rien. Peut-être, et je dis bien peut-être, comprennent-ils que restaurer
le système implique de se préparer à abandonner l’instrument
financier exclusif que représente le dollar (ou plutôt : le
pétro-Cia-arméeUSA-OTAN-dollar) pour une nouvelle formule plus
complexe. Stiglitz imagine que les oligopoles pourraient renoncer à leurs
super profits. C’est naïf. Les oligopoles ne renoncent pas aux super
profits, sauf s’ils y sont contraints, et pour les y contraindre il faut
abolir leur gestion privée et mettre en route leur socialisation.
Qui peut les y contraindre ?
Le sud, le mouvement global, les peuples du nord.
Il y a quelques années, le New York Times avait appelé le mouvement
global « la seconde super puissance ». Qui, à présent,
semble disparue, au moins en Occident.
Ils voulaient l’affaiblir, pour que le mouvement reste ce qu' il est
- fragmenté, dépolitisé et du coup peu efficient- en sorte
que la protestation des victimes continue à rester maniable. Les mouvements
en lutte doivent produire des alternatives positives, que je pourrais résumer
par « mettre en déroute la gestion mondialisée impérialiste
promue par l’OMC, mettre en déroute le contrôle militaire
de la planète par les USA et leurs alliés subalternes de l’Otan»…
C’est possible parce que les victimes ne sont plus seulement des travailleurs
qui perdent leur emploi mais aussi la classe moyenne, et beaucoup de petites
et grandes entreprises soumises par force à l’oligarchie, à
travers la finance et l’accès limité aux ressources naturelles.
Edition de
jeudi 18 juin 2009 juin 2009 de il manifesto
http://www.ilmanifesto.it/il-manifesto/in-edicola/numero/20090618/pagina/03/pezzo/252670/
Traduit de l’italien par Marie-Ange Patrizio
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