Le paradis des « aides fantômes »
ANN JONES*
La majorité des Afghans, après la dispersion
des Talibans, était pleine d’espoir et de désir de se mettre
au travail. Les bénéfices tangibles de la reconstruction (emplois,
maisons, écoles, assistance sanitaire) auraient pu les pousser à
soutenir le gouvernement et à transformer une démocratie illusoire
en quelque chose de plus réel. Mais la reconstruction n’est pas
arrivée. Quand les forces de l’Otan sont parties cet été
dans la zone sud, pour « maintenir la paix et continuer le développement »,
le général David Richards, commandant britannique de l’opération,
semble avoir été choqué de découvrir qu' aucun
développement, ou très peu, n’avait commencé. De
cet échec, les premiers responsables sont les Usa. Jusqu' à
cette année, la coalition conduite par les américains a assumé
à elle seule la tâche de rétablir les conditions de sécurité
hors de Kaboul, mais, sur le terrain, elle n’y a pas consacré un
seul homme.
Où a disparu l’argent ?
Un témoignage récent de l’Inspecteur général
pour la reconstruction de l’Irak a révélé comment
l’Agence étasunienne pour le développement international
(Usaid) manipule ses propres comptes pour cacher les coûts gigantesques
ajoutés aux projets d’aide par les problèmes de sécurité
(on arrive à des majorations de 418%). On peut raisonnablement penser
que si nous écoutions l’Inspecteur responsable pour l’Afghanistan,
il nous raconterait les mêmes histoires : les entreprises sous contrat
pour l’Usaid sont les mêmes. Sans la paix il n’y a pas de
sécurité, et sans sécurité il n’y a pas de
reconstruction. Mais ce n’est pas tout. Pour comprendre la faillite, et
les fraudes, de tels projets de reconstruction, il faut jeter un coup d’œil
au système par lequel les Etats-Unis fournissent une aide pour le développement
au niveau international. Pendant ces cinq dernières années, les
Usa et de nombreux autres donateurs ont envoyé des milliards de dollars
en Afghanistan, et pourtant les Afghans continuent à demander :
« Où est allé l’argent ? ».
Ceux qui payent leurs impôts, aux Etats-Unis, devraient
se poser la même question. La réponse officielle est que les fonds
envoyés par des donateurs se perdent dans la corruption afghane. Mais
les Afghans un peu louches, habitués à des enveloppes de trois
francs six sous, sont en train d’apprendre comment la corruption de haut
niveau fonctionne à merveille pour les patrons de ce monde.
Un rapport de juin 2005, très circonstancié,
de Action Aid (ONG, plutôt respectée, dont le siège central
est à Johannesburg, en Afrique du Sud) nous aide à faire la lumière
sur la façon dont ce petit monde fonctionne. Le rapport a étudié
les aides au développement fournies par tous les pays sur le globe, et
a découvert qu' une petite partie d’entre elles seulement
(peut-être 40%) se concrétise.
Les 60% restants sont des « aides fantômes »,
ce qui signifie que l’argent n’arrivera jamais aux pays à
qui il est destiné. Une partie de cet argent n’existe pas vraiment,
si ce n’est comme ligne budgétaire, comme par exemple quand les
pays comptabilisent l’effacement de la dette ou les coûts de construction
d’une belle ambassade toute neuve dans la colonne des aides. Une grande
partie de cet argent ne quittera jamais la maison : les mandats de paiement
pour les « experts » étasuniens sous contrat de
l’Usaid, par exemple, vont directement de l’agence aux banques étasuniennes,
sans jamais passer par les « pays qui doivent être reconstruits ».
Beaucoup d’argent aussi, conclut le rapport, est jeté en « assistance
technique surpayée et inefficace ». Et une autre belle tranche
des sous est liée à la nation donatrice, ce qui veut dire que
celui qui la reçoit est obligé d’utiliser l’argent
pour acheter des produits du pays donateur : surtout quand il pourrait
trouver ces mêmes produits chez lui à des coûts passablement
plus bas.
Les Usa sont aux plus hauts niveaux dans le classement des
« donateurs fantômes », seule la France les dépasse
parfois. Pour 47%, l’aide des Usa au développement va à
l’ « assistance technique surpayée » ;
contre 4% pour l’aide suédoise, et 2% pour l’aide luxembourgeoise
ou irlandaise. Et en ce qui concerne l’obligation d’acheter des
produits du pays donateur, ni la Suède, ni la Norvège, ni l’Irlande
ou le Royaume Uni n’adoptent cette pratique. Et 70% de l’argent
étasunien lié aux aides possède cette clause, de devoir
y acheter de la marchandise made in Usa, surtout en systèmes d’armement.
Si l’on considère ces pratiques, Action Aid calcule que 86 centimes
par dollar sont des « aides fantômes ».
Les bonnes propositions de Laura Bush
Le président Bush se vante d’avoir envoyé
des milliards de dollars en Afghanistan, mais on aurait de fait obtenu un meilleur
résultat en faisant passer un chapeau pour la quête. L’administration
étasunienne représente souvent délibérément
de façon fausse son programme d’aides à l’usage des
populations. L’année dernière, par exemple, pendant que
Bush envoyait sa femme à Kaboul pour quelques heures, le temps de faire
quelques photos, le New York Times rapportait que la mission de celle-ci était
« la promesse d’un engagement à long terme pour l’éducation
de femmes et d’enfants ». Dans son discours de Kaboul, Madame
Bush déclara que les Usa allaient fournir 17,7 millions de dollars de
plus pour aider l’instruction en Afghanistan.
Ce qui s’est passé c’est que les fonds en
question ont été utilisés pour construire une université
privée, l’Université américaine d’Afghanistan,
destinées aux élites afghanes et étasuniennes, dont l’accès
est payant : le fait qu' une université privée soit financée
par les impôts publics et construite par le corps du Génie de l’armée
étasunienne est une autre des particularités des aides dans le
style Bush.
En principe, les Etats-Unis préfèrent canaliser
l’argent des aides humanitaires vers des adjudicataires étasuniens.
L’assistance humanitaire étasunienne est de plus en plus privatisée,
et elle n’est désormais qu' un mécanisme pour transférer
les dollars de ses impôts aux coffres-forts des entreprises étasuniennes
sélectionnées, et aux poches de ceux qui ont déjà
de l’argent. En 2001, Andrew Nastios, le directeur de l’époque
de l’Usaid, parla des fonds pour l’assistance à l’étranger
comme d’un « instrument politique clé»,
conçu pour aider les autres pays à « devenir de meilleurs
marchés pour l’exportation étasunienne ». Pour
garantir qu' une telle mission parvienne à bon port, le Département
d’état a récemment pris la direction des agences humanitaires
qui auparavant, formellement au moins, étaient semi autonomes.
Et puisque le but de l’aide étasunienne est de
rendre le monde plus sûr pour les affaires étasuniennes, Usaid
se sert d’une liste d’entreprises « favorites »
(qui peut légèrement varier selon les résultats électoraux)
à qui elle demande de soumettre leurs projets, et n’interpelle
parfois qu' un seul adjudicataire ; la même procédure
efficiente qui a rendu Halliburton si chanceuse en Irak. Les entreprises présélectionnées
stipulent un contrat avec l’Usaid, dit Iqc (soit « pour quantité
indéfinies »). Les entreprises présentent des informations
vagues sur ce qu' elles pourraient faire dans des zones non mieux spécifiées,
se réservant les définitions pour un contrat postérieur.
L’entreprise choisie d’une fois sur l’autre sera invitée
à matérialiser ses spéculations par l’intermédiaire
d’un formulaire Rfp (soit « demande de propositions »),
et sera ensuite envoyée dans un pays étranger pour chercher à
rendre réel n’importe quel type de travail rêvé par
des théoriciens de Washington, très peu écrasés
de connaissances de première main sur le malheureux pays en question.
L’autoroute à péage
Les critères de choix des adjudicataires ont peu ou
rien à voir avec les conditions du pays qui les reçoit, et ne
sont pas exactement ce que vous appelleriez des modèles de transparence.
Prenez le cas de la route Kaboul Kandahar, que le site de l’Usaid vante
avec orgueil comme un succès. En cinq ans, c’est la seule route
qui ait jamais été terminée, ce qui dépasse d’au
moins un point le record de l’administration Bush dans la construction
des systèmes d’approvisionnement en eau ou des égouts (aucun).
En mars 2005, l’autoroute en question apparaît sur le journal Kabul
Weekly sous le titre : « Des millions jetés par la fenêtre
pour des routes de deuxième choix ». Le journaliste afghan
Mirwais Harooni raconte que bien que des entreprises internationales se soient
offertes pour la reconstruction de la route au tarif de 250 dollars au kilomètre,
les étasuniens de Louis Berger Group avaient obtenu le travail au prix
de 700 dollars au kilomètre (il y en a 389). Pourquoi ? La réponse
standard étasunienne est que les étasuniens travaillent mieux,
bien que ce ne soit pas le cas de l’entreprise Berger qui, à l’époque
déjà, était en retard sur un contrat de 665 millions de
dollars pour construire des écoles en Afghanistan. Berger Group sous-traita
la construction de la petite route à deux voies, sans rambardes de sécurité,
à des entreprises turques et indiennes, pour un coût final d’un
million de dollars au mile ; et quiconque l’emprunte aujourd’hui
peut constater qu' elle est déjà en train de partir en morceaux.
L’ancien ministre du plan, Ramazan Bashardost, fit remarquer qu' en
matière de routes, les talibans avaient fait un meilleur travail, et
posa lui aussi la question fatidique : « Où est allé
l’argent ? ». Aujourd’hui, avec un coup qui va certainement
provoquer l’effondrement de l’indice de popularité de Karzaï,
et portera tort ensuite aux troupes Usa et Otan, l’administration Bush
fait pression sur le gouvernement afghan afin que ce « don du peuple
des Etats-Unis » (c’est ainsi que la route a été
définie) soit transformé en une route à péage :
20 dollars par conducteur avec un droit de passage valable un mois. De cette
façon, d’ après les experts étasuniens fournisseurs
d’assistance technique surpayée, l’Afghanistan pourrait réaliser
une entrée annuelle de 30 millions de dollars grâce à la
contribution de ses citoyens appauvris, et, en fin de compte, alléger
le « poids » de l’aide qui pèse sur les Usa.
*Journaliste et photographe étasunienne, elle a récemment
publié le livre Kaboul in winter : life without peace in Afghanistan.
Une version plus longue de cet article se trouve sur le site www.peacereporter.net
.
Edition du dimanche 10 septembre 2006 de il manifesto http://www.ilmanifesto.it/quotidiano-archivio/10-Settembre-2006/art40.html
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