L’accord de Marrakech est né à Davos

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Pierre Levy
publié le 21 avril 2019

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Le « Pacte global pour des migrations sures, ordonnées et régulières » est le fruit de négociations entre près de 190 pays depuis 2013. Rappelant le principe de souveraineté des Etats, le texte se veut « non contraignant ».

Mais derrière l’apparence rassurante se profile un contenu explosif, plus idéologique que juridique. En substance : les migrations sont une composante nécessaire et bienvenue d’une mondialisation heureuse… Et dans la quarantaine de pages du document, il est à peine question des causes qui poussent aux mouvements collectifs de populations : la misère est peu évoquée, les guerres, jamais. A fortiori leurs responsables.

Au contraire, l’introduction affirme d’emblée que « les migrations font partie intégrante de l’histoire humaine et (… sont) source de prospérité, d’innovation, et de développement durable dans notre monde globalisé ». Conséquence : les impacts positifs « doivent être optimisés en améliorant la gouvernance des migrations ».

L’accord prévoit donc de « créer les conditions pour que les migrants enrichissent les sociétés par leurs capacités humaines, économiques et sociales, et de faciliter ainsi leur contribution au développement durable aux niveaux local, national, régional et global ».

Parmi les vingt-trois objectifs énoncés figurent « le renforcement de la disponibilité et de la flexibilité des routes pour les migrations régulières », « l’investissement dans la reconnaissance mutuelle des qualifications et compétences », ainsi que « la promotion des transferts d’argent sûrs et rapides et de l’inclusion financière des migrants ».

« Subventionnement du Nord par le Sud »

L’économiste allemand Norbert Häring s’est attaché à décortiquer le Pacte, ainsi que l’influence de ceux qui ont, très en amont, déterminé son contenu. Il s’appuie notamment sur les analyses d’un des meilleurs spécialistes du sud en matière migratoire, l’économiste Raoul Delgado Wise. Cet universitaire mexicain antilibéral résume ainsi l’une de ses conclusions : « la migration est fondamentalement un subventionnement du Nord par le Sud ».

L’affirmation est fondée sur un constat, confirmé entre autres par une étude de la grande banque américaine Citi, qui se réjouit : « les migrants arrivent avec une éducation et une formation qu’a financées leur pays d’origine ».

Le Pacte évoque peu le problème de la « traite des cerveaux », regrette Norbert Häring. A peine est-il noté que « le départ des jeunes qualifiés a des conséquences importantes tant financières que sociales pour les pays d’origine ». Pourtant, cette fuite des mieux formés représente entre le cinquième et la moitié des jeunes qualifiés en Afrique et en Amérique centrale. Une saignée d’autant plus dramatique que, par exemple en Afrique sub-saharienne, seulement 4% des jeunes accèdent à l’université.

Plus globalement, l’expert mexicain conclut que « le scénario soi-disant gagnant-gagnant (notamment martelé par la Banque mondiale) ne bénéficie en réalité qu’aux pays d’accueil, et plus précisément aux employeurs dans ceux-ci ». Quant au souhait, exprimé dans le Pacte, de promouvoir une migration sur la seule base volontaire, Raoul Delgado Wise n’y croit pas un instant : « les migrations du Sud vers le Nord sont par essence des migrations forcées par le fossé de niveau de vie ».

Cela ne concerne du reste pas seulement les rapports Nord-Sud. Norbert Häring cite ainsi une étude de la Banque centrale allemande de janvier 2018 pointant en particulier l’arrivée en Allemagne de travailleurs de l’Est de l’UE : « l’immigration nette en provenance des Etats membres a été, ces dernières années, un facteur qui a fortement ralenti la hausse des salaires ».

Ce n’est donc pas un hasard si les idées clé du Pacte migratoire trouvent leur origine dans le cénacle de Davos. Au sein dudit Forum économique mondial, un réseau, nommé Conseil de l’agenda global sur les migrations, est particulièrement actif. Entre 2011 et 2013 en particulier, une brochette de patrons de grandes multinationales et de responsables politiques a élaboré un document très complet qui a largement inspiré les organes des Nations Unies s’occupant des migrations.

Les têtes de chapitres de ce discret document sont édifiantes : « migrants et compétition mondiale pour les talents », « migration et compétitivité », « la migration engendre des opportunités de business », « démographie, migration et business »…

Outre le mantra selon lequel les migrations seraient bonnes pour tout le monde, on y lit notamment que les partis politiques s’opposant à celles-ci représentent un problème pour le monde des affaires ; et que les entrepreneurs ne s’engagent pas assez sur ce terrain, par peur d’impopularité.

Plus important encore : les auteurs soulignent que les migrations ne devraient pas mettre en jeu les rapports entre les individus et les Etats, mais bien entre les individus et les employeurs, par l’intermédiaire des Etats.

L’économiste allemand livre en outre les notes prises lors de la présentation orale de ce document dans le cénacle helvétique. Selon celles-ci, les travailleurs migrants, toutes qualifications confondues, sont devenus des « forces motrices » pour l’économie mondiale. Et les responsables politiques qui promettent de restreindre les migrations constituent « un grave danger pour les entreprises ». D’où la nécessité que ces dernières travaillent main dans la main avec les responsables politiques et les ONG.

Bref, de plus en plus de pays auraient besoin d’une immigration forte pour des raisons démographiques, de forces de travail, mais aussi fiscales et de « diversité ». Par ailleurs, les migrants représentent non seulement de la main d’œuvre, mais potentiellement un marché de consommateurs avec d’« énormes potentialités de business ».

A ce titre, le groupe de Davos considère constituer « un microcosme idéal pour la formation d’une coalition en faveur des migrations ». Et martèle : « le secteur privé a intérêt à attirer les talents du monde entier. Pour leur part, les gouvernements, dans l’intérêt de la compétitivité des entreprises, doivent changer le ton des débats en s’engageant pour les migrations. Pour sa part, la société civile (y compris les syndicats) comme garante de conditions de travail décente, (…) doit se considérer comme partenaire du secteur privé ».

Hôte du sommet de Marrakech, le ministre marocain des Affaires étrangères décrivait récemment les migrations comme des « phénomènes naturels ». Force est de constater que certains entendent bien encourager la « nature »…

Note : pour voir le texte des accords et le contexte de ceux-ci voir ici, ici et ici. On constatera comment le souci permanent est bien la mise a disposition de main d'oeuvre a bon marché pour une "mondialisation heureuse" est le grand souci de ces messieurs!

Article paru dans l’édition de Ruptures du 18/12/18 (qui comprend notamment d’autres analyses sur ce dossier)

 

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