L’immigration, la France et l’Afrique, avantage ou
menace ?
paru dans aujourd'hui l'afrique n°101
Aujourd’hui l’Afrique :
Dans l’optique des prochaines élections
présidentielles, de nombreux candidats, à commencer par Sarkozy,
proposent de réduire les conséquences néfastes de l’immigration.
Il est vrai que la majorité des Français voient le phénomène
comme « un problème », « une
difficulté » pour notre pays. Les sondages le prouvent, et
ils ont permis au Figaro du 10 mai 2006 de titrer : « Les
Français plébiscitent la loi immigration de Sarkozy. qu' en
pensez-vous ?
F. Arzalier : Il
nous reste en effet beaucoup à faire pour convaincre les Français
d’une vérité de bon sens : l’immigration n’est
ni une menace ni un problème pour la France, elle est, elle a toujours
été un avantage, un bénéfice qu' il suffit
de gérer correctement : la France est devenue une grande puissance
grâce à l’immigration.
A l’inverse du Royaume Uni de Grande Bretagne et d’Irlande du nord,
la France qui fut trois siècles durant une grande puissance coloniale,
n’a jamais été une source d’émigration :
elle a eu beaucoup de mal à créer une seule colonie de peuplement,
durant un siècle, en Algérie.
Au contraire, le Royaume de France a toujours attiré des immigrants,
et s’est enrichi de l’apport extérieur durant des siècles :
le Breton Du Guesclin et l’Italien Mazarin ont bien servi les monarques
français, sans être nés dans le royaume.
C’est surtout au19ème siècle que le développement
industriel de la France a pu se faire grâce à la migration massive
de certaines régions, Ouest, Massif Central, vers celles où se
constituaient les grandes entreprises, Nord, Lorraine, Ile de France. Cette
immigration interne à l’hexagone a mêlé des populations
de cultures différentes, de langues différentes, et constitué
peu à peu une nouvelle nation française, unifiée malgré
ses différences. Cela ne s’est pas fait sans heurts, la xénophobie
était forte en 1900 en Ile de France, à l’encontre des ouvriers
bretons qui peuplaient les usines de Saint Denis, et des bonnes bretonnes (Bécassine),
comme à l’encontre des « Auvergnats » qui
tenaient les bistrots et vendaient le charbon (les bougnats).
Cette première vague migratoire avait ses à-côtés
néfastes liés à la concentration capitaliste : la
Lozère a aujourd’hui la moitié des habitants qu' elle
avait en 1800, et les milliers de tisserands du 18ème siècle y
ont disparu en 100 ans. Mais on ne doit pas oublier que cette première
migration a été à l’origine de « la révolution
industrielle » et de la nation française.
Dès le début du 20ème siècle, le développement
économique et social de la France s’est poursuivi grâce à
l’immigration venue de pays de plus en plus lointains, à mesure
que les nouveaux moyens de transport, trains, navires, facilitaient les déplacements.
Immigrés italiens en Provence et en Lorraine, belges jusqu' en Ile
de France, algériens et polonais dans le Nord et en banlieue parisienne :
la richesse industrielle de la France avant 1939 résulte de la sueur
de ces millions de mineurs, métallos, bâtisseurs venus d’ailleurs,
et qui sont bien souvent en butte au racisme avant de réussir à
s’insérer dans la nation française, en l’enrichissant
de leurs cultures respectives : l’apport des citoyens d’origine
polonaise dans la classe ouvrière du Nord est ainsi essentiel, comme
celui des Italiens en Lorraine.
Cet apport a été encore plus important après la deuxième
guerre mondiale : la reconstruction, un développement industriel
rapide qui ont bouleversé la vie quotidienne des Français modestes
en vingt ans plus qu' au cours des siècles précédents
(salles de bain, machines à laver, automobiles, etc…), rien de
cela n’aurait eu lieu sans les millions d’immigrés maghrébins,
antillais, africains, qui peuplaient les chaînes de Renault-Billancourt
ou les mines du Pas-de-Calais.
Depuis, les travailleurs immigrés, surtout venus du sud, ont fait souche,
et leurs descendants forment souvent la partie la plus pauvre de la société
française, les plus soumis au chômage, au racisme, aux ghettos
populaires. La société française est en crise profonde,
et l’origine du mal qu' elle vit a un nom, le capitalisme mondialisé.
Faute de comprendre vraiment ce mécanisme d’exploitation, beaucoup
de Français cherchent des boucs émissaires, et ne voient plus
tout ce que leur a apporté l’immigration, tout ce qu' elle
leur apporte encore : que seraient nos hôpitaux, nos rues, sans les
médecins et les employés du nettoyage venus d’ailleurs ?
Jean-Claude Rabeherifara : Il faut effectivement persévérer
à expliquer que le discours dominant accrédite depuis longtemps
l’idée que l’immigration est un problème et que, en
réalité, il n’en est rien. La crise économique des
années soixante-dix a fait de l'immigration un enjeu politicien et du
racisme une marchandise électorale : du pain bénit pour les
secteurs d’extrême droite. La combinaison du chômage de masse,
de la ségrégation urbaine et de l’échec scolaire
à la crise des médiations politiques et syndicales fait des immigrés
des boucs émissaires tout trouvés aux impasses politiques et sociétales.
Vérité irréfutable : la France est, pour une part,
l’œuvre de ses immigrés. Effectivement, d’innombrables
immigrés ont fait ou font la France. Certains sont connus : par
exemple, Marie Curie, qui était d'origine polonaise et qui a été
deux fois lauréate du Prix Nobel, ou encore – par les temps qui
courent – les Platini, Zidane etc. Mais la plupart sont des gens de peu,
des inconnus. L'immigration a toujours existé : elle est en particulier
une permanence dans la modernité. Elle s’est toujours développée
en fonction de besoins démographiques, politiques ou économiques.
Sur ces bases, elle génère forcément, dans le pays d’accueil,
des avancées en matière de droits mais aussi une richesse notable
et indéniable sur les plans humain, intellectuel, artistique et culturel.
Particulièrement (mais ce n’est pas toujours mis en exergue), l'immigration
a contribué et contribue à imprimer des conquêtes importantes
dans la construction de l'Etat de droit en France. Ainsi, des générations
d’originaires d’Italie et de Pologne ont notamment pesé dans
les années 1930-1940 pour faire aboutir les luttes pour la reconnaissance
des droits sociaux des travailleurs dans l’Hexagone. La dernière
période, quant à elle, a vu se déployer la « reconnaissance
citoyenne » qui s’est construit en grande partie à travers
la mobilisation des enfants issus de l'immigration africaine (maghrébine
puis subsaharienne). Voilà donc de nouveaux Français qui ont fait
ou feront, par leur histoire et par leurs origines, vivre dans le monde une
France plus en conformité avec son identité plurielle réelle.
L’immigration a permis au peuple français des ouvertures opportunes
enrichissantes à l’éventail des cultures populaires de par
le monde : cultures européennes d’abord puis extra-européennes,
plus lointaines, par la suite. Les musiques et chants et les danses tout autant
que les « arts culinaires », par exemple, sont désormais,
dans un pays comme la France, des domaines qui ont pu considérablement
s’enrichir des éléments qu' ils ont engrangé
grâce à ces ouvertures vers l’autre. En tout cas, la diversité
culturelle qui en résulte n’est pas que formelle.
Mais, en allant plus au fond des choses et sans a priori, on réalise
que cette confrontation de cultures est potentiellement porteuse d’un
véritable renversement salutaire de conception du monde. « La
vision dominante est celle d’un Occident qui apporte de l’aide à
l’Afrique mais (celle-ci) a aussi des choses à apporter, même
si on le voit moins du fait de ses difficultés. En termes d’idées,
en termes de valeurs sociales surtout qui pourraient contribuer à renouveler
la pensée, et peut-être sortir le monde de ses difficultés.
Parce que le monde ne va pas bien » : ainsi s’exprime
la juriste et journaliste Anne-Cécile Robert dans une interviewi au journal
dakarois Wal Fadjri à l’occasion de la sortie de son ouvrage au
titre volontiers provocateur L’Afrique au secours de l’Occidentii.
Sans naïveté d’aucune sorte, cette auteure explique que « le
modèle occidental est fondé sur deux choses : l’accumulation
des richesses et l’individualisme. Or, en Afrique, il y a l’idée
d’accumulation, mais surtout de répartition des richesses :
il y a une forme d’individualisme, mais aussi un sens du partage et de
la solidarité. On peut réfléchir à un fonctionnement
économique qui permet à ces valeurs de répartition, de
solidarité, de partage de s’exprimer. Sans doute en trouvant un
équilibre. Mais l’Afrique doit faire prévaloir ses valeurs
de lien social que le monde occidental ignore totalement ».
Aujourd’hui l’Afrique :
On dit souvent en France que les immigrés permettent
aux pays d’Afrique de vivre de l’argent occidental, et de combattre
la misère. Votre avis ?
F. Arzalier : Il
suffit de connaître un peu les pays d’Afrique d’où
partent les immigrés pour constater qu' à l’inverse,
le mécanisme migratoire mondial actuel perpétue la division du
monde en pays développés, et d’autres, dépourvus
d’industries, condamnés à vendre à bas prix leurs
ressources minérales, et à exporter leurs citoyens les plus utiles.
Certes les immigrés maliens ou sénégalais de France envoient,
en se privant, une partie de leur salaire dans leur village d’origine.
Cet argent permet à leur famille de survivre, sert parfois à construire
un puits, un dispensaire, souvent une mosquée ; je ne l’ai
vu nulle part ou presque être à l’origine d’industries
productives, ou d’agricultures modernisées.
Il faut surtout voir que, de plus en plus, les grandes puissances ex-coloniales
puisent, par le biais d’une immigration « choisie »,
les centaines de milliers de travailleurs très qualifiés, sans
avoir eu à financer leur formation. Les pays africains, depuis les indépendances,
se sont dotés d’écoles et d’universités, qui
leur coûtent très cher. Elles fabriquent des cohortes de diplômés,
que la misère des services publics et les directives du FMI ne permettent
pas d’employer. Ces « diplômés chômeurs »
de Bamako, de Rabat ou d’Alger rêvent évidemment d’aller
travailler, fut-ce à bas prix, en Occident. Ainsi fonctionne ce « pillage
des cerveaux » ou plutôt « des capacités »
qui vide les pays du sud de toute possibilité de développement
au profit des métropoles d’Occident : c’est aujourd’hui
l’un des mécanismes essentiels de l’impérialisme occidental,
une traite moderne et planétaire des travailleurs africains.
Quelques chiffres, parmi bien d’autres, en montrent l’ampleur :
Près de 7000 médecins qualifiés, dont la plupart originaires
d’Algérie ou d’Afrique, sont employés en France dans
les hôpitaux, dans des conditions de précarité et de salaires
inférieurs parfois de moitié de leurs confrères munis de
diplômes non européens.
Ils sont bien nécessaires tant que l’Etat français limitera,
bien en dessous des besoins, les dépenses de formation d’étudiants
en médecine.
Parallèlement, tous les pays africains qui ont payé leur formation,
manquent cruellement de médecins :
5000 médecins camerounais travaillent à l’étranger
selon l’ordre national, qui ne compte que 4200 affiliés dans le
pays ! Ce pays du Golfe de Guinée a 1 médecin pour 40 000
habitants…
Le phénomène ne concerne pas que les anciennes colonies françaises,
mais aussi l’Afrique « anglophone » : le tiers
au moins des médecins formés au Ghana sont aujourd’hui aux
USA, au Japon, dans les pays du Golfe persique…et il y a plus de médecins
ghanéens à New York qu' à Accrah. Au Malawi, selon
le ministère de la santé, une centaine d’infirmier(e)s partent
chaque année vers les pays occidentaux anglo-saxéons, soit autant que
le pays en forme…Situation à peu près identique pour les
médecins, alors que ce pays, ravagé par le sida, plafonne à
1,6 médecin et 28,8 infirmiers pour 100 000 habitants, un des taux
les plus bas du globe…
Comment un pays pourrait-il se développer, vidé ainsi de sa population
qualifiée, car le phénomène est aussi grave en ce qui concerne
les scientifiques, économistes, juristes, etc…Comme le disait,
le 5 mai 2006 dans le Monde, le chercheur J.B Meyer, l’immigration sélective
prônée par la droite française et européenne est
bien une spoliation qui « aboutira à saigner les pays
d’Afrique et de l’Océan Indien ».
Jean-Claude Rabeherifara : par
les transferts notamment financiers qu' ils opèrent, les immigrés
sont, de fait, des acteurs du développement de leurs pays d’origine.
En 1989, le Fonds monétaire international estimait à 65 milliards
de dollars les transferts officiels vers les pays d'origine, alors que l'aide
publique mondiale au développement était de 46 milliards de dollarsiii.
Prenons le cas des immigrés maliens. Les transferts financiers de l'ensemble
de la diaspora malienne (4 millions d'individus dont les principaux points d’immigration
sont les pays limitrophes : Côte d'Ivoire, Gabon, Sénégal)
sont estimés à 60 millions d'euros, soit l'équivalent du
montant de l'aide au développement apportée par la France. Il
est avéré que les immigrés maliens en France, dont la moyenne
des salaires est de l’ordre du SMIC, envoient environ 150 euros à
leur famille pour la consommation courante, et autant pour l'épargne
collective et personnelle. (À titre de comparaison, le salaire minimal
au Mali est de l’ordre de 35 euros.) Pour la seule région de Kayes,
les transferts financiers se montent annuellement à près de 3
millions d'euros.
En général, ces fonds transférés dans les pays d’origine
en Afrique servent à aider matériellement les familles, essentiellement
pour tenter de les sortir de l’exclusion totale qu' induisent les
politiques libérales à travers notamment les ajustements structurels.
Mais aussi à monter quelques projets d'électrification rurale,
à construire des centres de santé, des salles de classe etc. Au
mieux encore, à aider à mettre en œuvre des coopératives
ou des petites entreprises ou quelques AGR ou « activités
génératrices de revenus » etc. Ces fonds peuvent donc
contribuer au processus de développement économique et humain,
à des niveaux locaux. A priori et vu l’envergure relative de ces
fonds (même quand ils se mutualisent), il est clair qu' ils ne peuvent
pas avoir vocation à être à l’origine d’industries
productives ou d’agricultures modernisées. Néanmoins, utilisés
intelligemment, ces fonds peuvent contribuer à faire émerger des
embryons d’économie locale, alternative et solidaire.
C’est que, en général et contrairement à certaines
idées reçues, les diasporas africaines ne sont pas toujours dans
des postures idéales pour pouvoir peser sur les cours politiques et économiques
des pays d’origine. Les rares vrais « success stories »
entrepreneuriaux dans les diasporas ne se risqueront pas vraiment à s’impliquer
dans des initiatives autocentrées au pays mais lorgneront « plus
naturellement » vers la rentabilité immédiate a priori,
donc la prédation : il faut réaliser que, sous la mondialisation
libérale actuelle tout comme aux temps des indépendances néo-coloniales,
les marges de manœuvre pour les capitaux nationaux ou leurs embryons ou
avatars restent limitatives.
Les immigrés en Occident proviennent très majoritairement des
couches les plus fragilisées des sociétés africaines dominées,
entrées en crise et jugulées sur le long terme par le mécanisme
de la dette. Dans un tel contexte la « fuite des cerveaux »
particulièrement n’est qu' un débauchage au moindre
coût par l’Occident de mains d’œuvre et compétences
qualifiées et spécialisées (ingénieurs, enseignants,
médecins etc.) dont les pays dominés ont payé la formation
dans la perspective de disposer des ressources utiles pour se développer.
Alors, le problème politique de fond reste celui de l’extirpation
des dominations extérieures qui entravent les pays d’Afrique et
des inégalités structurelles internes. L’urgence de la mise
en œuvre de politiques d’indépendance nationale et de progrès
social à cette fin majeure est aujourd’hui devenue vitale dans
les pays d’Afrique et à l’échelle du continent. L’espoir
est que les forces locales de progrès parviennent à brève
échéance à se mettre en ordre de mobilisation puis de bataille
avec projets de société cohérents et organisations démocratiques
nécessairement construits avec les populations.
Les diasporas sont appelées à contribuer et se structurer comme
soutiens extérieurs à cette dynamique participative. Plus que
jamais, les organisations démocratiques d’Occident – quant
à elles – sont appelées à gagner leur propre opinion
publique à l’idée et la pratique que le monde est un et
que les uns et les autres y sont amenés à échanger équitablement
leurs ressources et leurs compétences en fonction des demandes et des
besoins. Car, du point de vue de l’intérêt des peuples, le
développement de l’un ne peut se faire au détriment de l’autre.
Pour un internationalisme actif des peuples du Sud et de ceux du Nord en tout
cas…
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