Le rêve “sultanesque” d’Erdogan… Sur les débris du rêve des jeunes de Suruç ?

D. Marie NASSIF-DEBS
publié le : 16 Août, 2015

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Quand le premier ministre Davutoglu fit sa déclaration concernant la responsabilité de DAECH dans l’attentat terroriste contre une réunion de jeunes Kurdes dans la ville de Suruç, les équipes de secours n’avaient pas encore fini ni de compter les martyrs et les blessés ni d’évaluer les dégâts matériels. Par contre, Recep Tayyip Erdogan, qui se trouvait, alors, dans le nord de Chypre, n’a pas précisé l’identité des responsables de cet attentat, se contentant de condamner « le terrorisme, quelle que soit son origine » et appelant à une « campagne internationale » pour mettre fin à ce fléau.

Ce jour-là, les suppositions allèrent bon train sur les causes d’une telle contradiction, flagrante, entre les deux déclarations. On se posa des questions – et certains continuent à s’en poser – sur l’accusation hâtive signée « Davutoglu » et dirigée vers DAECH qui, pourtant n’avait pas revendiqué la responsabilité de l’acte terroriste. Cependant, ceux qui suivent de près les différends à l’intérieur de l’AKP (Parti de la Justice et du Développement) ainsi que ceux qui connaissent l’historique des combats entre les Turcs et les Kurdes n’ont pas été bien surpris. Ils ont bien compris que les paroles d’Erdogan visent les militants de son parti, qu’elles constituent, en même temps, un discrédit de la déclaration de Davutoglu et une tentative de reprendre en main l’initiative face à son premier ministre, tant au sein de l’AKP que sur le plan intérieur turc, notamment le conflit qui oppose, depuis Mustapha Kemal Atatürk, les Turcs et les Kurdes.

C’est que Davutoglu tente, depuis un certain temps, d’ouvrir des canaux vers certains partis de droite opposés à Erdogan dont, en premier lieu, « Le Parti Républicain du Peuple » qui, selon des sources bien informées, avait mis une seule condition pour s’allier à Davutoglu : minimiser le rôle politique du président turc… Certaines autres sources avaient, quant à elles, parlé de la nécessité de mettre fin à son leadership, en profitant pour cela, du congrès du « Parti de la Justice et du développement », prévu en septembre.

Cet aspect de la crise, qui sévit en Turquie depuis la veille des dernières législatives et qui s’exacerbe à cause des résultats de ces élections, ne donne pas une image complète des objectifs visés par le président turc. En effet, en plus de la tentative de marginaliser ses adversaires au sein du parti, surtout ceux qui rêvent de prendre sa place (Abdullah Gül et Davutoglu en particulier), Erdogan tente, après l’attentat de Suruç, de faire d’une pierre plusieurs coups.

Le premier, et le plus important, est de diminuer les pressions exercées par Washington, surtout en ce qui concerne le rôle que la Turquie doit (et peut) jouer dans la guerre terrestre qui doit être menée par « L’Alliance internationale » contre DAECH ; voilà pourquoi il a posé ses conditions, exigeant le consentement des Etats-Unis, d’abord sur la chute du régime de Bachar Assad, mais aussi sur sa guerre contre le PKK (Parti des Travailleurs du Kurdistan) et, surtout, sur la création d’une « zone tampon pacifiée » syrienne tout le long de la frontière syro-turque, afin de couper la voie aux militants kurdes entre Kobanî (Aïn Al Arab) et les régions syriennes du nord-est, sans que cette zone entrave les mouvements de DAECH, surtout dans la zone pétrolière que cette organisation terroriste contrôle en Syrie.

Il faut dire que ces trois conditions – exigences sont devenues vitales pour Erdogan, surtout à la suite de la victoire kurde à Kobanî, puis à Tel Abyad : parce que cette double victoire avait permis de relier les zones à majorité kurde en Syrie et en Turquie, faisant du PKK une force considérable. A cela, il nous faut ajouter les changements notoires qui ont eu lieu au Moyen-Orient à la suite de l’accord nucléaire entre l’Iran et le groupe des « cinq + un » et qui ont ouvert la voie à de nouveaux compromis, dont le plus important est exprimé par le projet du président russe Vladimir Poutine de réunir les Etats adversaire, de l’Iran à la Syrie et à l’Arabie saoudite, dans la lutte commune contre DAECH et le terrorisme… Voilà pourquoi Erdogan était pressé de spécifier son rôle.

Quels sont les résultats que le président turc a pu obtenir de tout cela ?

Il a pu, tout d’abord, obtenir le consentement officiel de Washington et le silence des autres parties impliquées (la Russie, par exemple) sur sa guerre contre le PKK considéré comme « un parti terroriste au même titre que DAECH ». De plus, le président de la région du Kurdistan irakien, Barzani, ami d’ Erdogan et homme-lige de Washington, a sommé les combattants du PKK qui se trouvent chez lui, selon l’accord signé avec la Turquie, de quitter le territoire irakien. A cela s’ajoutent les bombardements des villages kurdes, les arrestations par centaines des cadres du PKK et les menaces proférées contre le « Parti démocratique des peuples » sous prétexte qu’il soutient le terrorisme et procure des armes au PKK, selon les dires du ministre des affaires étrangères turc Mevlüt çavusoglu et, aussi, des médias turcs proches du régime.

Il faut dire que la guerre contre le PKK trouve gré aux yeux des ultra-nationalistes turcs, en premier lieu le parti du « Mouvement National » qui considère que la reconnaissance de la cause kurde constitue le prélude à l’émiettement de la Turquie. Mais cela ne constitue pas la cause la plus importante ; en effet, porter un coup au PKK vise, aujourd’hui, la gauche turque, surtout la nouvelle gauche, dont l’importance a commencé à se faire sentir dans les mouvements politiques de mai 2013 qui avaient envahi les rue d’Istanbul, Ankara, Antalya, Izmir, mais aussi de toutes les villes turques, et qui avaient abouti à une meilleure organisation des mouvements syndicaux et de masse… et, cela, malgré la répression qui toucha des centaines et l’arrestation de plus d’un millier de personnes.

Enfin, la guerre contre le PKK, responsable – lui et ses alliés du « Parti Démocratique des peuples - de la défaite du « Parti de la Justice et du Développement », facilitera, d’une part, les élections anticipées et permettra peut-être, d’autre part, à Erdogan de retrouver la majorité absolue dont il a besoin pour amender la constitution de façon à obtenir les pleins pouvoirs. C’est qu’Erdogan pense que la poursuite des leaders et des cadres du PKK diminuerait le pourcentage réalisé par « Le Parti démocratique des Peuples » en dessous des 10% requis et, qu’ainsi, il pourrait, à nouveau, imposer le régime présidentiel qu’il avait imaginé et qui lui ouvrirait la voie vers le « nouveau sultanat » basé sur le facteur religieux dominant au Moyen-Orient. Rappelons à cet effet sa déclaration à la suite des législatives de 2011 sur la religion en tant que « source d’inspiration de nombreux régimes, parce que nous avons démontré que l’Islam et la démocratie peuvent vivre ensemble ».

Il est vrai qu’à ce moment-là, Erdogan avait misé sur les victoires des « Frères Musulmans » en Tunisie et en Egypte qui l’avaient accueilli comme le leader de la nouvelle époque historique qui se profilait, alors, au Moyen-Orient. Il est vrai, aussi, que ces victoires n’ont pas duré et que la défaite des « Frères Musulmans », en Egypte surtout, fut cuisante. Cependant, un plan B était prévu : en finir avec la laïcité en Turquie, à travers l’accélération des mesures prises au sein de l’armée et en continuant à pousser en avant les officiers loyalistes, et agrandir la zone d’influence turque en poursuivant la mainmise sur les régions frontalières syriennes.

En 2013, la question que nous nous étions posée était : « Erdogan, le leader du jeu “Je suis le Sultan”, pourra-t-il amender la Constitution turque à son avantage ? ». Aujourd’hui, nous reposons la même question, mais sous une autre forme : « Erdogan pourra-t-il reprendre son rêve « sultanesque » en utilisant le crime terroriste de Suruç comme le point de départ à d’autres crimes et d’autres massacres, suivant, par là, l’exemple de ses prédécesseurs, Atatürk en particulier, qui, à la suite au « Traité de Sèvres », il y a cent ans, ou presque, avait perpétré des massacres afin d’empêcher la création de l’Etat kurde ?

« Je suis heureux parce que je suis turc ». Ce slogan, que Mustapha Kemal Atatürk avait utilisé pour faire de la propagande à sa politique contre les minorités ethniques, sera-t-il utilisé par Erdogan dans son nouveau combat contre les Kurdes ?

Source : http://www.solidarite-internationale-pcf.fr/

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