Comment l’Arabie Saoudite sème l’instabilité

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Paul R. Pillar a la réputation d'être un des meilleurs analystes de la CIA.
publié le 28 novembre 2017
mis à jour le : 2 Novembre, 2018

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La propagande américaine prétend que l’Iran est responsable de l’instabilité au Moyen-Orient, mais la vérité est que l’Arabie Saoudite – que ce soit par son appui aux extrémistes islamiques ou par le blocus et les bombardements du Yémen – est le véritable coupable, comme l’explique Paul R. Pillar, ancien analyste de la CIA.

L’entreprise familiale anachronique connue sous le nom de Royaume d’Arabie Saoudite est depuis longtemps politiquement fragile. à certains égards, il est remarquable que cette entité ait survécu jusqu’au XXIe siècle. Un clan royal vit du ratissage des richesses pétrolières du pays, tout en utilisant une plus grande partie de ces richesses pour amadouer une population en pleine croissance.


Le 20 mai 2017, le président Trump serre la main du prince héritier saoudien et ministre de la Défense Mohammad bin Salman. (Capture d’écran de Whitehouse. gov)

Les Saoudiens ont dû continuer à jouer ce jeu à travers les bouleversements du marché pétrolier dont dépend l’économie saoudienne. Le risque de défaillance a toujours été présent. Aujourd’hui, un roi et son fils préféré – ambitieux et inexpérimenté – amène les possibilités à devenir réalités.

Les jeux de pouvoir de ce fils, le prince héritier Mohammad bin Salman (MBS), incluent la dernière purge spectaculaire, qui s’étend aux grands princes du gouvernement ainsi qu’ à des personnalités du secteur privé. Les jeux de pouvoir bafouent certaines des principales conventions par lesquelles les membres de la famille royale saoudienne ont jusqu’à présent maintenu leur entreprise.

Bien qu’un seul homme à la fois puisse être roi, le système de gouvernement a jusqu' à présent entraîné une répartition du pouvoir entre les différentes branches de la famille royale. Avec la dernière purge et la concentration du pouvoir dans les jeunes mains de MBS, ce système est détruit.

Une autre caractéristique de la scène politique saoudienne au cours des dernières décennies a été de laisser ouverte la question de savoir exactement où ira la succession royale, qui avait fait son chemin par le biais des fils du fondateur du royaume Abd al-Aziz, une fois la succession arrivée aux petits-fils d’Abd al-Aziz. Il n’ y a pas de raison évidente pour laquelle le père de MBS, Salman – le sixième roi saoudien depuis la mort d’Abd al-Aziz en 1953 – devrait avoir la prérogative de donner le feu vert à son fils préféré en tant que détenteur du pouvoir dans la génération suivante.

Salman lui-même montrait déjà des signes de perte de ses facultés quand il a pris le trône il y a deux ans à 79 ans. Non seulement il y a encore d’autres fils d’Abd al-Aziz, mais il y a aussi d’autres petits-fils qui se classeraient devant MBS en termes d’expérience et de capacités démontrées. Certains de ces petits-fils sont eux-mêmes fils de rois, comme le chef du renseignement et ancien ambassadeur de longue date aux états-Unis et en Grande-Bretagne, le prince Turki bin Faisal.

Peu importe à quel point la purge a été douce et combien de poudre aux yeux sur l’approbation de la famille a permis au roi de nommer MBS en tant que prince héritier, il y aura inévitablement beaucoup de ressentiment et d’opposition au sein de la famille royale au sujet de la prise de pouvoir de MBS. Les membres de la famille royale mécontents peuvent chercher une cause commune avec des sources de mécontentement à l’extérieur de la famille royale. Voilà une recette pour une instabilité interne encore plus grande dans le royaume.

Les mesures audacieuses du jeune prince rappellent les jeux de pouvoir d’un autre fils préféré dans une autocratie familiale, Kim Jong Un de Corée du Nord. Les deux héritiers ont presque le même âge ; MBS a un an et demi de moins que Kim. Tous deux ont purgé sans hésitation les gens sans laisser les liens familiaux s’interposer.

Les purges du Prince Nord-Coréen ont entraîné le meurtre des victimes – avec des canons antiaériens qui auraient souvent été l’arme de choix. La méthode saoudienne, beaucoup plus douce, a consisté à emprisonner des individus purgés au Ritz-Carlton à Riyad. C’est évidemment une approche plus humaine, même si l’on peut se demander si MBS n’a pas franchi un Rubicon au-delà duquel seulement quelque chose de plus proche de l’impitoyable style Kim lui permettra de tenir ses adversaires à l’écart.

Implications plus larges

L’instabilité interne saoudienne est importante pour les outsiders, y compris les états-Unis, quant à la nécessité de réaliser ce qu’ils acceptent lorsqu’ils choisissent de se rallier à un dirigeant comme MBS. (Pour se souvenir des implications d’une telle adhésion, regardez de l’autre côté du golfe Persique et rappelez-vous ce qui est arrivé à l’influence américaine à la suite du soutien chaleureux de Washington au shah d’Iran.


Le secrétaire à la Défense Jim Mattis accueille le prince héritier saoudien et ministre de la Défense Mohammed bin Salman au Pentagone, le 16 mars 2017. (Photo du sergent Amber I. Smith)

En outre, il y a des implications externes. Les machinations internes de MBS sont liées à l’exportation d’instabilité de l’Arabie Saoudite vers le reste de la région. C’est en partie une question de concentration du pouvoir dans les jeunes mains de MBS qui amplifie les effets d’agitation et d’inexpérience. C’est aussi une question de savoir comment les dirigeants utilisent depuis longtemps les conflits extérieurs pour consolider leur pouvoir interne, en détournant l’attention des problèmes internes et en profitant du sentiment nationaliste.

L’Arabie saoudite était déjà, avant même la montée de la MBS, une source d’instabilité et un professionnel du largage de lest ailleurs dans la région. Parmi ses actions figurent le recours à la force armée pour réprimer la majorité chiite sous le régime sunnite au Bahreïn, et le déclenchement de la guerre civile en Syrie, en collusion avec les extrémistes de la bande d’Al-Qaïda (alliance saoudienne de longue date avec lesquels l’Arabie saoudite a servi de canal d’exportation du désordre, intentionnellement ou non).

MBS avance de plus en plus vite et de plus en plus loin sur cette voie de déstabilisation régionale. La principale manifestation en est la guerre désastreuse au Yémen, avec l’offensive saoudienne et émirati qui a transformé un conflit interne au sujet de la désaffection tribale du gouvernement yéménite en une catastrophe humanitaire internationale.

Le prince, rendu plus fort, rendra la situation encore plus catastrophique. Peu de temps après sa purge à Riyad, il a annoncé qu’il transformait le blocus partiel du Yémen en un blocus total de tous les ports terrestres, aériens et maritimes, élargissant ainsi la punition collective du peuple yéménite dans un effort vain pour récupérer une sorte de victoire.

La tentative de mettre le Qatar à genou n’a pas été plus réussie. Tout ce que cette initiative a accompli jusqu’à présent, c’est une recrudescence des tensions et de l’animosité dans la région du golfe Persique.

Déstabilisation du Liban

Maintenant, coïncidant également avec la purge, il y a une nouvelle tentative saoudienne de déstabiliser politiquement le Liban.


Rencontre entre l’ancien Premier ministre libanais Saad Hariri et le roi saoudien Salman, montrée dans un message Twitter du 6 novembre 2017.

L’annonce par le Premier Ministre libanais Saad Hariri de sa démission a été manifestement gérée par le régime saoudien. C’est en Arabie Saoudite que la famille Hariri a fait fortune, où Saad Hariri est toujours citoyen et où la démission a été annoncée. L’intention saoudienne apparente est de remuer le chaudron libanais d’une manière qui serait en quelque sorte désavantageuse pour le Hezbollah, qui est un partenaire de la coalition libanaise au pouvoir.

Mais tout ce que l’on a fait jusqu’ à présent, c’est de faire paraître le leader du Hezbollah Hassan Nasrallah honnête et perspicace en notant le rôle saoudien dans ce processus, et de le faire paraître raisonnable en étant celui qui veut la stabilité dans la politique de coalition au Liban plutôt que de chercher la crise et la confrontation.

L’hostilité à l’égard de l’Iran, l’allié du Hezbollah, est un thème majeur des manœuvres de MBS dans la région. L’ironie de ce gâchis, étant donné que le “comportement déstabilisateur de l’Iran” est un des thèmes préférés des forces hostiles à l’Iran, est que la déstabilisation et la recherche de crise, de confrontation et même de guerre viennent principalement de l’Arabie Saoudite de MBS, avec l’aide du gouvernement Netanyahou en Israël.

Le caractère artificiel de la manœuvre saoudienne au Liban est illustré par une déclaration du ministre saoudien des Affaires du Golfe. En se basant sur un raisonnement selon lequel Hariri étant parti, « il n’y a plus de distinction entre le Hezbollah et le gouvernement libanais », le ministre a déclaré que l’Arabie saoudite traiterait les Libanais comme « un gouvernement déclarant la guerre », en réponse à une crise politique que l’Arabie saoudite avait intentionnellement déclenchée. Rien n’indique que l’Iran ait levé le petit doigt pour obtenir quoi que ce soit.

L’administration de Trump fait pire que négliger tout cela ; elle l’attise. Alors que le Président twitte à propos de quel marché boursier devrait être utilisé pour une introduction en bourse des actions d’Aramco, un autre prince héritier est au moins aussi important. Ce serait le gendre du président Jared Kushner, qui aurait bien accueilli son camarade trentenaire MBS et aurait visité le prince héritier saoudien quelques jours avant la purge.

Cette relation fait partie d’un club d’admiration mutuelle qui comprend également le dirigeant de facto des émirats Arabes Unis et le prince héritier d’Abu Dhabi, Mohammed bin Zayed, et l’ambassadeur émirati à Washington. Comme tout le monde est d’accord pour rechercher la confrontation avec l’Iran, il est difficile d’évaluer exactement l’influence de chaque parti sur les autres. Mais si les politiques américaines actuelles à l’égard des acteurs du golfe Persique se poursuivent, les états-Unis seront complices de l’instabilité régionale accrue que le jeune autocrate de Riyad engendre.

Source : Paul R. Pillar, Consortium News, 09-11-2017 via Les Crises

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