La saga des Gemayel : la Phalange
STEFANO CHIARINI
Le ministre de l’industrie libanais Pierre Gemayel,
tué hier à Beyrouth, était le plus jeune représentant
d’une des plus importantes familles de l’extrême-droite chrétienne
maronite protagoniste de la guerre civile qui a ensanglanté le pays pendant
quinze ans (1975-1989) et, plus généralement, de l’histoire
du Liban dans les trente dernières années. Pierre Gemayel Jr.
n’avait cependant rien du charisme et du pouvoir, souvent sinistre, de
son grand-père Pierre – fondateur des Phalanges après un
voyage à Berlin dans les années Trente- ou de son oncle Béchir,
féroce unificateur des milices phalangistes dans les années 70,
et protagoniste de la purification ethnique contre les Palestiniens et les musulmans
de Beyrouth Est, pendant la guerre civile, non moins qu' allié des
Usa et d’Israël qui l’installèrent à la présidence
sous l’occupation de 1982. Mais il n’avait pas non plus l’absence
de scrupules de son père Amin, successeur, à la présidence,
de Béchir, son frère, après le meurtre de celui-ci le 14
septembre 1982 ; Amin Gemayel fut le signataire du traité de paix séparée
en 1983 avec Israël, et demeura ensuite au pouvoir jusqu' en 1988,
après être arrivé à une entente précaire avec
son puissant voisin de Damas.
Le ministre de l’industrie qui a été tué hier, avocat
de 34 ans, était le plus jeune député du Parlement bien
qu' élu en juin 2005 grâce au sauf-conduit de son plus âpre
ennemi le général Michel Aoun, opposé depuis toujours aux
seigneurs de guerre féodaux, comme les Gemayel et leurs milices. Pierre
Gemayel était en outre un des représentants du groupe de politiciens
chrétiens fondé sous les auspices du patriarche maronite Nasrallah
Boutros Sfeir en 2000, dans le but de faire cesser l’influence de Damas
qui avait commencé dans le pays des Cèdres en 1976, quand justement
cette extrême droite maronite avait demandé l’intervention
de Damas contre les Palestiniens et les forces musulmanes et progressistes qui
prenaient de l’importance pendant la guerre civile. Intervention «
providentielle » de la Syrie aux côtés des féroces
milices de la droite maronite qui permit à ces dernières, conduites
par Béchir Gemayel, de terminer à coups de massacres indicibles
la purification ethnique des Palestiniens, des « non chrétiens
» et des chrétiens progressistes » dans la partie orientale
de Beyrouth. Une purification ethnique qui vit la destruction de quartiers entiers
comme la Quarantina, sur le port, avec plus de mille morts, et du camp palestinien
de Tal al Zataar, où plus de 4.000 palestiniens, arabes et immigrés
furent massacrés pendant un siège qui dura plus d’un an.
Le massacre se fit sous les yeux des officiers de l’armée israélienne,
financeur et soutien des milices phalangistes, et grâce à l’intervention
de Damas.
Oublieux de cette grande « faveur » que Damas lui fit, Pierre Gemayel,
comme son père Amin, a participé ensuite pendant ces deux dernières
années au lancement de la coalition pro étasunienne et profrançaise
des forces du « 14 mars » qui, au printemps 2005, après l’assassinat
de Rafiq Hariri, allait pousser le régime de Bachar al-Assad à
se retirer du Liban, avec de fortes pressions internationales. Pierre Gemayel
n’était cependant pas un homme de pouvoir puisqu' on avait
surtout parlé de lui il y a deux ans quand, en soutenant la « supériorité
génétique » des chrétiens libanais, il argumenta
que ceux-ci exprimaient « la qualité » contre la «
quantité » des musulmans. Ce qui était un pilier de l’idéologie
du parti des Phalanges, fondé par son grand-père Pierre aux débuts
des années Trente, et dirigé par celui-ci de 1937 à 1982
avec à ses côtés, depuis les années 70, son fils
Béchir, chef des milices puis du parti.
En 1982, Béchir Gemayel fut élu à la présidence
de la république, protégé par les baïonnettes israéliennes,
mais il fut tué dans l’explosion du siège central du parti
à Asrhafieh, en même temps qu' une grande partie des dirigeants
de ce parti, avant même son investiture. Aucune autre famille comme les
Gemayel n’a donné de contribution aussi importante à la
naissance d’une forme d’idéologie de type vaguement populaire-fasciste
avec laquelle l’extrême-droite chrétienne maronite, et même
certains secteurs du clergé, ont essayé de dominer le pays des
cèdres en utilisant le pouvoir qui leur avait été laissé
institutionnellement par les occupants français ; et consigné
dans le « pacte national » de 1943, avec la communauté sunnite.
Aux chrétiens, considérés comme majoritaires sur la base
du recensement de 1932 (et pour cette raison le dernier qui ait été
fait au Liban) revenait la présidence de la république avec d’amples
pouvoirs et le contrôle de l’armée, ainsi que la majorité
des députés ; aux sunnites, le fauteuil de premier ministre, et
aux chiites quelques miettes avec la présidence du Parlement. Une assise
institutionnelle qui, dans les années 50, ne correspondait déjà
plus à la réalité démographique, à majorité
musulmane, et qui allait être mise en discussion avant les mouvements
de 58, étouffés dans l’œuf par le premier débarquement
de marines et par la suite au cours de la guerre civile de 1975-1989, avec plus
de 150.000 morts. Guerre civile à laquelle mirent fin les accords de
Taïf en 1989-1990, qui imposèrent un rééquilibre partiel
des rapports de force au niveau institutionnel : diminution des pouvoirs du
président maronite en faveur du premier ministre sunnite, et division
par moitié des sièges au Parlement entre les musulmans qui représentaient
désormais 70 % de la population, et les chrétiens. Le tout mettant
le pays sous la tutelle syro saoudienne, autorisée par les Usa. Cette
entente a ensuite été remise en discussion dans les trois dernières
années justement par le nouveau pouvoir unipolaire des Usa décidé
à désagréger aussi la Syrie et le Liban, après l’Irak
: prémices nécessaires pour imposer au monde arabe une «
paxé israeliana » sans aucun retrait de Cisjordanie, ni des Fermes de Sheeba
ni, surtout, des hauteurs du Golan.
Edition de mercredi 22 novembre 2006 de il manifesto http://www.ilmanifesto.it/Quotidiano-arcivio/22-Novembre-2006/art24.html
Traduit de l’italien par Marie-Ange Patrizio
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