Conférence d’ Ilan Pappe
Ilan Pappe
historien israélien
« Pour moi, ce qui est en train
de se passer, en Israël – Palestine, c’est un jeu, c’est
la charade de la paix, une parodie de paix. Mais la vérité, c’est
qu' encore une fois, toujours les mêmes politiciens, des deux côtés,
se rencontrent dans des hôtels somptueux, avec des diplomates venus du
monde entier pour parler de rien, simplement pour bavarder. Et l’on entend
des mots ronflants, tels « processus de paix », « évacuation
», « désengagement », « fin de l’occupation
», « création d’un Etat palestinien »…
C’est l’ « Industrie de la Paix », dirait Chomsky. Mais
sur le terrain, il ne se passe absolument rien !
Par contre, tout autour du terrain, se développent les bavardages et
les exercices futiles d’une diplomatie vide de sens. Mais le côté
inquiétant de cela, c’est que depuis l’instant où
Sharon a déclaré qu' il prenait une énième
initiative de paix à l’intérieur d’une précédente
initiative de paix appelée Feuille de Route, on assiste à une
tendance très dangereuse : un peu n’importe qui, dans le monde,
intéressé de près ou de loin à la question de Palestine
semble vouloir prendre sa part dans le grand jeu de la paix. Nous avons déjà
assisté à des chapitres précédents du jeu de la
paix. Mais jusqu' ici, n’y participait pas qui voulait…
Cette fois-ci, ce qu' il est
convenu d’appeler le Quartette – Union européenne, ONU, Russie
et Etats-Unis – sont tous en train de congratuler Ariel Sharon pour son
désengagement (de Gaza). Et il y a des gens, en Israël, qui sont
supposés appartenir à un « camp de la paix », du parti
Travailliste, et du mouvement La Paix, Maintenant !, qui disent la même
chose que le Quartette, à savoir qu' ils vont laisser faire Sharon
à sa guise. Sharon, cet homme qui conduit Israël et les Palestiniens
dans un nouveau chapitre de « fabrication de la paix » en Israël
– Palestine.
Le « plan de paix »
de Sharon présente un double danger : D’une part, il est fallacieux,
d’autre part, il crée l’illusion, chez les gens, qu' il
va leur arriver quelque chose de positif. Alors que la situation est absolument
catastrophique. Menaçante.
Et quand une politique s’avère
n’apporter absolument aucun changement dans la réalité vécue
des gens, alors c’est la frustration qui s’ensuit. C’est la
Troisième Intifada qui se prépare !
Elle éclatera dès
lors qu' il y aura assez de gens pour prendre conscience que les négociations
actuelles ont échoué, et qu' elles n’ont rien à
offrir aux populations.
[…]
Il y a un autre scénario,
moins probable, mais néanmoins possible : c’est celui de l’augmentation
de la violence. Les gens seraient alors fatigués et diraient : «
Bon. Négocions et tâchons d’arracher le maximum. On en a
assez vu ! Quiconque s’est rendu dans les territoires occupés sait
qu' il y a une soif de vie normale, qu' il y a une lassitude de cette
lutte contre trente-huit années d’occupation. Les gens ne savent
plus comment vivre avec cela, et il y a un danger que même une délégation
palestinienne dise, comme Arafat, en été 2000 : « OK. Prenons
ce qu' on nous offre, c’est mieux que rien ! ». Et on peut
d’ores et déjà entendre ce genre de discours dans les couloirs
des ministères, à Ramallah. Et ça, c’est encore plus
dangereux que la violence. C’est un chapitre qui peut conduire à
la destruction – à la destruction TOTALE du peuple Palestinien,
et de la Palestine…
Dès lors, pour empêcher
cela, nous devons souligner, encore et toujours, qu' au lieu d’une
charade de paix, ce que nous avons sur le terrain, c’est une occupation
qui perdure. Chaque jour qui passe ressemble au jour d’avant, et chaque
jour ressemble ainsi à celui qui l’a précédé,
depuis trente-sept ans. Mais si vous soutenez cette mascarade de paix, si quelqu' un,
quel qu' il soit, soutient ce petit jeu de la paix, cela signifie non seulement
que vous permettez à l’occupation de continuer, cela signifie que
vous permettez à quelque chose de bien pire que l’occupation de
se produire. En effet, si les Israéliens obtiennent le feu vert pour
les plans de Sharon, cela signifie qu' il y a un danger pour les Palestiniens
qui vivent dans cette moitié de la Cisjordanie qu' Israël –
l’Israël consensuel – considère aujourd’hui comme
faisant partie de l’Etat d’Israël. Il y a un très grave
danger que ces gens soient victimes d’un nettoyage ethnique. Israël
a déjà transféré deux mille familles palestiniennes
pour construire le mur. Nous ne trouvons nulle part cette information, dans
la presse occidentale. Et pourtant, ce sont bien deux mille familles palestiniennes
qui ont été déplacées, chassées de chez elles,
pour la construction du mur…
Ce sont deux cent cinquante mille
Palestiniens qui sont directement menacés d’épuration ethnique
par la prochaine étape de construction du mur, dans le cadre de la prochaine
phase d’annexion de la Cisjordanie à Israël. Si le projet
de paix continue à être soutenu par les Européens, les Américains,
les Russes et l’Onu, cela signifiera qu' Israël a le feu vert
pour poursuivre sa politique d’épuration ethnique. Il faut savoir
aussi que les Israéliens se préparent d’ores et déjà
à faire face à la prochaine insurrection (palestinienne) ; cette
fois-ci, ils n’hésiteront plus à utiliser y compris les
pires moyens de répression, en comparaison avec les armes qu' ils
ont utilisées au cours des deux premières Intifadas. Aussi, nous
ne sommes pas en train de parler, en ce moment, simplement d’épuration
ethnique, mais bien d’un réel danger d’une politique génocidaire.
Il ne suffit pas de dire que vous
savez exactement quels sont les tenants et les aboutissants du projet de paix,
dans ses moindres détails. Je pense que nous tous, les militants, à
l’intérieur et à l’extérieur d’Israël,
nous devrions comprendre qu' il y a un grave danger – urgent –
d’une épuration ethnique de Palestiniens supplémentaires
; et il n’y a qu' une seule manière d’arrêter
Israël. Ce n’est ni au moyen du dialogue, ni au moyen de négociations
diplomatiques – cela, ça fait trente sept ans qu' on l’essaie…
Un mouvement anti-occupation à l’intérieur d’Israël
n’a aucune chance de succès. Jamais.
Il n’existe qu' une
seule manière de stopper le scénario que je viens de vous décrire
: par les pressions, par les sanctions, par l’embargo, en faisant d’Israël
un Etat semblable à l’Afrique du Sud à l’époque
où elle vivait sous le régime d’apartheid… Il n’existe
pas d’autre moyen. Et je suis très triste en disant cela, car je
connais les conséquences d’une telle politique ; mais quiconque
a été engagé dans le combat pour la paix – dans mon
cas, cela fait trente-sept ans – sait qu' on est fondé, après
trente-sept ans, à dire qu' aucun effort diplomatique ne mènera
nulle part, que des négociations avec Israël ne conduisent nulle
part, que le camp de la paix, en Israël, n’a absolument aucun pouvoir,
que la lutte armée des Palestiniens a échoué, et qu' il
n’y a qu' une seule manière de sauver la Palestine : faire
comprendre aux Israéliens qu' ils ne sauraient appartenir aux nations
civilisées si l’occupation se poursuit ne serait-ce qu' un
jour de plus…
Quelles stratégies ?
Nous vivons des temps difficiles
pour les divers mouvements de solidarité. En Europe, je pense que depuis
très longtemps, et à juste titre, l’un des principaux objectifs
a été de promouvoir le dialogue israélo-palestinien, et
c’est là un objectif toujours très important, mais aujourd’hui,
il nous faut viser un autre objectif. Nous demandons aujourd’hui aux mouvements
de solidarité de faire quelque chose qu' ils n’ont jamais
fait jusqu' ici, en Europe. Nous leur demandons de copier, d’imiter
ce que les mouvements de solidarité ont fait, dans le cas de l’Afrique
du Sud ; et si vous regardez l’histoire des mouvements de solidarité
avec la Palestine depuis trente-sept ans, vous constaterez que, parce qu' ils
pensaient qu' il y avait deux côtés, parce qu' ils pensaient
qu' il y avait une chance qu' un dialogue mette fin à l’occupation,
ces mouvements de solidarité – que je ne blâme pas, j’en
ai fait partie, moi aussi – s’efforçaient de promouvoir la
négociation, la coexistence, la compréhension mutuelle. Un jour,
à venir, nous aurons peut-être besoin de ce genre d’énergie
et de soutien, de la part du mouvement de solidarité.
Mais aujourd’hui, ce que
j’essaie de faire comprendre, c’est que ce dont nous avons besoin,
de la part des mouvements de solidarité, c’est qu' ils sauvent
la Palestine, pour les Palestiniens. En fait, si ces mouvements ne réussissent
pas à sauver la Palestine, pour les Palestiniens, les juifs, en Israël,
seront eux aussi les victimes, ils seront perdus. Aussi avons-nous décidé
effectivement d’appeler à sauver les Palestiniens et les juifs,
c’est la raison pour laquelle j’ai fait la comparaison suivante,
dans mon article : nous sommes tous à bord d’un même avion,
sans pilote. Tout le monde le sait : que vous parliez avec les Palestiniens
ou avec les Israéliens, tout le monde sait que nous nous précipitons
vers la collision d’une guerre effroyable, et personne ne veut en parler.
Ce qui signifie que l’énergie, sur le terrain, pour arrêter
les capacités de l’occupation est inexistante. Ainsi, la solidarité,
tant avec les Palestiniens qu' avec les juifs, c’est la nécessité
de les aider à faire mettre un terme à l’occupation.
Toute tentative d’aider des
mouvements de solidarité qui sont engagés dans des initiatives
de paix, de dialogue et de coexistence, est importante. Mais je pense que nous
ne devons pas oublier, ne serait-ce qu' un instant, quel est l’objectif
impérieusement urgent.
Il y a un besoin urgent de stratégies
qui correspondent mieux aux réalités, qui permettent de faire
ce que tant les mouvements pacifistes en Israël que les mouvements palestiniens
de résistance dans les territoires occupés n’ont apparemment
pas réussi à faire. Il s’agit bien entendu de la mise d’un
terme à l’occupation israélienne. Ce n’est que lorsque
l’occupation militaire touchera à sa fin qu' il y aura une
quelconque chance de réconciliation entre les deux peuples. Aujourd’hui,
malheureusement, le processus de paix, jusqu' ici – et cette expression
recouvre, pour moi, y compris les accords de Genève – a mis le
signe « égale » entre la fin de l’occupation et la
fin du conflit. Ceci est faux : ceci ne marchera pas. Vous ne pourrez pas mettre
fin au conflit entre les Israéliens et les Palestiniens sans mettre un
terme à l’occupation.é
Vous pouvez vous mettre à
négocier au sujet de la fin du conflit, une fois que vous avez mis un
terme à l’occupation, mais pas avant cela. Et il y a tellement
d’énergie, et tellement de braves gens (dont ceux de Genève),
qui sont allés dans la mauvaise direction, en essayant de convaincre
les gens, enuméro Europe, en Israël, en Palestine et en Amérique que
dès l’instant où les soldats israéliens quitteraient
les territoires occupés, la paix s’instaurerait en Palestine. En
fait, dès lors que les soldats israéliens quitteraient la Cisjordanie
et la bande de Gaza, les véritables négociations du processus
de paix pourraient commencer. Et parallèlement à ces véritables
négociations de paix, il doit y avoir aussi une réorganisation,
du côté palestinien.
Je ne voudrais pas trop insister
sur l’élection d’Abu Mazen ou sur l’élection
de Yasser Arafat, après Oslo. Certes, j’ai pensé qu' Abu
Mazen allait remporter des élections démocratiques dans les territoires
occupés. J’ai toujours pensé aussi que Yasser Arafat remporterait
des élections démocratiques. Mais n’oublions pas, même
un seul instant, que des élections, ce n’est pas quelque chose
que les habitants des territoires occupés réclament particulièrement.
Les élections sous occupation ont été imposées aux
Palestiniens, comme une pré-condition israélienne. N’oubliez
pas que vous devez voir en face les données historiques, courageusement.
Les Israéliens ont dit aux Palestiniens : « Vous êtes des
gens primitifs ; nous ne pourrons pas négocier de paix avec vous, tant
que vous n’aurez pas tenu des élections démocratiques ».
Et c’est ainsi qu' il y a eu des élections. Jusqu' à
cette exigence israélienne, les Palestiniens tenaient un raisonnement
très juste : « qu' avons-nous besoin d’élections,
alors que nous sommes encore sous occupation ? » Y a-t-il eu quelqu' un,
en France, à la fin de la Seconde guerre mondiale, pour réclamer
des élections avant la fin de l’occupation ? Or, de quoi parlons-nous,
en ce moment ?
Ensuite, si vous voulez parler
de stratégies, nous respectons tous Abu Mazen ; il représente
la population des territoires occupés. Il peut aller négocier
et il devrait négocier la fin de l’occupation. Mais est-il mandaté
pour négocier au nom des réfugiés palestiniens ? Suis-je
mandaté, moi-même, pour négocier au nom des réfugiés
palestiniens ? Nous devons écouter de la bouche des réfugiés
eux-mêmes comment ils veulent mettre en application le droit au retour
qui leur a été reconnu par les Nations unies en 1948.
Je suis très heureux d’entendre
Abu Mazen, que je connais depuis un quart de siècle, dire qu' il
ne renoncera pas au droit au retour. J’espère qu' il ne le
fera pas. Mais les stratégies de paix, y compris celles du mouvement
de solidarité européen, devraient placer le droit au retour des
réfugiés palestiniens au centre de l’agenda de la paix.
Et non pas la fin de l’occupation. Cette fin de l’occupation, nous
la voulons tous, bien entendu. Les gens de l’initiative de Genève,
eux aussi, voulaient la fin de l’occupation. Mais le conflit entre Israël
et la Palestine n’est pas un conflit portant sur l’occupation ;
il s’agit de l’épuration ethnique perpétrée
par Israël en 1948, et qui ne s’est jamais arrêtée un
seul jour, depuis lors. Aussi, les stratégies de paix ne sont pas des
stratégies visant la fin de l’occupation. Voilà comment
on nous a empli l’esprit de chimères, depuis 1967.
C’est ce qu' a dit le
mouvement La Paix, Maintenant !, c’est ce qu' ont dit les Américains,
c’est ce que va dire le gouvernement suisse : l’important, c’est
que les Israéliens se retirent de la Cisjordanie et de la bande de Gaza.
Eh bien non ! Cela, ce n’est pas la paix : un retrait israélien
de la bande de Gaza et de la Cisjordanie constitue simplement la fin des crimes
d’Israël contre l’humanité. Cela n’a rien à
voir avec une véritable paix. Les Palestiniens qui vivent dans les territoires
occupés ne représentent qu' une partie du peuple palestinien,
ceux, qui – notez le bien, dans la seconde moitié du vingtième
siècle ! – vivent depuis trente-sept ans sous occupation militaire
! Ce retrait simple n’a rien à voir avec la paix. Imaginez-vous
la Suisse, sous occupation militaire, et pas pendant trente-sept ans : «
seulement » pendant dix ans ?
Tous, ici, vous savez ce qu' une
occupation militaire signifie. Cela signifie qu' un sergent peut vous arrêter,
fermer votre commerce, détruire votre maison, à sa guise, à
n’importe quel moment de la journée, brutalement. Multipliez cela
par trente sept années ! qu' est-ce que cela a à voir avec
la paix ? Y a-t-il un autre endroit, dans le monde, où existe une oppression,
et où il faudrait négocier avec un gouvernement oppresseur, en
lui demandant d’arrêter son oppression en lui donnant autre chose
en échange ?
Bien sûr que non ! En Serbie,
l’Otan a bombardé Belgrade pour obtenir l’arrêt de
la purification ethnique dans les Balkans. Ils ont envoyé leurs avions
bombarder Belgrade. Mais avec Israël, alors là : non ! On négocie
! ! ! Il faut offrir quelque chose aux Israéliens en échange,
pour qu' ils veuillent bien daigner renoncer un tout petit peu à
une petite partie de leur occupation… Et – malheureusement –
il y a eu bien trop de Palestiniens pour collaborer avec cette politique. Une
stratégie tendant vers la paix, c’est tout à fait autre
chose. Une véritable stratégie de paix prend en compte l’ensemble
du Moyen-Orient, et non pas seulement la Palestine. Pas seulement la partie
du peuple palestinien qui vit dans les territoires occupés. Bien sûr,
il faut les libérer, mais ces Palestiniens sous occupation ne représentent
qu' une partie du peuple palestinien. Le peuple palestinien, il est réparti
dans l’ensemble du Moyen-Orient, et ce sont tous les Palestiniens qui
sont des parties à ce problème. L’aspect profondément
négatif du projet d’Oslo, cela a été qu' il
a exclu les réfugiés palestiniens, qu' il a exclu aussi les
Palestiniens vivant en Israël de la solution future de la question palestinienne…
Je conclurai en vous disant de
quelle manière j’envisage – à toutes fins –
une stratégie qui soit à même de replacer le problème
des réfugiés palestiniens au centre des négociations de
paix et apporter une réconciliation entre juifs et Palestiniens. Car
toute autre proposition, quelle qu' elle soit, ne sera jamais qu' une
accalmie passagère des violences et de l’occupation. Certes, je
ne sous-estimerai jamais une accalmie, mais une accalmie, ce n’est pas
un projet de paix. Cette stratégie, je la place sous l’égide
de ce que j’appelle les trois « A » :
Ces trois « A » sont
les trois conditions qui doivent être réunies, si l’on veut
avoir un plan de paix. Je ne propose pas ici un énième plan. Je
suis simplement un intellectuel, qui réfléchit à cette
question. Je ne suis pas Palestinien. Je ne suis pas un homme politique. Je
n’ai pas à donner des détails sur la manière dont
la paix doit être mise en éuvre, précisément : ça,
c’est le boulot des hommes politiques. Mais j’ai une idée,
que partagent beaucoup de mes amis palestiniens. Et de plus en plus d’Israéliens
– je m’en réjouis – envisagent l’avenir comme
moi.
Le premier « A » est
pour « acknowledgement », c’est-à-dire la « prise
de conscience » qu' il n’y aura pas de paix entre les Israéliens
et les Palestiniens tant que les Israéliens n’auront pas reconnu
ce qu' ils ont fait en 1948. Tout le monde, en Israël – et c’est
aussi vrai pour les jeunes Palestiniens – ne le sait pas. Ce qu' ils
ont fait – et cela, on n’en a pas suffisamment conscience –
en une seule journée, en 1948, fut pire que trente-sept années
d’occupation. Mais nous avons oublié ! Ce que les Israéliens
ont fait, en une seule journée, en 1948, ils n’ont pas encore réussi
à l’égaler en horreur, en trente-sept années d’occupation.
En une seule journée, en
1948, les Israéliens ont détruit cinq cent villages, dont ils
ont chassé la population. Ils ont rasé ces villages au sol ; à
la place, ils ont construit des colonies juives ou planté des parcs publics.
C’est ce crime, perpétré en 1948, qui est à l’origine
du mouvement national palestinien. Ce n’est pas l’occupation. Et
si nous continuons à ne pas le savoir, les Israéliens vont continuer
leur déni de ce qu' ils ont fait en 1948, de la manière dont
ils ont chassé un million de Palestiniens de chez eux. De la manière
dont ils ont pris 80 % de la Palestine par la force armée. Tant que ces
faits n’auront pas été reconnus, il est inutile de parler
de « paix en Palestine » !
Le deuxième « A »,
c’est le « A » d’ « accountability », de
responsabilité, d’avoir à rendre des comptes. Les Israéliens
doivent être responsables de ce qu' ils ont fait en 1948. Les Nations
unies l’ont dit. Elles ont dit ce que cette responsabilité signifiait
: le droit des Palestiniens chassés de chez eux à y retourner.
Je ne dis nullement qu' il existerait une manière simple de mettre
en application le droit au retour des réfugiés, bien entendu.
Les gens ne doivent pas venir s’imposer là où d’autres
personnes vivent déjà. On ne saurait créer une nouvelle
injustice au motif qu' une injustice doit être réparée.
Mais on ne saurait dénier le droit des réfugiés au retour.
Il ne s’agit pas seulement de responsabilité. Il s’agit aussi
de la manière dont les Israéliens perçoivent leur propre
insertion dans le monde arabe. Les Israéliens rejettent le droit au retour
parce qu' ils veulent une majorité juive. Et beaucoup d’entre
eux, qui croient en une solution à deux Etats, pensent que les deux Etats
permettront d’avoir un Etat juif dont la population serait majoritairement
juive… Israël est une démographie ethnique, ce n’est
pas une démocratie juive !
Et si la préoccupation démographique
– pour la démographie d’une certaine ethnie – continue
à dominer en Israël, alors nous pouvons oublier la solution à
deux Etats. Nous devons commencer à réfléchir à
la manière dont nous pouvons créer un unique Etat en Palestine.
Il n’y a aucune possibilité de créer une solution à
deux Etats, car si vous voulez le faire, vous devrez transférer tellement
de juifs et de Palestiniens que toute solution à deux Etats serait nécessairement
entachée d’une forme d’épuration ethnique. La solution
à un seul Etat consiste à dire que les Palestiniens et les juifs
ont les mêmes droits. Vous n’avez nulle besoin de déplacer
quiconque. Il vous faut seulement donner les mêmes droits à tous
les habitants de la Palestine.
Enfin, le dernier « A »
est celui de l’ « acceptation ». Ce n’est qu' une
fois que les Israéliens et l’ensemble des juifs, dans le monde
entier, et pas seulement en Israël, auront reconnu ce qui s’est passé
en 1948 que nous pourrons négocier de quelle manière ils veulent,
précisément, mettre en pratique le droit au retour des réfugiés,
de quelle manière, précisément, la structure politique
future satisfera à la fois au désir des juifs de disposer d’un
Etat et d’une nationalité, et à celui des Palestiniens de
disposer d’un Etat, d’une nationalité et d’une vie
normale, y compris les Palestiniens qui ont été chassés
de 80 % de la Palestine. Ce n’est qu' alors que les juifs qui vivent
aujourd’hui en Israël auront le droit de demander aux Palestiniens,
au monde arabe, et au monde musulman, de bien vouloir nous accepter.
Oui, nous fûmes un mouvement
colonialiste. Oui, nous sommes entrés au Moyen-Orient à la fin
du dix-neuvième siècle. Nous n’avions pas été
invités, nous sommes venus nous imposer par la force. Mais nous faisons
aujourd’hui partie intégrante du Moyen-Orient. Nous devons renoncer
à notre rêve d’appartenir à l’Europe. Nous devons
être partie intégrante du Moyen-Orient, nous devons nous colleter
aux problèmes du Moyen-Orient, nous devons partager les choses à
faire au Moyen-Orient, et non pas la vision de l’Europe, non pas l’Eurovision,
non pas le foot européen… Nous appartenons au Moyen-Orient, et
quand nous en aurons vraiment pris conscience, sans doute n’aurons-nous
plus à construire des murs, sans doute n’aurons-nous plus à
installer des barrières électrifiées. Parce que les Palestiniens
ne sont pas les seuls prisonniers du mur : prisonniers, les Israéliens
le sont, eux aussi.
Si vous voulez vivre sans mur,
alors acceptez-nous : le monde arabe – et aussi, ce qui pourrait sembler
plus surprenant, le peuple palestinien, malgré tout ce que les Israéliens
lui ont fait subir – sont prêts à accepter que sept millions
de juifs, qui vivent aujourd’hui en Israël, fassent partie du Moyen-Orient.
Mais si l’occupation israélienne se prolonge, si la paix ne vient
pas en Palestine, le monde arabe et le monde musulman diront : « ça
suffit ! » et là, cinquante bombes nucléaires ne serviront
à rien, le président Bush ne pourra pas aider ces juifs, le gouvernement
suisse, malgré tous les équipements militaires qu' il a achetés
à Israël ne les aidera pas non plus ! Quand on vit au Moyen-Orient,
on doit s’assurer que l’on fait partie de cette région du
monde, il faut s’y intégrer. Et j’ai une bonne nouvelle,
pour les citoyens israéliens : appartenir au Moyen-Orient, ce n’est
pas si mal que ça. Et eux, ils continuent à rêver qu' ils
ne sont pas au Moyen-Orient, et ils aliènent cette région, de
même que la région les aliène. Tant qu' ils ne comprendront
pas quelle est la nature véritable du voisinage où ils sont entrés
par force, ils n’y aura pas de paix, ni en Israël, ni en Palestine.
Il n’y a pas de véritable
mouvement de la paix en Israël !
Il n’y a pas de véritable
mouvement pacifiste en Israël. C’est la raison pour laquelle il nous
faut des sanctions. S’il y avait un mouvement de la paix en Israël,
je n’appellerais pas à des sanctions. Malheureusement, il n’y
a pas de mouvement pacifiste chez nous. Il n’y a pas de mouvement pacifiste
avec lequel négocier, par conséquent : l’occupation n’est
pas à la veille de s’arrêter. Quand je parle de droits égaux,
je parle de droits égaux dans le futur Etat. Je ne dis pas qu' il
y a des droits égaux maintenant, et j’affirme que la seule base
d’une réconciliation entre juifs et Palestiniens n’existera
que lorsque les juifs et les Palestiniens auront les mêmes droits, dans
un même Etat. C’est la seule solution. Le chemin sera sans doute
très long. Il sera peut-être nécessaire d’en passer
par un stade différent, en Israël, pour obtenir ces droits égaux.
Mais sans eux, le conflit perdurera. Non, il n’y a pas de camp de la paix
en Israël, malheureusement, et ce n’est que lorsqu' on aura
mis un terme à l’occupation au moyen de toutes les pressions possibles
et imaginables, et lorsque la société civile développée
en Israël aura été libérée de l’idéologie
sioniste, que nous aurons la possibilité de nous réconcilier.
Le mouvement de solidarité aux
Etats-Unis et le boycott
Je me souviens souvent d’une histoire
que m’a racontée Chomsky, à propos de l’Amérique.
Yasser Arafat est venu à New York, en 1975, et il a fait sa première
apparition à l’Onu, où il a prononcé son célèbre
discours. Il avait rencontré des intellectuels, dont Chomsky…
Chomsky demande à Yasser
Arafat pourquoi ils n’ouvriraient pas, ensemble, aux Etats-Unis, un bureau
de relations publiques pour les Palestiniens ?é
Et Arafat de lui répondre
: « Non : nous avons l’Union soviétique… Nous n’avons
pas besoin des Etats-Unis… »
Et Chomsky précise que lui-même,
il a un bureau de relations publiques, à New York. Mais Arafat ne l’écoute
pas. Je pense que ce que montre cette anecdote, c’est que pendant de nombreuses
années, les Palestiniens et leurs soutiens ont considéré
les Etats-Unis – pour des raisons objectives- comme un poids mort, comme
une cause perdue. Et si, au vu du poids qu' ont aujourd’hui les Etats-Unis
dans le monde, vous persistez à considérer que les Etats-Unis
sont une cause perdue, vous avez un très gros problème. Toutefois,
deux choses doivent être dites au sujet de l’Amérique. On
y assiste au début de plusieurs mouvements de personnes excédées
par Israël.
Il y a une émergence de
mouvements : des gens, en Amérique, prennent conscience du fait que beaucoup
des problèmes américains sont liés au soutien unilatéral
à Israël. Oh, bien sûr, on ne voit pas ces gens conscients
sur la colline du Capitole, dans les corridors du pouvoir américain,
mais ils existent bel et bien. Ensuite, il y a la communauté arabe américaine.
Cette communauté est restée silencieuse, pendant des années,
parce qu' il s’agissait d’une première génération
d’immigrants. La deuxième génération, la jeune génération,
est beaucoup plus active, elle s’affirme beaucoup plus. Et je pense que
dans un futur proche, nous verrons cette communauté, qu' on peut
estimer au moins à trois millions et demi de personnes, exercer un impact
non négligeable sur la politique étrangère des Etats-Unis.
En ce qui concerne le boycott…
Il y a un mythe, qui voudrait que la communauté juive américaine
soutienne inconditionnellement Israël. En réalité, nous savons
que seule une très petite minorité, au sein de la communauté
juive américaine, soutient effectivement Israël. Et il y a une très
large majorité, que nous pouvons qualifier de majorité juive,
qui ne soutient pas Israël. Ils ne sont pas contre Israël, mais ils
ne le soutiennent pas activement. Et puis il y a un groupe d’universitaires
juifs américains qui disent : « Non, pas en notre nom ! ».
Tous ceux qui connaissent un minimum Israël savent, qu' en Israël
comme dans beaucoup d’autres pays, le monde universitaire est une sorte
de grand ministère des affaires étrangères. Et les universitaires
israéliens sont formés – jeé le sais, pour faire partie
du système – à être des ambassadeurs d’Israël,
dans le monde entier.
Une excellente tactique consiste
à aller voir ces ambassadeurs et leurs épouses, quand ils viennent
à Lausanne, s’ils viennent ici, et à leur dire que nous
savons des choses terribles au sujet de votre Etat, que nous désapprouvons
votre politique, et que si vous continuez, nous ne vous inviterons sans doute
plus à venir chez nous. Je pense que cela a un impact ; Israël se
perçoit comme un pays cultivé, civilisé, « la seule
démocratie au Moyen-Orient ». Une bonne façon de savoir
si Israël est aussi démocratique qu' il le prétend,
c’est le respect des libertés académiques. Si vous n’agissez
pas ainsi vis-à-vis des universitaires israéliens, vous leur envoyez
le message selon lequel Israël est la seule démocratie au Moyen-Orient.
Et moi qui en fais partie, je peux vous dire que les universitaires israéliens
qui sont réellement opposés à l’occupation sont très
peu nombreux. Nous parlons ici de soixante personnes, environ, sur neuf mille.
Aussi avons-nous affaire, avec les universitaires, à une des composantes
très importantes du système israélien qui maintient l’occupation,
qui permet qu' elle continue et qui ne fait absolument rien pour s’y
opposer, alors qu' en qualité d’intellectuels, ils ont l’obligation
morale de le faire.
Le nettoyage ethnique est une réalité
Je
sais bien que l’expression « épuration ethnique » a
des connotations qui évoquent la période nazie ; mais l’expression
« épuration ethnique » n’a pas été utilisée,
en réalité, à l’époque. Je fais référence
à une expression qui est utilisée par le Département d’Etat
et les Nations unies, qui décrit ce qui s’est passé dans
les Balkans, dans les années 1990. Si vous consultez le site ouèbe
du Département d’Etat, ou celui de l’ONU, vous verrez une
définition très claire de ce qu' est l’épuration
ethnique. L’épuration ethnique est une politique d’expulsion,
de démolitions de maisons, de construction de murs de séparation,
de ségrégation ; et cette politique est motivée par une
idéologie.
Le mobile d’une telle politique
est le désir de voir un groupe ethnique en remplacer un autre. Je ne
pense pas qu' il existe de meilleure définition que celle-ci de
la politique sioniste à travers les décennies. Je pense donc que
j’utilise cette expression à bon escient, car l’une des choses
les plus importantes que dit le Département d’Etat américain
au sujet de l’épuration ethnique, c’est le fait que les gens
qui ont été chassés de chez eux par ce type de politique
ont le droit plein et entier de retourner chez eux. Et c’est pourquoi
je pense que l’exemple des Balkans est très éclairant pour
comprendre ce qui se passe depuis trente-sept années, et ce qui se passait
ces derniers mois, et aussi, malheureusement, ce qui va continuer à se
passer dans les années futures ».
(1) Conférence enregistrée
le 4 juin 2005, à l’Aula de l’université de Fribourg.
Ilan Pappe intervenait dans le cadre du Forum social Suisse sur le thème
: " Quelle solidarité avec le peuple palestinien ? ". Veuillez
nous excuser si sur la première quelques passages n’ont pas pu
être retranscris en entier à cause d’un mauvais son.
(2) Ilan Pappe, historien israélien,
vit à Haïfa. Militant politique depuis longtemps, il est l’unique
intellectuel israélien à avoir signé une pétition
appelant au boycott académique d’Israël. Qualifié de
traître, accusé d’être " un des pires nouveaux
antisémites " en Israël, il est quasiment isolé sur
les barricades. En effet, seuls, deux enseignants lui apportent leur soutien.
Auteur de nombreux ouvrages, il est l’unique universitaire à
enseigner une matière dont les Israéliens ne veulent pas même
entendre parler : l’épuration ethnique de 1948.
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