Une république islamique séculière
GIULIANA SGRENA
Les discours radicaux et les « provocations »
du président Ahmadinejad semblent parfois plus dirigés vers l’opinion
publique intérieure que vers le monde occidental…
Ses discours sont avant tout adressés à l’opinion
publique iranienne, mais ceux qu' il tient en politique extérieure
ont aussi pour objectif sa propre préservation sur la scène politique
intérieure. C’est important pour les iraniens qui vont en pèlerinage
à l’étranger (La Mecque, Karbala, Nadjaf) de sentir que
l’Iran est un pays important, que son gouvernement est appuyé par
de nombreux musulmans pour ses positions radicales, exprimées par Ahmadinejad
contre les Usa et Israël. Il est devenu un héros même pour
Al Jazeera. La télévision qatari a réalisé un sondage
sur les personnages les plus réputés dans plus de 50 pays musulmans :
c’est Hassan Nasrallah, le leader du Hezbollah, qui est arrivé
en tête, suivi par Khaled Meshal, le leader du Hamas ; Ahmadinejad
se trouve au troisième rang. Si on analyse les résultats sur la
base de ces réponses, il en ressort que la priorité pour les citoyens
du Moyen-Orient est l’indépendance, tandis que la démocratie
et les droits de l’homme passent en second plan. Au Liban le Hezbollah
a le soutien de la population, comme le Hamas en Palestine, et donc on apprécie
aussi Ahmadinejad. Lequel agit sur trois niveaux : interne à l’Iran,
de la politique moyen-orientale et du conflit avec l’Occident.
Et ces attitudes lui font-elles atteindre ses objectifs ?
La majorité des iraniens n’aime pas Ahmadinejad,
il n’y a qu' une minorité qui le soutient. Aux élections,
il n’y a eu que 50 pour cent de votes. Mais la majorité est silencieuse.
On peut calculer que les réformistes ont une représentativité
de 15 pour cent en Iran aujourd’hui, les conservateurs 15 autres pour
cent tandis que le reste est constitué par la majorité silencieuse.
Avec le président Khatami l’influence des réformistes était
montée à 70 pour cent, mais il y a alors eu le problème
du conflit entre Khatami et Khameyni (le guide spirituel, ndr) qui n’a
pas laissé le gouvernement développer une bonne politique économique.
Du coup les iraniens ont pensé qu' avec un gouvernement conservateur
ce duel s’évanouirait et que le pays irait mieux. En outre, Khatami
n’avait pas de parti derrière lui, ses soutiens et amis n’ont
formé un parti qu' après sa victoire, un parti proche du
gouvernement. Khatami n’avait même pas de programme : être
un homme de culture ne veut pas dire être un bon président. Et
de plus il n’avait pas beaucoup de courage pour le changement.
Mais est-il possible de réformer une théocratie ?
Certains disent que oui, et ce sont ceux qui ont soutenu le
gouvernement réformiste (ceux qu' on a appelés constitutionnalistes),
d’autres disent que non et sont les réformistes radicaux (dits
républicains), qui soutiennent que ce régime ne peut pas être
réformé de l’intérieur : il doit être
détruit. Peut-être que c’est juste mais ça n’est
pas facile à réaliser. On peut faire des changements petit à
petit, Khatami a obtenu quelques résultats parce qu' il a obligé
les conservateurs à prendre en considération démocratie
et droits de l’homme, mais seulement de façon superficielle. Avant,
les dissidents étaient tués par des sicaires, maintenant ils sont
arrêtés avec une décision de la Cour et les prisonniers
sont traités un peu mieux qu' avant. Les républicains (radicaux)
trouvent que ce régime ne peut absolument pas être réformé
mais ils ne parlent pas de révolution, parce que le terme de révolution
aujourd’hui a une connotation négative. C’est ici qu' il
y a une contradiction : ils croient en une république séculière,
pas seulement avec une séparation entre religion et état, mais
aussi sans aucun lien avec la religion.
Si l’état est séculier, comment peut-il
être lié à la religion ?
Dans notre pays, la culture religieuse est un élément
très important et on ne peut pas ignorer le rôle de la tradition.
Il faut trouver la voie entre modernisation et tradition. La meilleure façon
de changer est le constitutionnalisme, la tradition change avec la modernisation,
en allant vers un régime musulman et démocratique. Il n’y
a pas de contradiction entre islam et démocratie, il y a des contradictions
entre certaines conceptions de l’islam et certaines conceptions de la
démocratie. On peut avoir un état qui reprenne les valeurs musulmanes
mais gouverne de façon démocratique. Comme il existe des partis
religieux en Turquie ou comme en ont existé en Italie, comme la Démocratie
Chrétienne. Le parlement doit être élu démocratiquement,
sans droits particuliers réservés aux religieux. Si un parti religieux
obtient la majorité aux élections, ce sera à lui de gouverner
mais il devra respecter les droits des minorités : la minorité
doit avoir les mêmes droits que la majorité. 98 % des iraniens
sont musulmans, dont 90 % de chiites.
Les religieux sont puissants et ne cèderont pas facilement…
Nous devons être réalistes : les religieux
sont forts et puissants. Si je veux des élections libres, si je veux
la démocratie, il y a plusieurs possibilités. Des partis religieux
ou même d’autres peuvent participer aux élections mais l’important
est que ce soit de véritables élections. Pas comme celles de l’assemblée
d’experts, qui doivent contrôler la politique du guide suprême,
choisir son successeur en cas de mort ou d’impossibilité d’assurer
sa charge. Les quatre vingt experts moudjahiddines (le plus haut niveau de la
préparation en théologie musulmane, NDR) sont de fait choisis
sur la base de leur fidélité au guide religieux qu' ils devraient
contrôler. Moi-même j’ai été candidat mais comme
je n’avais pas des vues concordant avec celles des gardiens qui contrôlent
les élections, non seulement je n’ai pas été élu
mais je me suis retrouvé en prison avec l’accusation de m’être
exprimé contre le guide suprême et contre la politique de Khomeiny,
le velayat-al-faqih ; avec cette tâche dans mon CV je ne pourrai
plus jamais être candidat. La république en Iran n’est que
nominale, le pouvoir du président ne représente que 20 pour cent,
les quatre vingt autres pour cent sont dans les mains du guide suprême.
Le pouvoir du président est symbolique. Et pour changer la constitution
il faut l’assentiment du guide suprême. Même une nouvelle
constitution ne suffirait pas, c’est une pratique démocratique
qui est nécessaire : éducation, culture, affaires sociales,
économie, avant tout. Et cette révolution ne se fait pas en une
nuit, il faut du temps. Cette phase a déjà commencé et
on ne pourra pas revenir en arrière ; les conservateurs aussi le
savent et mettent des obstacles, mais l’avenir sera meilleur, même
si ça n’est pas dans l’immédiat.
Quel est le poids sur l’Iran de l’influence de
la situation régionale, avec les troupes étasuniennes qui occupent
l’Irak et qui continuent à se battre en Afghanistan ? L’Iran
est encerclé.
Bien entendu les conservateurs et Ahmadinejad lui même
profitent des erreurs des Usa au Moyen-Orient, qui rendent l’Iran de plus
en plus important. L’Iran est devenu un modèle non seulement génériquement
pour les pays musulmans mais aussi de façon particulière pour
les pays arabes. L’Iran est un laboratoire pour la démocratie,
les droits de l’homme et l’indépendance au Moyen-Orient.
Et il pourra devenir l’exemple gagnant de pays indépendant dans
la région, si les réformistes arrivent à battre l’interprétation
conservatrice de l’Islam et arrivent à imposer une voie démocratique.
Certains pensent que les valeurs qui ont soutenu la révolution
khomeyniste en Iran n’existent plus,et cela, aussi, parce que les jeunes
n’ont pas connu Khomeiny ni même sa pensée. Est-ce vrai ?
Ce qui est resté de Khomeiny c’est la valeur de
l’indépendance. Les critiques concernent le régime :
même Khomeiny, s’il était encore vivant, aurait du changer
quelque chose. Mais de toutes façons, en Iran, il y a plusieurs interprétations
de la pensée de Khomeiny, qui opposent les conservateurs aux réformistes.
Pouvez-vous expliquer d’avantage quelles sont vos critiques
au régime actuel ?
Les critiques du modèle de théocratie sont très
explicites : le leader d’une théocratie est comme si le roi
et le pape se trouvaient réunis en une seule personne et si cette personne
était nommée par Dieu. Donc : 1) le devoir des jurisconsultes
qui doivent choisir le leader n’est pas une élection mais la reconnaissance
de celui qui a été choisi par Dieu. Alors que ce sont les citoyens
qui doivent choisir leur dirigeant et cela ne doit pas dépendre de Dieu.
2) En affirmant que le pouvoir dérive de Dieu, le dirigeant s’arroge
un pouvoir absolu : la légitimation vient de Dieu qui est au dessus
de la constitution, donc la constitution ne peut mettre aucune limite. 3) Le
leader doit être un religieux, alors que je pense que pour pouvoir gouverner
un pays, il faut des connaissances économiques, politiques, etc. Il ne
s’agit pas de diriger un séminaire. En outre, dans une théocratie,
le leader doit être un homme et musulman. Les bases de cette école
de pensée, qui remonte à un siècle en arrière, ne
se trouvent pas dans le Coran et, donc, beaucoup de musulmans n’y croient
pas. Peu à peu les modernistes (ou modérés) gagnent du
terrain, on le voit aussi chez les étudiants. Mais ça demandera
beaucoup de temps.
Il y a des représentants du monde démocratique
qui pensent que l’affrontement en cours dans les pays musulmans amènera
à la sécularisation de l’Islam, comme c’est déjà
arrivé dans le christianisme.
Nous nous trouvons face à différents modèles
de sécularisme et de sécularisation. La sécularisation
est obligée dans le sens d’une division entre la mosquée
et l’état : ceci ne signifie pas qu' il faut abandonner
notre culture et notre tradition. Je crois qu' il faut penser à
un nouveau modèle de sécularisation : moi je crois dans la
politique de sécularisation mais pas dans le sécularisme comme
philosophie, parce que ça conduit à l’athéisme.
Edition
de jeudi 12 octobre de il manifesto
Traduit de l’italien par Marie-Ange Patrizio (Palestine13)
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