Un bilan que doivent faire les Arabes, les musulmans et les démocrates patentés de droite ou de gauche

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Bruno Drweski
publié le 1 févvrier 2019

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Ce que tous les humains partagent au départ, c’est l’ethnocentrisme qui peut être tribal, national, culturel ou religieux (cultuel), et c’est le développement des idées universalistes dans le processus de progression humaine qui, dans ses diverses formes religieuses ou séculières, tend à faire disparaître les égocentrismes, individuels et collectifs. Ici donc [1], le mot ‘islam’ peut être compris différemment. Il y a ‘l’islam primordial’ qui s'applique dans le Coran à toute la lignée des prophéties, et il y a ‘l’islam muhammadien’ qui est la forme qu’il a pris avec la dernière prophétie connue de l’histoire humaine. Entre ces deux notions d' ‘islam’, on peut trouver aussi la notion israélite de ‘Peuple élu’ car ‘Lumières parmi les nations’ et de ‘religion noahique’ destinée à l’ensemble de l’humanité dans une perspective inclusiviste. Notion qui se trouve en fait à l’opposé de la vision exclusiviste et/ou dominatrice de ‘peuple élu’ par simple caprice divin, ce qu’on retrouve dans le judaïsme littéraliste et talmudiste et qui a produit le sionisme. On retrouve des phénomènes comparables dans les interprétations réductrices du christianisme ou de l’islam ainsi que dans pratiquement toutes les autres religions. Par extension, on constate également le développement des mêmes tendances au sein des idéologies laïques ou immanentistes (‘athées’), quand certains de leurs porte-paroles détenant, ou croyant détenir, une partie de la vérité estiment qu’ils détiennent du coup en totalité les clefs de l’histoire et qu’ils représentent donc un courant qui aurait réponse à tout, ici, maintenant et pour toujours. Alors que leur interprétation ne représente en fait qu’une réduction de leur idéal au simple niveau qu’ils sont en état de saisir plus ou moins bien à un moment donné, dans un espace donné, dans un contexte donné. Ce comportement égocentrique et ethnocentrique peut donc aussi bien être observé au sein de toutes les églises, de tous les cercles cultuelscomme à l’intérieur d’un Parti-guide qui croit avoirmaîtrisé pour toujours la ‘science’, que celle-ci soit formellement de nature théologique ou qu’on l’intitule ‘science de l’histoire’. C’est ainsi que le socialisme scientifique, le marxisme, a pu devenir pour certains une quasi-religion de remplacement alors que Marx n’a fait que développer une méthode scientifique d’analyse sociale et historique excluant les explications réductrices religieuses de son temps.

Chaque groupe, religieux, mais aussi politique et idéologique, y compris ‘laïc’ et donc aussi ‘a-thée’, a en fait pour rôle, pour mission, s’il veut rassembler dans un but créatif, de rivaliser avec les autres dans une émulation progressiste en faveur d’un bien qui ne peut être que commun. A partir de ce constat, que l’histoire a démontré puisqu’aucun courant et aucune organisation religieuse, idéologique, politique, n’a jamais reçu pour l’éternité l’appui de Dieu ou de tous les humains, nous n’avons pas à juger les convictions intimes de chacun d’entre nous, en tant qu’individu ou en tant que groupe. Nous devons en revanche juger leurs comportements à un moment donné au regard des intérêts collectifs de l’humanité et de sa progression intellectuelle et éthique. Le reste n’est qu’une querelle théologique inutile, répétant des discussions sur ‘le sexe des anges’, ce qui vise en fait à diviser ce qui devrait s’unir. D’où la nécessité de porter toujours un regard privilégié sur les plus faibles, les plus pauvres, les plus exploités car c’est à cela qu’on reconnaît un courant social qui fait preuve de créativité et de fécondité. C’est sur ce terrain là qu’on attend les musulmans, les chrétiens, les communistes, les israélites, les anarchistes, les bouddhistes et tous les autres êtres humains de conviction universaliste et internationaliste !

Deux courants à but émancipateur à l’Orient de la Méditerranée

Depuis la crise du colonialisme et la révolution russe, nous avons eu affaire dans le monde arabe et musulman à deux grands courants déclarant vouloir émanciper leur peuple. D’un côté, le courant national laïc, plus ou moins socialisant, plus ou moins marxisant, plus ou moins communisant et plus ou moins aussi, il faut le rappeler, islamisant. De l’Egypte nassérienne au Yemen du sud marxiste-léniniste en passant par la Jamahiriya libyenne du Livre vert et les diverses tentatives de socialisme arabe en Irak, en Algérie, au Soudan, au Yémen, au sein de l’Organisation de libération de la Palestine ou ailleurs, il ne reste aujourd’hui au pouvoir que le Baath syrien, qui semble d’ailleurs reprendre du poil de la bête depuis la mobilisation qu’on lui à imposé par le biais d’une ‘proxy war’. Toute cette mouvance est cependant entrée, depuis l’arrivée au pouvoir deSadate en Egypte et bien plus encore depuis la disparition de l’Union soviétique et la concentration de la Chine populaire sur son propre développement économique, dans une crise fondamentale qui nécessite d’analyser les bases de classe des tentatives de développer en terre arabe ‘une voie non capitaliste de développement’. Crise qui nécessite d’établir un bilan critique des avancées réalisées par ces régimes progressistes mais aussi et surtout des causes de la stagnation puis de la régression de la plupart de ces mouvements autrefois de masse. Analyse économique et sociale, mais analyse critique aussi des fondements idéologiques et philosophiques de tous ces courants, en relation avec l’analyse au niveau mondial de tout ce qui s’est fait et continue à se faire au nom du socialisme scientifique, de la science, de la raison, du progrès social et de la modernité.

L’autre grand courant qui a tenté de répondre au défi colonial peut être aujourd’hui résumé sous le vocable ‘islamiste’ dans ses moutures très diverses qui vont des disciples monarchistes d’Abdel Wahhab aux partisans de la Révolution iranienne de tendance chiite, en passant par le Hezbollah, Ansarullah et les Frères musulmans. Ce dernier courant étant parvenu à se développer sur trois cercles géostratégiques concentriques, dans le monde islamique, plus particulièrement dans son noyau arabe et surtout dans son coeur égyptien. Le même coeur où s’était d’ailleurs aussi cristallisé le socialisme arabe élaboré par le président Nasser. Si l’on met de côté les monarchies arabes qui jouent la carte d’une forme assez superficielle d’’islamisme’ pour justifier leur pouvoir absolutiste, socialement conservateur et soumis aux puissances impérialistes, l’’islamisme’, dans sa version chiite iranienne comme dans sa version sunnite plus arabe mais désormais aussi turque de l’école des Frères musulmans [2], a eu tendance à prôner une émancipation politique, économique, idéologique et culturelle de leurs peuples dans le cadre d’une vision sociale holistique pouvant concurrencer la vision d’une société socialiste mise en avant par les partisans d’une société plus sécularisée. Même si l’islam n’a que très rarement été rejeté en soi par ces courants qui n’ont pas su développer pour autant une théologie de la libération islamique qui les aurait rendus réellement autonomes et créatifs par rapport à l’idéologie moderniste produite dans le centre du monde capitaliste puis exportée ensuite vers la Russie et finalement la Chine où elle a pris cependant racine grâce à la formulation d’un ‘socialisme aux couleurs chinoises’. Ce sur quoi les progressistes musulmans mais aussi les ‘islamistes’ devraient réfléchir, ainsi que les ‘marxistes’.

Si nous faisons aujourd’hui le bilan historique de l’’islamisme’, car le moment actuel nous semble opportun, nous devons d’abord reconnaître que cette sensibilité a conquis de solides bases dans les sociétés concernées, d’abord pendant la période coloniale finissante puis dans la foulée de l’effritement et de la crise des idéologies modernistes sécularisantes et socialisantes. Cet islamisme là a réussi à marquer des points dans le domaine de l’’identité’ et des ‘valeurs’ sociales, maisl’anticommunisme viscéral qui s’y est installé, au point que d’aucuns ont pu dire que Frères musulmans et CIA menaient le même combat,l’a, à quelques exceptions près, amené à négliger l’importance des questions de classe et des rapports entre colonialisme, impérialisme, capitalisme et usure. Ce qu’on peut en partie expliquer par le fait que ses cadres provenaient surtout des professions ‘techniques’, de la petite bourgeoisie ‘idéaliste’ et des classes sans lien direct avec les processus de production, que ce soit du côté de la haute bourgeoisie ou du côté du prolétariatsalariéindustriel. D’où une mésestimation de leur part d’abord du caractère profond des fascismes dans les années trente, malgré l’horrible répression dont furent victimes les masses musulmanes libyennes de la part des occupants fascistes. Puis une incapacité à comprendre le rôle de contrepoids nécessaire que jouait le ‘socialisme réel’ et le ‘camp de la paix’ par rapport à l’impérialisme mondialisateur, au moment où s’enracinaient les courants laïcisant dans le monde musulman. L’erreur commise et somme toute très provisoire, mais de taille, par l’URSS en faveur du sionisme dans les seules années 1946-49, sous prétexte de combattre le colonialisme britannique et ses suppôts monarchistes arabes, a pu en partie expliquer cette réaction émotionnelle et conceptuelle. Qui allait, sous l’effet de la révolution égyptienne des années 1950, repousser beaucoup de Frères musulmans dans les bras des monarchies rétrogrades voire des puissances occidentales où beaucoup allaient se réfugier et cautionner les politiques d’agression contre les mouvements de libération nationale et les pays socialistes.

Dans ce contexte, il faut le souligner, jusqu’à la révolution iranienne, aucun mouvement ‘islamiste’ anti-monarchiste ne s’est révélé capablede parvenir au pouvoir defaçon durable dans aucun pays musulman. C’est dans la foulée de cette révolution, qui sonnait d’ailleurs le signal de la crise des mouvements révolutionnaires socialistes au moins dans le monde musulman, qu’ont pu prendre leur envol pour un temps les Frères musulmans, en Palestine et en Algérie avec le Hamas puis en Egypte et ailleurs. Avant que, dans le cas algérien, le Front islamique du salut concurrent et proche des pétromonarchies toujours méfiantes à l’égard du mouvement de masse que représentaient les Frères musulmans, ne mette un terme à l’essor du Hamas algérien, et alors que, en Palestine, une sorte de dialectique dynamique s’instituait chez les ‘islamistes’ entre le Hamas des Frères musulmans et le Djihad islamique palestinien tout aussi ‘sunnite’ mais plus lié politiquement et militairement à l’Iran et au Hezbollah libanais. C’est le ‘printemps arabe’ qui allait en finale sonner l’heure de la première tentative a priori réussie de prise de pouvoir par différents groupes issus de la confrérie des Frères musulmans, au moins dans les pays de l’axe rêvé qui devait s’étendre de la Tunisie à l’Irak, en passant par la Libye, l’Egypte, Gaza, la Syrie, le Liban et le Yemen, sous la protection du ‘candidat sultan’ d’Ankara et avec le financement des très opportunistes émirs du Qatar et de leur porte-voix cathodique Al Jazeera. Deux Etats qui n’ont en rien tenté de créer des alternatives sociales et économiques au règne du capital mondialisé et usuraire. Ce qui aurait du alarmer les partisans d’un ‘populisme’ islamique ! Ce ne pouvait donc être qu’un rêve ...qui s’est aujourd’hui effondré. Une leçon magistrale visant l’émotionalisme et l’idéalisme philosophique dont font régulièrement preuve tant de musulmans incapables jusqu’à ce jour de distinguer les questions spirituelles du besoin de faire une analyse matérialiste concrète de la réalité concrète qui se développe selon ses lois qu’un véritable croyant devrait considérer du coup comme aussi divines que les règles spirituelles auxquelles il aspire.

Le rêve de beaucoup de Frères musulmans s’est d’autant plus rapidement effondré que les compromissions de la plupart pour ne pas dire de tous les apprentis ‘révolutionnaires’ avec les monarchies rétrogrades, avec les puissances impérialistes de l’OTAN et même avec l’entité sioniste [3]en principe honnie se sont accompagnées de sordides actes de terreur importés d’Afghanistan dans le monde arabe par des ex-’combattants de la liberté’ depuis la ‘décennie noire’ algérienne. Aujourd’hui, à part la bande de Gaza qui reste aux mains des Frères musulmans du Hamas, tiraillés d’ailleurs entre subsides qatariotes et armes iraniennes, et peut-être aussi un Soudan charcuté en deux, il n’existe plus d’’islamistes’ non monarchistes, hormis chiites, qui soient au pouvoir dans aucun pays musulman. Au moment où le Pakistan, un des pays musulman les plus importants, semble tenter d’imaginer une voie novatrice pour créer une république islamique renouvelée [4]. L’échec des stratégies politiques faites à trois reprises par les Frères musulmans est patent, alors même que sur le plan idéologique, ils ont réussi à développer des réflexions sociales et sociétales intéressantes quoique certainement critiquables ici ou là mais qui sont méconnues, sans doute volontairement, par les observateurs occidentaux ou occidentalisés. Echec donc à analyser les fondements pervers des fascismes, échec à analyser les fondements pervers de l’islamisme monarchiste de type colonial, échec à analyser l’impérialisme produit par la guerre froide, et donc échec à analyser les rapports de classe à l’intérieur de leurs sociétés et à l’échelle mondiale. Au moment où les deux courants en principe ‘alternatifs’ par rapport à l’ordre-désordre dominant, socialistes et islamistes, ont voulu chacun pour soi développer un processus d’émancipation et d’autonomisation de leurs sociétés, sans jamais envisager une coopération durable entre eux qui aurait étésans arrière-pensées purement tactiques. Ils se retrouvent donc tous les deux dans une crise existentielle qui exige de leur part de faire un bilan auto-critique de leurs propres errances, inconséquences et parfois au moins turpitudes.

Il est donc aujourd’hui temps d’examiner avec le recul nécessaire la scène politique arabe et musulmane si l’on veut voir poindre à l’horizon autre chose que des nuages en bouchant la vue.

Syrie : un signal ?

Lorsque les tensions internationales, intra-islamiques et intra-arabes ont commencé à se concentrer sur la Syrie au cours de l’année 2011, je me suis retrouvé assez isolé parmi beaucoup de mes amis et camarades, démocrates, marxistes, musulmans, européens, arabes, etc. car j’étais dès le début persuadé que les gros médias arabes et occidentaux nous cachaient quelque chose et que je savais pertinemment que le président Bachar Al Assad jouissait d’une réelle légitimité et qu’il allait donc en finale gagner la guerre qu’on était en train de lancer contre son pays qui avait eu comme tort principal aux yeux des élites mondiales dominantes de mener une politique indépendante qui lui avait, entre autre, permis de ne pas être endetté et d’être auto-suffisant en production médicaments et de denrées alimentaires. Si la Libye a été détruite, c’est parce qu’elle avait refusé de s’endetter, parce qu’elle avait lancé un satellite de communication pan-africain et parce qu’elle allait lancer une monnaie pan-africaine devant remplacer les monnaies usuraires impérialistes,dont le franc CFA. Aussi les choix économiques non alignés faits par Damas ne pouvaient que lancer le signal d’une agression à son égard. J’ai cependant trouvé sur ma route quelques personnes de diverses provenances politiques, quelques militants, communistes, musulmans ou simplement ouverts d’esprit et humbles devant le savoir et la réalité, qui ont fait preuve dès 2011 d’une grande lucidité, ce qui m’a permis de penser que je n’étais toutefois pas seul et donc que, a priori, je n’étais peut-être pas fou. J’ai donc persévéré ‘en âme et conscience’, et j’ai fait ce que j’ai pu en faveur de la Syrie, entre autre au sein du collectif ‘Pas en notre nom’, là où j’ai pu, et j’ai laissé passer en silence l’orage là où il s’abattait et où il était impossible d’élever la voix au milieu des clameurs des enthousiastes de ‘révolutions colorées’ qui se sont avérées pour une large part téléguidées à partir des Etats les plus opposés aux peuples soumis au néocolonialisme.

Il en était ainsi non pas parce que j’étais spécialiste de la Syrie, n’y ayant fait que deux séjours assez brefs, et non pas que je connaisse la langue arabe, mais parce que, au hasard de mes rencontres auprès de gens influents ou de gens ‘simples’, j’avais pu remarquer la solidité et la subtilité du tissu social syrien qui avait donné à son peuple un sentiment d’assurance face à tous ses envahisseurs successifs, venus du cercle occidental comme musulman, ce qui lui donnait encore un sentiment d’unité face à l’arrogance des princes parvenus des désert d’Arabie orientale et de leurs théologiens ‘islamistes’ modulés sur le néo-évangélisme télévisuel made in USA. Les Syriens m’ont aussi paru être plus à l’abri des excès de sentimentalisme que l’on rencontre chez beaucoup d’Arabes souvent mal sortis de siècles de tribalismes, de recroquevillement et de colonisabilité. En Syrie, on sentait battre la vie d’un vieux peuple qui avait vu bien des péripéties et s’en laissait peu conter.

Non pas que je négligeais les raisons qui pouvaient pousser beaucoup de Syriens à critiquer leur gouvernement constitué par une coalition de partis ‘laïcs’ autour d’un parti hégémonique, le Baath - Parti socialiste pour la Renaissance arabe, dont les dirigeants avaient parfois hésité entre un nationalisme radical et une adaptabilité trop poussée envers les puissances capitalistes dominantes. Et qui était en partie gangréné à l’époque par des coteries liées à des intérêts immédiats [5]. Beaucoup de ces notables allaient d’ailleurs trahir au cours des deux premières années de ‘proxy war’, quand les gros médias aux mains des puissances de l’argent s’acharnaient à jouer au prophète, parfois même à Dieu ou au démocrate post-fukuyamien, et à prédire la chute de Damas dans les semaines, voire les jours suivant. Un régime qui était toutefois sans doute surtout critiquable non pas tant pour ce qu’il ne faisait pas au regard des exigences des ‘démocraties’ néocoloniales ou des ‘monarchies islamisto-droidelommistes’ mais justement pour ce qu’il avait eu l’erreur de faire, à savoir trop de concessions au capitalisme, aux puissances impérialistes et à leurs supplétifs pétromonarchistes. Les forces de l’ordre syriennes savaient certes comme on les accusaitavoir la main lourde envers les opposants réels et parfois seulement potentiels, mais c’était le cas partout dans l’ ‘Orient compliqué’ aux populations difficilement gouvernables car trop faiblement éduquées politiquement après des siècles de décadence et de colonisabilité. Cette réalité ne pouvait donc constituer un critère éliminatoire particulier visant le ‘régime de Damas’ au regard de ce qui se passait partout chez les voisins soumis, en plus, aux caprices des puissances dominantes étrangères et pratiquant souvent un esclavagisme de fait envers les travailleurs immigrés, chose impensable dans une Syrie pourtant bien moins riche. Certains membres du gouvernement Assad avaient cependant accepté, en particulier au cours de la première décennie des années 2000, d’appliquer une politique de dérégulation de certains mécanismes de contrôle sur une économie alors encore socialisante, ouvrant ainsi la voie à l’ascension d’une bourgeoisie affairiste tolérant la marginalisation de couches inférieures ou celle des régions périphériques du pays. Ce qui a contribué à nourrir le mécontentement aux marges du pays quand, en plus, quelques années de sécheresse ont poussé des paysans vers la pauvreté ou vers la fuite dans des villes où commençaient à manquer travail et logements. Mais la Syrie restait, malgré ces réformes de type néolibéral introduites de façon hésitante, un pays qui maintenait l’accès gratuit à la santé, à l’éducation, qui rendait donc possible l’ascension sociale, où l’état jouait son rôle de mécène pour le développement de la science et de la culture, qui assurait la liberté de culte et qui s’appuyait sur une armée composée de conscrits qui constituait donc le creuset d’une conscience nationale réelle. Face aux Etats voisins, y compris l’Irak depuis son effondrement, qui menaient tous des politiques antisociales et inégalitaires, le peuple syrien savait qu’il avait quelque chose à défendre en plus de l’indépendance nationale.

Terreur et religion

Le gouvernement syrien des années 2000 avait toutefois négligé de surveiller le recrutement et surtout le financement de nombreux acteurs religieux locaux, laissant se développer une vision réductrice et sectairede la religion, en particulier de l’islam sunnite. Etant à Damas lorsqu’éclata la ridicule affaire provoquée par les services nord-américains des caricatures du prophète Muhammad publiées dans un obscur journal danois fascisant de quatrième ordre, je me rappelle avoir entendu pour la première fois cette histoire rapportée sur un ton surexcité de la part d’une ministre syrienne. Participant le soir même à une émission de la TV avec un ami français, la journaliste syrienne lui avait demandé la voie vibrante d’émotion ce qu’il pensait de ces caricatures, ce à quoi lui, en principe athée, avait répondu que Dieu était tellement grand qu’il ne devait même pas avoir remarqué ni été touché par ce blasphème qui aurait du rester ignoré si les musulmans étaient en état de se hisser vers la grandeur de leur Dieu ...La journaliste, d’ailleurs chrétienne, en resta sans voix ! ...Ce n’était pas du direct et cet épisode doit donc être resté enregistré sur une étagère poussiéreuse de la TV d’état syrienne. L’erreur du gouvernement et du parti Baath syrien se voulant socialiste a donc surtout été commise par le fait de s’être concentré sur l’économie de façon un peu trop opportuniste au cours des années précédent la guerre lancée en 2011, tout en négligeant quelque peu le social et en laissant avec condescendance la religion et l’émotionnel aux plus primitifs de ses citoyens abreuvés du coup de litanies et de subsides envoyés par les pompistes arabes de l’ordre impérialiste.

Je n’avais pas prévu l’ampleur de la violence et le nombre de terroristes et autres lumpen en perdition venus des banlieues du monde arabe et occidental qui allaient s’abattre sur la Syrie tel un nuage de sauterelles. J’avais remarqué que ce pays avait accueilli tout au long de son histoire bien des fugitifs, des masses de Palestiniens et auparavant d’Arméniens ou de Tcherkesses, qu’il avait servi de refuge à des centaines de milliers de Libanais lors de l’invasion israélienne et surtout qu’un million d’Irakiens s’y étaient retrouvés accueillis spontanément dans des familles syriennes lors de l’invasion de leur pays en 2003, sans que l’état syrien ne le crie sur les toits et ne s’abaisse à demander de l’aide humanitaire à l’étranger. Quand on pense au vacarme que l’on fait dans les riches pays occidentaux lors de l’arrivée de ‘migrants’ qui, en nombre, n’ont jamais représenté ne serait-ce que 10 % de ce que les Syriens ou les Libanais ont accueilli tour à tour, on se dit que nous avons sous nos cieux nuageux la conscience bien sélective ! Peuple fier, solide, compatissant et solidaire donc, voilà le peuple du Sham, un des peuples les plus vieux au monde, la mère ou le père allez savoir de notre alphabet et de notre culture. Ougarit, Damas et Alep sont les mères de cités, bien avant celles de la Grèce antique.

Tout cela tendait à démontrer la force de l’arabité populaire dans ce pays et l’esprit de fraternité issu de la tradition christiquepuis islamique sur la base desquelles s’est développé aussi le socialisme arabe, à l’opposé de l’égoïsme caractérisant les régimes réactionnaires arabes, qu’ils manifestent systématiquement, en particulier à l’égard de leurs travailleurs immigrés, y compris arabes et musulmans [6]...Voilà les raisons qui expliquent pourquoi, dès 2011, je savais que ‘Bachar’, comme on dit dans les médias occidentaux, allait gagner la guerre qu’on lui faisait. Non pas tant à cause de l’indéniable brutalité démontrée par certaines forces répressives du régime mais à cause de l’indiscutable amour que les Syriens portent malgré tout envers leur Etat, indépendamment des aspects plus ou moins acceptables de tel ou tel notable, fonctionnaire ou policier. Mais aussi au fur et à mesure du temps au cours duquel les divers groupes de milices mercenaires avaient accompli les pires des crimes et horreurs, comme manger l’organe cru d’un Syrien [7]ou égorger un jeune, voire un enfant, accusé de combattre pour la brigade palestinienne Al Quds [8]. La guerre en Syrie fut surtout celle de réquisitions de logements, de pillages de biens privés ou publics, de marchands d’armes sophistiquées, d’antiquités volées ou de pétrole, de mercenaires bien payés et drogués au captagon convoyés au profit de princes de l’or noir. Face à une armée multiconfessionnelle de conscrits très mal équipée, aux soldes misérables et qui n’a tenu les premières années que grâce à son courage avant qu’elle ne commence à recevoir l’appui de forces étrangères, Hezbollah et groupes armés palestiniens à partir de la fin 2012, conseillers militaires iraniens venus sur le tard la former, l’équiper et l’épauler, puis aviation russe en 2015.

Que sont les Frères devenus ?

Ce n’est donc pas la résistance du noyau dur de l’armée et de la population syriennes, toutes religions confondues, qui m’a surpris, ce qui m’a surpris, c’est la force de l’impact de toutes les hyènes étrangères, proches et lointaines, qui se sont abattues sur ce pays, et surtout l’immense immaturité dont ont fait preuve à cette occasion non pas tant les ‘islamistes’ wahhabites abreuvés par les discours pétromonarchistes primitifs [9]mais beaucoup de ceux qui s’intitulent ’Frères’. Car j’avais connu des Frères musulmans avant 2011, en Algérie, en France, en Palestine, au Soudan, au Maroc ou ailleurs, et je m’attendais à beaucoup plus de lucidité de la part d’une partie prépondérante de cette confrérie à partir de ce que je connaissais de leur histoire. Loin des clichés islamophobes occidentaux ou aussi de nombreux ‘laïcs’ arabes. J’avais retenu de toutes les conversations entendues le fait que jamais les Frères n’avaient ni n’allaient cautionner une intervention étrangère contre leur propre gouvernement, fusse-t-il le pire sur terre. J’avais retenu des Frères musulmans algériens leur stratégie de ré-islamisation d’une société qu’ils jugeaient en crise existentielle où ils se concentraient sur l’éducation et les questions éthiques sans chercher à renverser les institutions ni à forcer le peuple à croire dans ce qu’il ne voulait pas croire, ce qui explique l’opposition de ces Frères là à la création du Front islamique du salut importé en Algérie par les ‘Afghans’, dans la foulée de la fin de la première guerre d’intervention occidentale en Afghanistan. Ce qui explique aussi pourquoi un de leur principaux chef, Mohamed Bouslimani, fut assassiné par les terroristes ‘islamistes’ parce qu’il avait refusé d’émettre une fatwaappelant les soldats algériens à déserter pour rejoindre les groupes armés d’égorgeurs de femmes, d’enfants, de vieillards, d’instituteurs ou d’infirmières. Alors que son parti rejoignait la coalition gouvernementale en guerre contre les terroristes ‘islamistes’. Quand les assassins couvraient dans les faits le pillage des biens publics qu’on allait ensuite retrouver dans les mains de la nouvelle oligarchie prédatrice d’Algérie et d’ailleurs. Je me rappelle aussi avoir entendu ces Frères algériens dire que les Frères musulmans syriens qui avaient lancé l’attaque de Hama en 1982 représentaient une fraction minoritaire du mouvement qui avait été désavouée pour son aventurisme car elle avait provoqué la terrible réponse répressive du pouvoir. En 2011, ce sont pourtant ces mêmes événements qui allaient servir pour justifier le retournement de tant de Frères musulmans syriens et autres contre le gouvernement de Damas, avec l’appui des puissances interventionnistes étrangères, y compris, on allait le découvrir avec le temps, avec l’appui indirect et puis ouvertement direct de ‘l’ennemi stratégique’ sioniste [10]! En 2011, comme Damas constituait la base arrière stratégique du Hezbollah libanais, de plusieurs mouvements de résistance palestiniens laïcs mais aussi et surtout des Frères musulmans du Hamas palestinien, tout esprit utilisant la logique ne pouvait qu’estimer la Syrie en état de repousser toute entreprise de division et de guerre civile sur une base religieuse. La folie du ‘printemps arabe’ vite canalisée par les méthodes d’ingérence Eugène Sharp/Otpor [11]allait cependant faire virevolter toutes ces évidences et, avec elle, toute pensée logique et toute analyse rationnelle des rapports de force sociaux, nationaux, régionaux et internationaux de la part de toutes les ‘élites islamistes’ qui ont accepté alors pour la plupart de se laisser entraîner et souvent même corrompre par les princes des ténèbres de l’absolutisme.

L’état syrien a cependant effectivement su repousser ses agresseurs successifs, mais les trahisons furent nombreuses, à commencer par celle des dirigeants du Hamas de Damas passés à Doha tandis que ceux de Gaza faisaient profil bas et maintenaient un minimum de contacts avec ‘l’Axe de la résistance’ dont Damas constituait un des chainons mais qu’on s’acharnait alors à vouloir présenter comme un simple ‘croissant chiite’ ayant pour centre l’Iran à la fois décrié pour son ‘nationalisme perse’ et son ‘chiisme’. En oubliant toutefois que les Saoud et les autres monarques arabes avaient aimé coopérer avec le ‘chiisme’ et le ‘nationalisme persan’ du shah d’Iran qui les arrangeaient bien tant qu’il s’agissait de collaborer avec Washington et Tel Aviv. La véritable rupture avait donc pour cause la révolution populaire en Iran et ailleurs, rien à voir avec le chiisme ou avec les Persans. Mais contre cette poussée révolutionnaire bien réelle qui fascinait tout le monde musulman, il fallait anticiper par le biais de pseudo-révolutions de couleurs d’apparence printanières et éliminer les derniers régimes plus ou moins progressistes et non alignés en terres musulmanes. Ce qui amène non pas tant à poser la question de l’arrogance et de la bêtise prévisible des ‘islamistes’ biberonnés par les princes des ténèbres accrochés aux rivages pétroliers du Golfe et financés par les services des puissances atlantistes mais à poser la question des causes des dérives intellectuelles, morales, philosophiques, religieuses, pécuniaires d’une partie prépondérante des Frères musulmans dans presque tout le monde arabe, Gaza faisant ici pour une large part exception jusqu’à aujourd’hui.

Ces dérives n’ont sans doute pas commencé en Syrie car on a pu voir leurs prémices dans les choix politiques qui se sont révélés en finale stériles et que les Frères musulmans ont mené d’abord au sein des gouvernements algériens successifs des dernières décennies puis en perdant toute capacité d’analyse rationnelle dans la foulée des événements de Tunisie et d’Egypte en 2011, au point de ne pas voir que, au Caire, les rouages fondamentaux de l’état, de la corruption, de l’armée restaient aux mains des cadres du régime superficiellement renversé en 2011 simplement pour calmer le peuple. Erreur d’analyse qui allait créer un climat d’euphorie sans base réelle. Morsi, qui était le candidat des impérialistes américains au sein des Frères musulmans, comme ces derniers avaient leurs candidats dans chaque mouvance idéologique, religieuse comme laïque, prit ce qui se révéla l’apparence du pouvoir tout en laissant ses fondements à ceux-là mêmes que la « révolution » était censée avoir renversés. Il s’attaqua d’emblée en revanche à ceux des siens, les jeunes Frères musulmans, qui souhaitaient bâtir une nouvelle société égyptienne en rompant avec le système économique basé sur l’usure, donc sur le capitalisme. Il ne put donc pas répondre aux exigences des milliers d’ouvriers grévistes qui espéraient dans la foulée de la ‘révolte de la place Tahrir’, une amélioration de leurs conditions de vie misérables. Puis vinrent les événements de Libye et du Yémen quand les ‘démocrates islamistes’ allaient s’associer aux monarchistes et aux interventionnistes étrangers contre leurs compatriotes décidés à ce que les décisions portant sur l’avenir de leur pays soient prises par des gens de leur pays, sans ingérence. Kadhafi ou les ‘Houthis’ d’Ansarullah doivent être analysés pour ce qu’ils sont ou ont été, mais on ne peut nier qu’ils représentent des courants politiques autonomes et sensibles aux questions sociales (et de souveraineté nationale) ...à l’opposé donc des monarchistes soumis aux fluctuations des cours de la bourse et aux intrigues des couloirs, des sous-sols et des coffres de Londres, New York ou Washington. Les Frères musulmans avaient en effet avec ces ‘islamistes’ de pacotille socialement conservateurs cette différence qui aurait du rester fondamentale, à savoir une longue histoire autonome qui leur avaient permis de conquérir une réelle base populaire. Ce qui aurait dû leur faire comprendre l’importance des questions de classe. Ce que d’ailleurs certains de leurs dirigeants avant le début du ‘printemps arabe’ identifiaient bien [12]. Ils auraient donc du être en état d’écouter la voix de leur peuple et de ses besoins sociaux, culturels et économiques, en Syrie comme ailleurs. Besoins qui étaient à l’opposé de ce que pouvaient proposer les monarchies et plus largement les Etats capitalistes. La plupart des Frères musulmans organisés ont cependant préféré rêver et écouter les puissants du moment en leur faisant une confiance quasi-aveugle, ce qui allait par voie de conséquence les rendre aveugles face aux violences qui allaient être commises par ceux que l’on voulait encore un temps appeler des ‘révolutionnaires’ alors qu’ils portaient toutes les caractéristiques de la réaction contre-révolutionnaire. Les notables frères musulmans ont dans l’ensemble cru, suivant en cela l’euphorie qui s’emparait du sultan ‘néo-ottoman’ d’Ankara ou du souverain cathodique posé sur le sol du Qatar par le colon britannique, et à l’image des chefs tribaux de la péninsule arabique pré-islamique, qu’on devait d’abord s’attaquer à ‘l’ennemi proche’ avec l’appui de ‘l’ennemi lointain’ ...pour s’émanciper éventuellement de ce dernier dans un second temps. Pire qu’un crime, une naïveté de taille pyramidale ! Pharaonique ! A laquelle ont dû s’ajouter quelques menues monnaies sonnantes et trébuchantes pour les plus faibles d’entre eux ! Ivresse coupable de la part des dirigeants du seul mouvement de masse islamique du monde arabe qui préféra au moment des choix stratégiques faire confiance aux ‘diables étrangers’ et à leurs serviteurs pompistes du Golfe plutôt que d’envisager une alliance au moins tactique avec leurs frères ‘laïcs’ et ‘nationalistes’, parfois toujours ‘socialistes’ ...c’est-à-dire opposés à ce qui est le plus grand des péché dans l’islam après l’idolâtrie, il faut le rappeler, l’usure ! Faisant ainsi le choix des hochets identitaires et de l’apparence cultuelle contre les fondements sociaux de leur foi [13] ! ...Préférant sans doute l’apparence du pouvoir sous contrôle de fait euro-atlantiste et sioniste plutôt que le pouvoir des masses, avec les masses, pour les masses, tel que postulé dans les principes fondateurs de tous les mouvements populaires tant socialistes que islamiques. Ces erreurs stratégiques ont été commises par des exilés sans plus aucun véritable contact avec leur pays mais aussi par des notables fatigués rêvant sans doute d’un repos dans les allées du pouvoir après des années de vagabondage harassant. Ce qui a sans doute retardé de quelques décennies cette fois encore la progression du message social de progrès au sein de l’islam et l’émergence d’une théologie de libération islamique comparable à celle qui s’est développée dans le christianisme depuis les prêtres ouvriers jusqu’aux mouvements révolutionnaires d’Amérique latine. Malcolm X et Iqbal ou Tan Malaka ont été oubliés au profit des princes de pacotillequi ont transformé La Mecque et Médine en Las Vegas charismatiques [14].

En finale, aujourd’hui et après tous ces errements, le seul Etat arabe restant à peu près solide, autonome et vivant, c’est la Syrie du président Bachar el Assad, ce que doivent désormais reconnaître un à un tous les monarques, sultans, présidents en flonflons de la Ligue arabe ou de l’Organisation de la Conférence islamique. Ce que l’article qui suit résume succinctement.

« La Syrie change les Arabes et le monde [15]
Qu’ils en soient conscients ou pas, ils changent du fait de ce qu’ils ont infligé à la Syrie.
Les Etats-Unis d’Amérique du Nord on pesé de tout leur poids diplomatique, politique, médiatique, financier et militaire pour transformer la Syrie, et lorsqu’ils se retirent sans atteindre aucun de leur objectifs et voient revenir la Syrie telle qu’elle était, plus forte encore et immunisée, ils admettent sans le savoir, qu’ils ont changé et qu’ils ne sont plus cette puissance omnipotente qui dicte sa loi et se fait obéir au doigt et à l’œil. Il suffit aux superpuissances d’être défaites une seule fois pour que le processus de leur régression commence et qu’elles soient devancées par des adversaires prêts à rivaliser avec elles, politiquement, militairement et économiquement. Ni l’arrogance ni la nostalgie d’un passé glorieux ne peuvent alors arrêter le cours du changement.
Les Arabes qui ont investi leur argent et leurs relations dans une alliance avec les Etats-Unis, Israël, Al-Qaïda et les Frères musulmans, et qui pensaient gagner en Syrie après avoir réussi à renverser les présidents tunisien et égyptien, reviennent aujourd’hui en Syrie. Conscients ou non, ils admettent être faibles et incapables, ce pourquoi ils ont alloué toutes leurs ressources. Ils sont obligés d’avouer cet échec.
Israël aussi est en train d’être transformé par la Syrie. Israël, qui pensait avoir amené les Américains, utilisé les Arabes, affiché au grand jour son alliance avec Al-Qaïda, dans le seul but de changer la Syrie, et qui s’adapte aux nouvelles réalités internationales et arabes dues au retrait américain, au revirement arabe et au départ des résidus vaincus d’Al-Qaïda, connaît l’échec. Et lorsqu’Israël se tient aux frontières de l’espace aérien syrien protégé par des missiles de défense aérienne, il confesse non seulement la puissance de la Syrie mais également sa propre faiblesse.
C’est la Syrie qui a changé le monde et la région.
Certains journalistes et hommes politiques arabes parlent des visites présidentielles arabes en Syrie et de la reprise des relations diplomatiques et des vols à destination et en provenance de la Syrie comme un soutien et des positions favorables à la Syrie qui doivent être inscrits à leur actif. Il est important dès lors de préciser que ceci a été diligenté par ceux qui l’ont vraiment fait, lorsque la Syrie était menacée d’effondrement et que les hordes de terroristes y affluaient de toutes parts. En ces temps-là, la plupart des Arabes finançaient, soutenaient et fournissaient une couverture à cet afflux.
Aujourd’hui, toute ouverture à la Syrie est une souscription et une anticipation à la proclamation de sa victoire et la mise en œuvre de grands accords internationaux qui les y obligent parce que, au lieu de la guerre ratée, la nouvelle stratégie adoptée est de se rapprocher de la Syrie, d’essayer d’influencer ses décisions et de tenter de s’engager dans une politique de règlement afin de s’assurer d’une capacité de mobilité ultérieure dans le cadre de ce que produira ce règlement. La Syrie bénéficie de cette ouverture pour légitimer sa victoire, alléger le fardeau de ses citoyens, réaliser des progrès économiques et ouvrir la porte à la reconstruction et au retour des personnes déplacées avec une couverture légale internationale, notamment occidentale. La Syrie a besoin de ce rôle arabe comme d’une caution pour se désengager des politiques de ruptures et de sanctions que les Arabes étaient les premiers à appliquer.
Aujourd’hui, la Syrie est la plus forte parmi tous les pays arabes. Si seulement ces derniers pouvaient tirer leur force de la Syrie au lieu de simplement obéir aux ordres ! Seule la Syrie peut instaurer une relation arabo-iranienne rassurante, peut accorder aux Arabes des opportunités de relations équilibrées avec la Russie et constitue la soupape de sécurité pour la Palestine. Qu’ils la chargent de cette responsabilité au lieu de s’impliquer dans le pire. »

Voilà donc la situation actuelle, et la victoire de l’état syrien est telle que son président peut se permettre aujourd’hui le luxe, et aussi la vengeance, de ne pas avoir à quémander quoique ce soit à ceux qui ont voulu l’abattre et l’humilier, mais que c’est lui qui peut forcer tous les dirigeants arabes qui l’ont attaqué à venir s’humilier devant lui, ce dont témoigne l’information qui suit.

« La Syrie n’envisagerait pas de solliciter sa réadmission à la Ligue arabe [16]
Les autorités syriennes ont annoncé au Président soudanais Omar el-Béchir qu’elles n’envisageaient pas demander leur retour au sein de la Ligue des états arabes, soulignant que des démarches dans ce sens devaient être entreprises par cette organisation, informe la chaîne de télévision libanaise Al Mayadeen, se référant à des sources diplomatiques.
D’après la source, « le but principal du déplacement du Président soudanais dans la capitale syrienne, effectué le 16 décembre, était de ‘convaincre la Syrie de demander son retour au sein de la Ligue arabe’», alors que le Soudan présidera le conseil de cette organisation en 2019. Or, la partie syrienne a rappelé que son retrait de l’organisation régionale n’avait pas été de sa volonté.
«Ce n’est pas nous qui sommes sortis de la Ligue arabe pour avoir à demander notre retour. Ceux qui ont pris des mesures pour expulser la Syrie de la Ligue arabe sont responsables de l’annulation de cette décision ou de son maintien en vigueur», citent les sources diplomatiques précisant la réponse de Damas. Plus tôt, la chaîne Al Mayadeen avait annoncé que l’Arabie saoudite ne s’opposait pas au retour de la Syrie au sein de cette organisation.
Pour rappel, ces informations interviennent le lendemain de la réouverture de l’ambassade des émirats arabes unis à Damas et ce après six ans d’interruption. Commentant cet événement, l’ambassadeur irakien en Syrie y a vu un message aux restes des pays arabes sur la nécessité de rétablir les relations diplomatiques avec les autorités syriennes.
Toujours jeudi, le ministre émirati des Affaires étrangères, Anwar Gargash, a annoncé que le retour de la Syrie au sein de la Ligue arabe n’était pas possible en l’absence du feu vert de tous les pays membres. En juin dernier, il avait qualifié l’exclusion de ce pays d’erreur.
Des sources au sein de l’administration présidentielle tunisienne ont communiqué à Sputnikque plusieurs pays arabes, dont l’Algérie et la Tunisie, coordonnaient leurs efforts afin que la Syrie réintègre les rangs de la Ligue arabe. D’après ces données, le Président tunisien, Béji Caïd Essebsi, prévoit d’aborder en janvier la question de l’invitation de Bachar el-Assad au sommet de mars ».

Tout homme de raison, a fortiori un musulman croyant, humble et sincère, ne peut à la lecture de ces faits s’empêcher de reconnaître que, comme il est écrit dans le Coran, ‘il y a là des signes pour ceux qui réfléchissent’.Allah au regard d’un musulman sait humilier ceux qui sont arrogants et négligent de raisonner, et il sait récompenser ceux qui sont patients. Certes, le régime syrien est patenté ‘laïc’, ce qui peut gêner des ‘islamistes’ bornés ignorant ce qu’est la vraie laïcité qui n’est rien d’autre que la liberté de conscience, et le président syrien, même s’il participe aux prières dans les mosquées musulmanes sunnites, reste considéré par les apprentis ‘papes’ du sunnisme comme un ‘alaouite’ dont la vie vaut encore moins que celle d’un chrétien ou d’un juif selon les dires frelatés de théologiens d’un autre âge. Vision sectaire de ‘musulmans’ qui ont cessé de penser, de réfléchir, de croire et de pratiquer la tolérance et la miséricorde inscrite dans leur Livre, qu’ils sont pourtant censés considérer comme sacré mais qu’ils préfèrent ânonner et répéter pour mieux s’agenouiller devant les hommes plus puissant qu’eux et baiser leurs mains profanées [17].

Il faut cependant noter que la récente venue du président soudanais à Damas inaugure le bal des autres chefs arabes qui devront boire le calice de l’humiliation jusqu’à la lie mais qu’elle n’est sans doute pas due à un hasard du calendrier. Le Soudan est gouverné depuis plusieurs décennies par des ‘islamistes’ parmi lesquels on trouve des adeptes des Frères musulmans qui semblent avoir été un peu plus lucides que les autres, et cela depuis plus longtemps, malgré de nombreuses erreurs commises là aussi. C’est en effet un général soudanais qui avait dirigé la mission d’enquête de la Ligue arabe sur la situation en Syrie au début des tensions dans ce pays en 2011 et le rapport fait par la commission qu’il dirigeait avec beaucoup de professionnalisme et dont les membres avaient visité toutes les régions du pays tendait à démontrer que si les forces de l’ordre avaient certes commis des violences, ces dernières étaient surtout dues à des groupes armés qui s’étaient camouflés au sein ou autour des manifestants [18]. Ce rapport a évidemment été ignoré par les monarchies et les pays arabes proches des puissances capitalistes occidentales dès lors que le général soudanais avait refusé de se laisser corrompre par les princes du Golfe pour en changer les conclusions. Il faut à cette occasion rappeler que le gouvernement du Soudan avait auparavant eu à subir à la fois les effets des pressions, des bombardementset des ingérences des puissances occidentales auxquelles il n’a en finale pas su résister après quelques velléités de sa part, et qu’il a ensuite commis des erreurs qui ont permis la partition du pays et l’état de guerre permanent régnant dans le Sud Soudan désormais séparé du reste du pays. Sans parler de la participation de Khartoum à la guerre contre le Yémen pour complaire à ses capricieux bailleurs de fonds saoud.

Un bilan auto-critique nécessaire

Les échecs successifs subis cependant par les adeptes de l’école des Frères musulmans au Soudan, en Algérie, en Libye, en Irak, en Syrie, au Yémen, en Egypte et même en Tunisie, voire aussi en Turquie où le régime actuel voit sa base commencer à se rétrécir, devraient forcer ceux qui se sont trompés à se lancer dans une réflexion approfondie. Si après le démantèlement du camp socialiste, la gauche marxiste et l’ensemble des courants modernistes et progressistes se sont soit effondrés soit ont du commencer à faire une analyse autocritique de leur histoire, de leurs avancées mais aussi des causes de leurs échecs, on doit penser que les ‘islamistes’, en particulier ceux qui avaient des racines réelles dans leur peuple, les Frères musulmans, doivent eux aussi commencer à faire le bilan critique de leurs activités, et cela depuis la naissance de leur mouvement. Car force est de constater que si la ‘gauche laïque’ arabe, socialiste, nationaliste ou communiste, a rencontré de nombreux échecs, elle a quand même réussi à prendre le pouvoir de façon durable dans de nombreux pays et elle y a laissé des traces non négligeables dans la mémoire des peuples concernés. Par comparaison, les monarchies ‘islamistes’ ont certes réussi à se maintenir au pouvoir mais à l’abri des bases d’occupation étrangère et elles n’ont même pas tenté de créer un modèle de développement économique et social qui soit autonome et créatif par rapport à celui des puissances qui les dominent. Quant aux Frères musulmans, ils ont réussi à bâtir des œuvres sociales et éducatives réelles dont on devra analyser l’impact en terme d’émancipation des masses et des femmes ou de stagnation mentale, mais ils n’ont par contre jamais réussi à conquérir le pouvoir par eux-mêmes, par leur propre dynamique révolutionnaire ou réformiste, et quand ils ont pu l’avoir dans la foulée d’élections, ils n’ont pas été en état de le garder car ils n’ont pas su organiser une mobilisation populaire suffisante, ce qui témoigne que leur base sociale était soit trop affaiblie soit que leurs chefs craignaient de faire appel à la mobilisation autonome du peuple. Alors quels succès ? Quels échecs ? Quelle base sociale réelle? Quel programme économique et social ? Quelles classes sociales favorisent-ils ? Quelles classes sociales combattent-ils ? Quelles puissances les soutiennent ? Quelles structures de propriétés prônent-ils à l’heure de la crise terminale du processus de concentration de la propriété aux mains de capitalistes mondialisés ? Quelle analyse font-ils du capitalisme ? Et du socialisme ou du communisme ? Quels rapports voient-ils entre spiritualité et analyse concrète des rapports sociaux ? Quels rapports avec la laïcité ? Quels rapports avec les partis séculiers ? Quels rapports envers le socialisme scientifique comme méthode d’analyse des processus sociaux et d’usure ? Bref, l’heure est venue pour tous les musulmans de foi ou simplement de ‘culture’, plutôt ‘laïcs’ ou plutôt ‘croyants’, de réfléchir sur les raisons de l’échec de la renaissance islamique et arabe ébauchée il y a plus d’un siècle et, pour ceux d’entre eux qui dénoncent les dirigeants musulmans des Etats à visée progressistes laïques et qui ont inventé le terme et l’idée ‘islamiste’, l’heure est au bilan général de ce qu’ils ont fait en presqu’un siècle d’existence. Cela concerne en particulier les Frères musulmans qui n’ont pas été en état d’enclencher un mouvement de masse comparable à ce que le monde chiite ou zaydite a produit, Révolution iranienne, Hezbollah, Ansarullah, etc. Alors même que les Frères musulmans s’étaient pourtant montrés capables de réintégrer dans leur vision de l’islam les acquis de la pensée chiite, montrant ainsi une ouverture d’esprit de fait opposée à la fermeture des ‘islamistes conservateurs’, simplistes et identitaires. Mais malgré cela, l’éléphant a accouché d’une souris et il est devenu impossible aujourd’hui de le nier. Pour un musulman, Dieu ne donne la victoire qu’à celui qui la mérite car ce derniera suprendreles moyens matériels, rationnels et spirituels qui l’exigent. Si tous les efforts, tous les sacrifices, toute l’organisation qui ont forgé en plus d’un siècle l’oeuvre des Frères musulmans a donné en finale et pour le moment si peu de résultats créatifs, le croyant ne devrait avoir d’autre réponse possible que de chercher humblement à savoir où s’est cachée son erreur. L’humilité devant la vérité, donc devant les faits, est censée constituer une des vertus de base du musulman. Si donc, aujourd’hui, Dieu a donné la victoire au ’régime syrien’, il est temps de poser la question pourquoi et de cesser de le dénigrer comme ‘mécréant’ car dans l’islam, le terme de ‘mécréant’se rapporte à celuiqui accepte de se voiler les yeux devant la vérité évidente. Il ne s’agit pas de s’enthousiasmer pour le régime politique au pouvoir enSyriemais de dénoncer toutes les erreurs, errements et crimes commis par ses adversaires aujourd’hui vaincus. Parmi lesquels presque tous les ‘islamistes’ sunnites et aussi beaucoup de Frères musulmans syriens et non syriens. Ce n’est ni l’énergie, ni la conviction, ni le courage qui leur ont manqué, mais l’indépendance d’esprit et de décision accompagnée d’une religiosité vécue comme fondamentalement opposée à l’analyse concrète de la situation concrète. Car cela aurait sans doute mené des notables issus de classes se voulant moyennes et obnubilées par le clinquant des richesses apparentes à se rapprocher du peuple pour apprendre auprès du peuple. Ce qui explique sans doute pourquoi, s’il existe encore dans le monde musulman un endroit où le souffle originel des Frères musulmans est présent, c’est à Gaza. Car là-bas on ne peut échapper aux réalités géo-politiques et à l’analyse de la base matérielle de la souffrance humaine. D’où l’acharnement des oppresseurs mondialisés contre cette minuscule bande de terre car il leur faut empêcher à tout prix par la force, le chantage, la division et la terreur la renaissance d’une pensée autonome, courageuse, à la fois spirituelle et rationnelle. Et il leur faut empêcher l’unité militante pour la libération de tous les ‘laïcs croyants’ avec les ‘croyants laïcisés’.

Dans le but d’éviter le communisme ‘athée’ les Frères musulmans ont du coup choisi implicitement le capitalisme qui est radicalement contraire en fait à l’esprit de l’islam car il se satisfait et se développe grâce au système de l’usure mais aussi parce qu’il néglige le devoir de solidarité humaine et de justice sociale situé au cœur même de la doctrine musulmane. Dans le système capitaliste, étranger au départ, comme le socialisme, à la société où est né et a crû l’islam, la société musulmane reste dépendante de l’Occident qui est de fait bien plus ‘athée’, ‘mécréant’ et hypocrite qu’aucun communisme ne le fut jamais. Car ce dernier cherche à réaliser sur terre les idéaux sociaux qui sont ceux-là même énoncés par les prophètes pour leurs semblables.

Nous avons pu constater toute cette errance en Egypte. Ce sont certes les contraintes imposées par ‘l’Etat profond’ essentiellement aux mains des cadres militaires corrompus qui ont fait échouer la présidence Morsi. Mais ce sont les règles du capitalisme international - que les Frères musulmans n’ont pas osé rejeter explicitement - qui ont en dernière analyse gagné, en installant une crise de la liquidité entrainant des grèves nombreuses qui n’ont pas reçu de réponse satisfaisante de la part d’un Président devenu otage des militaires, de l’argent des Séoud, donc du système capitaliste mondialisé.

Il faut donc d’urgence que les Frères musulmans élaborent, s’ils ne veulent pas être définitivement éjectés du train de l’histoire, une synthèse de toutes ces données irréfutables provenant de leur douloureuse expérience récente. Au total, les mouvements ‘islamistes’ ne gagneront pas leur place au sein de la société sans participer à une mobilisation massive du peuple pour ses conditions de vie et de dignité. Et cela ne pourra jamais se réaliser dans le cadre d’un système international de développement inégal comme celui qui domine aujourd’hui partout dans le monde. Les deux courants qui ont cherché à émanciper les peuples musulmans, ‘islamisme’ et socialisme, n’ont en finale pas pu réussir jusqu’à présent car chacun ne marchait que sur une seule jambe, celle du sécularisme ‘pur’ d’un côté et celle d’une croyance désincarnée et déconnectée de l’autre. Ce qui représentait pour les uns une déconnexion d’avec le fondement culturel de leurs peuples et pour les autres une déconnexion d’avec l’évolution globale du monde. Les peuples musulmans, sans doute plus que tous les autres, à cause des bases sur lesquelles se sont développées leurs cultures et leurs convictions, ne pourront donc entrer à nouveau dans l’histoire active et productive de l’humanité que s’ils parviennent à élaborer une synthèse dynamique des deux courants mobilisateurs qui ont, au XXe siècle, bâti les bases d’une pensée plurielle, souveraine et autonome qui reste encore pour le moment au stade des prémices.

Notes :

 

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