Quel altermondialisme après la « fin du néolibéralisme
» ?
Bernard Cassen , Christophe Ventura
« La fin du néolibéralisme »
? Qui ose poser la question ? Fidel Castro, Hugo Chavez ? Non, c’est l’économiste
et Prix Nobel américain Joseph Stiglitz, dans un article publié
le 7 juillet 2008. après avoir constaté l’échec économique,
social et politique du néolibéralisme, il y affirme que «
le fondamentalisme néolibéral de marché a toujours été
une doctrine politique qui a servi certains intérêts. Il n’a
jamais été soutenu par une théorie économique. Nous
pouvons dire aujourd’hui qu' il ne le sera pas non plus par l’expérience
historique » [1]
.
Il faut effectivement constater que la crise actuelle du capitalisme,
dans sa phase néolibérale, prend des allures systémiques
en cumulant des dimensions financière, monétaire, alimentaire
et énergétique. Elle fait naître de fortes contradictions
dans le système et chez ses « élites » : remise en
cause de l’hégémonie des Etats-Unis et du « Consensus
de Washington », notamment en Amérique latine où des gouvernements
progressistes sont arrivés au pouvoir ; recours aux nationalisations
d’établissements financiers par des gouvernements aussi «
libéraux » que ceux de Londres et Washington ; dépérissement
des institutions financières internationales ; émergence d’un
nouveau rapport de forces mondial multipolaire avec le poids économique
et géopolitique grandissant des BRIC (Brésil, Russie, Inde, Chine)
; montée en puissance des fonds souverains ; guerres du Caucase en partie
liées aux ambitions énergétiques concurrentes et aux velléités
d’expansion de l’Otan ; enlisement en Irak, en Afghanistan ; tensions
autour de l’Iran ; évolution de régimes politiques nationaux
vers des formes d’autoritarisme en Europe, etc.
Ce nouveau paysage bouscule ce que l’on pourrait appeler
le « consensus altermondialiste », scellé à la fin
des années 1990 par une galaxéie d’organisations. Ces divers réseaux
s’étaient jusqu' à présent explicitement ou
implicitement alliés autour de l’identification d’un adversaire
commun et homogène, d’un modèle de politiques symbolisé
et parfois imposé par les institutions multilatérales (la Banque
mondiale, le FMI et l’OMC), appliqué par tous les gouvernements
et idéologiquement dominant au sein des « élites »
: le néolibéralisme. Il est significatif que, au cours de la décennie
passée, un grand nombre de mobilisations massives du mouvement altermondialiste
se soient faites contre ces institutions multilatérales. Certes les manifestations
se poursuivront contre elles, mais comme, pour des raisons spécifiques
à chacune, elles traversent une crise profonde, cela reviendra sans doute
dans quelques années à tirer sur des ambulances.
On peut donc s’interroger sur la pertinence actuelle
d’un concept aussi englobant que celui de néolibéralisme.
Alors qu' il incarnait une symbiose entre une dimension politique (les
gouvernements, les institutions multilatérales et les « élites
»), économique (les acteurs des marchés et les institutions
bancaires et financières) et idéologique (les médias) dans
les années 1990, il pâtit désormais de l’effritement
de la cohérence capitaliste. Paradoxalement, alors que cette relative
faiblesse aurait pu renforcer le « mouvement des mouvements », elle
l’ébranle. En effet, pour reprendre l’analyse d’un
ouvrage récent sur l’altermondialisme [2].
, « la crise que connaît le Consensus de Washington depuis le tournant
du millénaire a accouché d’un scénario mondial plus
contrasté, au sein duquel une série d’évolutions
répondent potentiellement à certaines attentes altermondialistes,
sans pour autant susciter l’adhésion de l’ensemble des composantes
du mouvement ». Ce mouvement et ses principaux acteurs, dont les Attac
des différents pays, sont maintenant confrontés à des problèmes
existentiels. Ce terme n’est pas trop fort dans la mesure où ce
sont les conditions objectives qui ont présidé à leur existence
en tant que telle qui se sont structurellement modifiées.
Parmi ces problèmes, deux sont particulièrement
importants :
Une situation nouvelle appelle logiquement des réactions
nouvelles. L’altermondialisme ne peut pas faire l’économie
d’une redéfinition de ses formes d’existence et de l’élaboration
de réponses programmatiques et politiques face au démarrage d’un
nouveau cycle historique d’un capitalisme beaucoup plus diversifié
qu' il ne l’était dans la période antérieure.
C’est le sens de la démarche que nous avons appelée «
post-altermondialiste » [4]
, dont l’un des axéès est la recherche de nouveaux espaces et de nouvelles
formes d’articulation entre mouvements sociaux, forces politiques et gouvernements
menant des combats communs.
Nous en avons un exemple très concret, le seul d’ailleurs,
avec l’Alternative bolivarienne pour les peuples de notre Amérique
(ALBA) qui regroupe à ce jour la Bolivie, Cuba, la Dominique, le Honduras,
le Nicaragua et le Venezuela, et qui pourrait s’élargir à
de nouveaux membres à l’avenir, notamment l’Equateur et le
Paraguay. Les structures de l’ALBA comprennent non seulement les gouvernements,
mais aussi un Conseil des mouvements sociaux doté d’importantes
responsabilités. De plus, des mouvements sociaux de pays non membres
de l’ALBA peuvent être associés à cette organisation.
L’ALBA est la première structure internationale relevant du post-altermondialisme,
même si elle ne se définit pas ainsi !
Le cas de l’ALBA, largement méconnu hors de l’Amérique
latine, et en particulier en Europe (ce qui s’explique par l’hostilité
virulente des grands médias), oblige le mouvement altermondialiste à
se poser une question d’orientation stratégique jusqu' ici
taboue : doit-il – et, si oui, comment - gagner des espaces politiques
concrets pour les transformer ? Doit-il se contenter d’influencer ce champ,
ou bien l’intégrer, ou bien contribuer à son renouvellement
?
Ici, les idées de « géométries variables
» ou de « coopérations renforcées », loin d’être
contradictoires avec celle de « post-altermondialisme », en constituent
au contraire des variantes . C’est par un pur artifice rhétorique
que le syndicaliste Pierre Khalfa en fait des alternatives distinctes au statu-quo
gravé dans le marbre de la Charte de principes de Porto Alegre car, dans
un cas comme dans l’autre, et pour reprendre ses propres formulations,
« il s’agit de faire évoluer le sens politique des Forums.
Changer la configuration politique des Forums suppose un double accord politique
: un accord pour que ce changement ne remette pas en cause le fait que le Forum,
en tant que tel, ne prenne pas de décisions, condition pour que toutes
les forces y participent ; mais en contrepartie, il doit y avoir un accord politique
pour que des « coopérations renforcées » puissent
ce mettre en place dans ce cadre, y trouvent les moyens pour exister et puissent
bénéficier de la visibilité politique nécessaire
» [5]
Sur ces bases, le mouvement altermondialiste devrait engager
certaines évolutions :
Il faut se poser sérieusement la question de
son alliance avec les catégories populaires afin de participer à
la construction d’une nouvelle hégémonie politique. Jusqu' à
présent, ce mouvement, compte tenu de son hétérogénéité,
a peu contribué à la transformation concrète des rapports
de force sociaux et politiques en leur faveur. Comme on le voit bien dans les
Forums sociaux, il est trop absent des questions qui préoccupent quotidiennement
ces catégories : la protection sociale, la santé, l’éducation,
le chômage. Cela explique une partie de son « décrochage
» actuel.
Cette question en induit une autre. Hors d’Amérique
latine, où construire de telles alliances ? En Europe, et tout particulièrement
en France, les notions d’Etat et de nation sont diabolisées par
les « élites » économiques, financières et
médiatiques, chez les classes moyennes supérieures et chez une
partie des directions des partis politiques et des mouvements se réclamant
de l’altermondialisme, toutes engagés dans une fuite en avant «
européiste ». Ces directions, par crainte panique du vide ou d’un
prétendu « repli national » que nul ne propose, se cramponnent
à l’Europe réellement existante alors que l’expérience
montre qu' elle ne peut que produire des solutions néolibérales.
Cette hantise du national n’existe pas dans les pays du Sud, aux Etats-Unis
ou au Japon.
En Europe, une partie de la réponse se trouve dans le
combat pour la démocratisation des cadres nationaux, ceux dans lesquels
les peuples organisent, et pour longtemps encore, les luttes sociales et politiques.
Il importe, dans le même temps, de renforcer la construction de mobilisations
sociales à l’échelle du Continent. Mais pour être
efficace et ne pas bercer les peuples d’illusions, une telle dynamique
doit s’appuyer sur un travail permanent de délégitimation
du cadre institutionnel de l’Union européenne qui rend impossible
tout progrès démocratique et social dans les sociétés
européennes [6]
.
Le retour ( certains parlent même de la « revanche
») des Etats sur la scène mondiale confirme l’urgente nécessité,
pour le mouvement altermondialiste, de s’atteler à une telle réflexion.
Faute de quoi les espaces vacants seront occupés idéologiquement
et politiquement par les forces conservatrices en utilisant les accents de la
« modernité » et des discours « protecteurs »
et « régulateurs » (comme c’est déjà
le cas en France ou en Italie).
Sur le plan international, une autre évolution pourrait
lui permettre de se renforcer: la mise en place, dans le cadre d’un fonctionnement
à géométrie variable, d’initiatives de type post-altermondialiste
( forums internationaux de bilan et d’action sur des thématiques
et des revendications économiques, sociales, démocratiques et
écologiques) portées par des composantes du mouvement altermondialiste
et organisées avec les acteurs politiques et gouvernementaux progressistes.
L’évolution de l’ALBA fournirait une intéressante
source de réflexion.
Ces nouveaux espaces permettraient de développer une
relation dialectique entre les mouvements et les acteurs institutionnels, et
de provoquer une réflexion dynamique et pratique autour des questions
clés qui se sont posées, à chaque période de l’histoire,
à tous les mouvements d’émancipation : le pouvoir, sa conquête
et sa transformation, la démocratie et sa construction politique, sociale
et économique, etc.
Ces propositions sont versées aux débats du Conseil
international du Forum social mondial dont la prochaine réunion se tiendra
à Copenhague, du 22 au 24 septembre après le prochain FSE de Malmö.
notes
[1] http://www.project-syndicate.org/commentary/stiglitz101
[2] François Polet, Clés
de lecture de l’altermondialisme, CETRI/Couleur livres, Charleroi, 2008
[3] François Polet, Clés
de lecture de l’altermondialisme, CETRI/Couleur livres, Charleroi, 2008
[4] Lire les contributions au colloque
« Altermondialisme et post-altermondialisme » tenu à Paris
le 26 janvier 2008 :www.medelu.org.
[5] Pierre Khalfa, membre du Conseil scientifique
d’Attac France, porte-parole de l’Union syndicale Solidaires, Problèmes
dans (et de) l’altermondialisme, (http://www.europe-solidaire.org/spip.php?auteur366&llang="FR")
.
[6] Lire le livre publié par Mémoire
des luttes et la revue Utopie critique, sous la direction de Bernard Cassen,
En finir avec l’eurolibéralisme, Editions des 1001 Nuits, Paris,
2008.
source http://www.cetri.be/spip.php?article833&lang=en
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