Gorbatchev et Cie : La plus grande trahison de l’Histoire
Alexandre Zinoviev
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LE FACTEUR DE TRAHISON
L’un des facteurs les plus importants qui ont causé
la faillite du communisme soviétique (russe) a été le facteur
de trahison. Et c’est sans doute la première fois dans l’histoire
de l’humanité que ce facteur non seulement a été
pris en compte par ceux qui ont dirigé la destruction du communisme russe,
mais qu' il a été planifié longtemps à l’avance
et mis en oeuvre à une échelle énorme comme un facteur
du processus évolutionnel. A ce titre il mérite notre attention
comme l’une des caractéristiques de l’histoire programmée
et dirigée.
LE CONCEPT DE TRAHISON
On pourrait croire apparemment que tout le monde sait ce qu' est
la trahison. On pourrait croire que la nature de la trahison est évidente.
Mais elle n’est évidente que dans les cas les plus simples et les
plus ordinaires. Un homme est devenu l’espion d’un autre pays :
c’est un traître. Il est passé dans la guerre du côté
des ennemis : c’est un traître. Mais même dans ces cas-là
il arrive que les critères d’appréciation soient mal définis
ou soient fréquemment transgressés. Par exemple, dans la lutte
idéologique contre le stalinisme, on transforme un traître, le
général Vlassov, en héros. Et les représentants
avérés de la « cinquième colonne » de l’Occident
en Union Soviétique et en Russie vivent en toute impunité sur
la terre russe et même prospèrent, entrent dans les couches supérieures
de la société russe et parviennent au plus haut sommet de l’Etat.
Et il n’y a plus aucune évidence qui tienne quand il s’agit
de groupes humains, de collectivités humaines importantes et de peuples
entiers et aussi quand entre en jeu le comportement des gens, un comportement
qui se compose d’un grand nombre de manières d’être,
de penser et d’agir dans des conditions complexes et changeantes. De plus,
si le caractère des actes et des attitudes des gens change avec le temps,
les critères d’appréciation changent aussi en la matière.
En ce qui concerne l’évolution de la trahison, l’humanité
a parcouru un long chemin depuis les formes primitives et évidentes de
la trahison individuelle jusqu' aux formes collectives, subtiles et secrètes.
Et il faut prendre tout cela en compte pour définir le concept scientifique
de ce phénomène.
Il faut distinguer l’approche juridique et morale et
l’approche sociologique du problème de la trahison. La première
est suffisante pour juger les actes individuels dans les situations simples.
La seconde est nécessaire pour la compréhension scientifique du
comportement des pluralités humaines, des masses et des collectivités
dans les processus historiques complexes. Ce dernier cas correspond exactement
à ce qui s’est passé en Union Soviétique au cours
des années où s’est préparé et réalisé
le renversement contre-révolutionnaire jusqu' à la consolidation
de ses résultats.
Le cas le plus simple de trahison est la relation entre deux
personnes. Dans cette relation le destin d’un homme dépend de l’autre
de façon cruciale. Le premier croit au second, il est sûr que celui-ci
remplira ses obligations envers lui. Le second a des obligations précises
envers le premier, il a conscience de ces obligations, il sait que le premier
a confiance en lui et compte sur lui. Cette relation peut être scellée
par un mot, une promesse, un serment, la tradition, l’habitude, l’opinion
publique, les règles morales, les lois juridiques. Si le deuxième
homme ne remplit pas ses obligations envers le premier, cela s’appelle
une « trahison » : le second trahit le premier.
Il y a des cas de trahison plus complexes, quand les partenaires
de la relation, dont j’ai parlé, sont un homme et un groupe d’hommes,
deux groupes d’hommes, des collectivités nombreuses, de grandes
masses d’hommes, des peuples et des pays entiers. Par exemple, la relation
entre le gouvernement et la population d’un pays, la relation entre les
chefs d’un parti et les autres membres de ce parti ou entre un parti et
la classe qu' il représente, etc. Il peut arriver qu' un individu,
un groupe ou une collectivité en général se trahisse soi-même.
Mais dans ce cas il se produit un dédoublement : l’homme ou le
groupe est confronté à soi-même dans des situations diverses
ou à des périodes éloignées de sa vie. Par exemple,
quelqu' un peut trahir ses principes de vie au profit d’autres buts
ou il peut accomplir involontairement des actes qui le trahissent lui-même
(à des périodes différentes de sa vie ou dans d’autres
situations). On peut aussi trouver un cas analogue dans l’autotrahison
de certains groupes.
La trahison devient encore plus complexe si l’on prend
en considération un troisième composant : l’ennemi (un individu,
un groupe ou une entité plus importante), celui au profit de qui la trahison
s accomplit, celui qui provoque la trahison, y prête la main, l’utilise.
Un exemple classique de cette situation, c’est quand, dans deux pays en
guerre, les citoyens de l’un trahissent leur pays au profit de l’ennemi.
On peut aborder la complexité de la trahison sous un
troisième aspect, quand elle porte sur les participants à la trahison,
sur la multiplication des actes qui, dans leur ensemble, constituent la trahison,
sur la diversité de ces actes, sur leur étalement dans le temps,
etc. On en trouve un exemple quand le gouvernement d’un pays mène
une politique de trahison envers son propre pays au profit d’un pays ennemi.
Parmi les actes de ce gouvernement traître il peut y en avoir qui, pris
isolément, ne sont pas des actes caractérisés de trahison,
mais qui, dans leur ensemble, constituent bel et bien une trahison.
Qui porte la responsabilité de la trahison ? Dans les
cas les plus simples de trahisons individuelles, c’est évidemment
l’individu qui a accompli la trahison. Il n’est pas difficile, dans
ces cas-là, d’appliquer des critères moraux et juridiques.
Mais si ceux qui participent à cette situation sont des groupes humains
importants ? Par exemple, quand une armée entière capitule comme
cela s’est produit dans la guerre de 1941-45. Si le commandement ordonne
de déposer les armes et si les soldats obéissent à cet
ordre, ces soldats sont-ils ou non des traîtres ? Et comment juger l’attitude
du commandement qui décide que la lutte est inutile ? Il y a des situations
dans lesquelles les hommes ne sont pas en état d’accomplir leur
serment. Dans ces cas il devient difficile de porter un jugement sur le comportement
des gens. Et quand il s’agit d’un pays entier et de son gouvernement
la situation devient immensément plus complexe. Dans ces cas on n’a
pas de critères généraux d’appréciation. Ici,
les normes morales et juridiques perdent, en pratique, leur sens.
On manque, dans ces cas-là, de critères d’appréciation
fondés sur des normes unanimement reconnues et qui aient force de lois.
On doit se référer à l’opinion publique, à
des considérations politiques, aux traditions.
Il existe des trahisons conscientes et inconscientes, préméditées
et non préméditées. Dans chaque trahison importante et
complexe, où sont impliqués un grand nombre de gens et où
entrent en jeu des actes divers et nombreux sur un long intervalle de temps,
il convient de tenir compte du caractère prémédité
ou non prémédité, conscient ou inconscient de ces actes.
De plus, il existe des modes et des degrés divers de conscience et d’inconscience,
de préméditation et de non préméditation et des
imbrications diverses entre ces modes et ces degrés. Tout cela rend extrêmement
difficile l’appréciation du phénomène dans son entier,
surtout si on manque de critères suffisamment rigoureux et si on n’a
pas le désir de comprendre objectivement ce phénomène.
La plupart des trahisons concernent des phénomènes de ce genre.
On ne les juge pas comme des trahisons, on ne les punit pas ou on les punit
faiblement et, de ce fait, ils ne tourmentent pas la conscience des traîtres.
Et cela ne provient pas d’une chute de la moralité (encore que
cela puisse avoir lieu) mais de l’apparition de certaines situations de
la vie auxquelles il est impossible d’appliquer des normes juridiques
et morales. Pour juger le comportement des gens comme une trahison, il faut
d’autres gens qui soient indépendants de ceux-ci et qui se placent
au-dessus d’eux. Pour châtier des gens coupables de trahison il
en faut d’autres qui aient la force d’exécuter et de justifier
ce châtiment. S’il n’y a pas de juges et de justiciers de
ce genre, la trahison ne pourra être ni publiquement démasquée
ni punie. La trahison des gens puissants et haut placés reste souvent
non reconnue et impunie en tant que telle.
LA PLUS GRANDE TRAHISON DE L’HISTOIRE
La trahison est un phénomène largement répandu
aussi bien dans la vie individuelle des gens que dans les processus historiques.
Elle est un facteur actif et constant de la vie humaine. Le progrès de
l’humanité est contradictoire. Dans cette sphère, il s’est
manifesté non en faveur du dévouement, de la constance et de la
fidélité, mais en faveur de la trahison, de l’infidélité
et du reniement. Et on doit considérer comme le sommet du progrès
de l’humanité sous ce rapport la trahison qui s’est produite
en Union Soviétique et en Russie avec l’arrivée au pouvoir
de Gorbatchev et avec la contre-révolution personnifiée par Eltsine,
qui s’est accomplie dans les années 1991-1993.
Je rappelle que j’emploie le mot « trahison »
dans le sens sociologique, en tant que concept scientifique. On pourrait demander
pourquoi on n’emploie pas ici un autre mot, puisque le mot « trahison
» est chargé d’un sens juridico-moral. Pourtant, j’insiste
pour garder ce mot, dans la mesure où le concept scientifique, dans le
cas donné, constitue l’explication (explicite et précise)
de l’usage intuitif du mot.
Ce mot contient un fond sémantique juridico-moral. Il
suffit de rappeler le comportement de la direction du Parti et de l’Etat
du pays, avec Gorbatchev et Eltsine à sa tête, des travailleurs
de l’appareil du parti et des millions de membres du parti, qui avaient
juré fidélité au parti, au pays, aux idéaux du communisme,
etc. mais qui ont trahi leur serment et ont détruit l’ordre social
soviétique, le système soviétique du pouvoir, du parti,
les idéaux du communisme, etc. sur l’ordre et sous les applaudissements
des ennemis.
Et aucune argutie verbale ne pourra justifier cette trahison
qui, de plus, répond au sens moral et aussi, pour une grande part, au
sens juridique du mot. La trahison dont il s’agit est un enchevêtrement
très complexe d’un nombre énorme d’actes divers d’une
énorme quantité de gens. De plus, elle est imbriquée dans
un processus historique complexe de la vie du pays qui fait partie de la vie
de l’humanité. Elle a une structure complexe et pluridimensionnelle.
Elle a, en particulier, une structure hiérarchique « verticale
» : la clique de Gorbatchev trahit la partie solide de la haute direction
du parti, cette dernière trahit tout l’appareil du parti, l’appareil
du parti trahit tout le parti et tout le système du pouvoir, tous trahissent
la population, l’Union Soviétique trahit ses alliés du bloc
soviétique, le bloc soviétique trahit cette partie de l’humanité,
qui comptait sur son soutien. On a donc affaire à une structure complexe.
Evidemment, il ne faut pas étendre à cette épidémie
sociale l’usage intuitif du mot. On a besoin de moyens spéciaux
de connaissance, afin de dégager la spécificité de ce grandiose
phénomène social et de l’analyser. Il faut pour cela procéder
à une étude sociologique professionnelle.
Ce que je propose ici n’est que le premier pas, le premier
repère, dans cette direction. La trahison envisagée ne découle
aucunement des lois sociales du système social soviétique (du
communisme réel), elle n’était ni conforme à quelques
lois que ce fût, ni inévitable. Elle aurait pu ne pas se produire.
Elle a été le résultat d’un concours unique de circonstances
historiques. Mais elle n’a pas eu lieu par hasard dans ce sens qu' elle
a été préparée par tout le cours de l’histoire
soviétique et par l’intention des maîtres du monde occidental
de pousser une certaine partie du peuple soviétique à la trahison.
Et cette intention a trouvé ici un terrain favorable. Nous examinerons
plus loin certains composants (mais pas tous) et certains jalons du processus
de préparation de cette trahison fatale dans la période soviétique
de l’histoire russe.
LA PÉRIODE STALINIENNE
Nous commencerons par l’orgie de dénonciations
apparue pour la première fois dans les années trente. Une dénonciation
n’est pas en soi une trahison. Mais dans des conditions déterminées
elle devient une école et une forme (un moyen) de trahison. La dénonciation
est un phénomène humain, en général, et non une
particularité communiste et soviétique. La dénonciation
a fleuri dans la Russie prérévolutionnaire, dans la France napoléonienne
et dans l’Allemagne hitlérienne. A l’Occident elle est apparue
comme un phénomène social en même temps que le christianisme
(avec Judas !). Dans l’histoire multiséculaire du christianisme
ce phénomène a joué un rôle non moindre que dans
l’histoire éphémère du communisme russe (rappelez-vous
l’inquisition et l’usage de la confession !). Les dénonciations
ont joué un rôle énorme dans l’histoire soviétique
et les années trente et quarante ont été des années
de véritable rage de dénonciations. Elles ont été
l’un des moyens les plus importants de contrôle du pays. L’attitude
envers les dénonciations était double. D’un côté,
on estimait que c’était un phénomène amoral. Dans
la mesure où elles touchaient des personnes proches (les parents, les
amis, les collègues, les camarades), on les assimilait à une trahison.
D’un autre côté, elles se propageaient artificiellement dans
les masses sur des incitations venues d’en haut. En effet, on encourageait
officiellement les dénonciateurs et on leur suggérait qu' ils
accomplissaient un devoir sacré devant le pays, le peuple, le parti et
les idéaux du communisme. Et que les autorités l’aient voulu
ou non, le fait est que le système de dénonciation massive est
devenu une école de trahison organisée par l’Etat pour des
millions de gens. La trahison sortait de la sphère des normes morales
et juridiques.
Je veux attirer l’attention du lecteur sur le fait que
dans cette orgie de dénonciations les principaux informateurs n’étaient
pas les agents secrets des organes de sécurité de l’Etat
(ils n’étaient pas tellement nombreux !) mais les enthousiastes
bénévoles, qui confectionnaient d’innombrables dénonciations
qu' ils adressaient aux organes du pouvoir ainsi qu' aux moyens d’information
de masse et aussi des dénonciations ouvertes sous forme d’interventions
dans toutes sortes de réunions et sous forme de publications (livres,
articles), des dénonciations publiques. Le pays tout entier s’est
transformé en arène de mouchardage. En outre, la trahison envers
les amis, les parents, les camarades de travail, les collègues est devenue
un élément habituel des dénonciations.
Le mouchardage, dont j’ai parlé plus haut, a été
un phénomène de masse, mais il était pratiqué à
titre individuel. Cette épidémie de trahisons individuelles s’est
produite en même temps que les trahisons collectives. La vie des citoyens
soviétiques était saturée de toutes sortes de réunions.
Et dans ces réunions ce n’étaient que critiques et autocritiques
: on y démasquait et y blâmait les insuffisances et leurs responsables,
on prenait des décisions qui condamnaient les membres des collectifs,
etc. Il est difficile maintenant de se représenter ce qui se passait
dans les organes du pouvoir et de la direction, dans les organisations artistiques,
dans les établissements d’enseignement, etc.. Les « pogroms
» collectifs de collègues ôtaient la responsabilité
de chaque membre de la communauté pris séparément. La fidélité
à la parole donnée et à l’amitié, l’honneur,
la constance et d’autres qualités de toute personne correcte étaient
devenues des phénomènes exceptionnels, difficiles à vivre
et même dangereux.
Dans les cas de trahison collective les membres du collectif,
pris séparément, ne passaient pas pour des traîtres et ne
se considéraient pas comme tels. La responsabilité incombait à
ceux qui dirigeaient le collectif. Et eux-mêmes ne l’assumaient
pas puisqu' ils ne faisaient qu' exécuter les directives venues
d’en haut.
A la lumière de ce qui s’est passé en Russie
après 1985, il faut, selon moi, réviser notre appréciation
des répressions staliniennes des années 30. Bien entendu, il y
eut dans ces répressions des déviations, des dysfonctionnements,
des abus, de nombreux innocents ont souffert et péri, et toutes sortes
de canailles en ont profité pour s’engraisser. Mais il faut en
trouver les principes et les causes dans la réalité elle-même.
L’édification d’un nouveau système social se poursuivait
dans la lutte entre diverses factions. Cette lutte divisait les gens qui se
rangeaient dans des camps opposés. Les adversaires de la politique stalinienne
par la logique même de cette lutte étaient rejetés dans
le camp des ennemis, ce qui les engageait sur la voie de la trahison.
Mais les répressions staliniennes, en empêchant
l’activité des traîtres actuels et potentiels, créaient
les prémisses pour les traîtres futurs. D’une manière
générale, toute l’activité du pouvoir soviétique
pour la création et la consolidation d’un nouveau système
social façonnait en même temps les futurs traîtres de ce
système. Et, qui plus est, en grande quantité. N’oubliez
pas que les traîtres soviétiques du plus haut niveau (Gorbatchev,
Iakovlev, Eltsine et beaucoup d’autres), étaient passés
d’abord par l’école de trahison des Komsomols et du Parti
de la période stalinienne.
Au début de la guerre, dans les années 1941-45,
des unités militaires encore opérationnelles et même des
armées entières se rendaient à l’ennemi. qu' est-ce
que cela voulait dire ? Les anticommunistes et les antisoviétiques ont
« expliqué » cela par la haine envers le système social
soviétique (envers le communisme). Bien entendu, c’était
parfois le cas, mais seulement pour une infime partie des gens. J’ai essayé
d’expliquer cela par le fait que les soldats n’avaient pas en masse
la possibilité de se battre individuellement contre les ennemis. Et c’était
vrai en partie. Mais seulement en partie.
J’ai été moi-même le témoin
de cas où on pouvait se battre contre les Allemands et où des
unités entières se rendaient volontairement et déposaient
les armes sans ordres du haut commandement. De sorte que la décision
de Staline de constituer des détachements de barrage spéciaux1
à l’arrière dans les unités peu fiables était
une mesure de défense absolument juste. Et les soldats soviétiques
se remirent au combat avec courage et abnégation, lorsqu' ils furent
placés dans la situation où le refus de se battre les exposait
à leur perte. Comment donc expliquer tout cela ? Je pense que la qualité
du matériau humain a joué un rôle. Les différents
peuples ont tous une tendance différente à la trahison, propre
à chacun d’eux. Chez nous, chez les Russes, cette tendance est
assez forte. Le larbinisme russe, la servilité, la docilité devant
la force, le caméléonisme, etc., inclinaient naturellement à
la trahison, lorsque les conditions s’y prêtaient. Mais l’héroïsme
? ! L’héroïsme des matelots, de la division Panfilov, la défense
de Brest ?
L’un n’exclut pas l’autre. Pour un matelot
il y avait des milliers de couards, de pillards, de parasites. Nous avons gagné
la guerre. Mais le principal facteur de la victoire, selon moi, a été
l’ordre social soviétique et la direction stalinienne. Grâce
à eux, ce même matériau humain est devenu le facteur le
plus important de la victoire. La direction stalinienne est restée fidèle
au pays et aux idéaux du communisme. Elle a déclaré la
guerre la plus impitoyable à toutes les formes de trahison. Pensez seulement
à ce qui se serait passé si la direction stalinienne avait tremblé
et avait pris le chemin de la trahison ? il est évident que nous aurions
été anéantis dès 1941.
Cet exemple montre éloquemment que pour expliquer scientifiquement
des phénomènes sociaux aussi grandioses que la trahison, envisagée
sous cet angle, il est indispensable de prendre en considération l’accumulation
des facteurs dans leur interaction et non ces facteurs en eux-mêmes, pris
séparément et sous un seul point de vue. La tendance des citoyens
soviétiques à la trahison a été remarquée
par les organisateurs de la « guerre froide » dès le début
de celle-ci (en 1946). Mais ils décidèrent alors (et avec raison)
que l’on ne pouvait vaincre les Russes dans une « guerre chaude
».
Et ils misèrent sur la trahison en tant que principal
facteur de la guerre « froide », quand les conditions favorables
firent réunies pour cela, je pense, au début des années
80.
1 Allusion aux unité spéciales qui étaient
chargées d’arrêter et d’exécuter les déserteurs.
Staline avait donné l’ordre de considérer tout soldat soviétique
fait prisonnier comme un déserteur et donc passible de la peine de mort.
(N.D.T.)
LE KHROUCHTCHÉVISME
L’époque stalinienne s’est achevée
par la déstalinisation khrouchtchévienne. J’aborderai ici
seulement l’un de ses aspects lié à notre thème,
et auquel personne n’a fait attention : des millions de Staliniens, ayant
à leur tête Khrouchtchev lui-même (et il fut un laquais de
Staline !) ont trahi instantanément leur chef Staline et se sont transformés
en antistaliniens actifs. Je ne me souviens pas d’un seul cas, dans ces
années-là, où quelqu' un aurait exprimé en
public sa fidélité à Staline et au stalinisme. Toute la
déstalinisation s’est passée entièrement comme une
trahison de masse, dont l’initiative avait été prise au
sommet du pouvoir avec l’accord et la participation de presque toute la
population soviétique active. Elle a été en quelque sorte
la répétition de cette trahison générale et fatale
qui, trente ans plus tard, s’accomplira sur l’initiative du pouvoir
gorbatchévien et eltsinien.
La trahison de Khrouchtchev n’a touché que quelques
aspects de la société soviétique, laissant sans changement
sa structure sociale. C’est pourquoi elle n’a pas été
fatale. De plus on a arrêté Khrouchtchev dans son élan et
on l’a écarté du pouvoir. Mais son action avait révélé
la vulnérabilité de l’état idéologique et
moral de la société soviétique et la puissance dévastatrice
de son système de pouvoir quand il tombait dans les mains d’idiots
et d’aventuriers.
L’épidémie de trahison à l’égard
du stalinisme s’est propagée avec une rapidité fulgurante
depuis le sommet du pouvoir à tous les niveaux de l’appareil de
direction pour se répandre dans les masses. Les masses de la population
ont montré une docilité particulière envers le pouvoir
quand il a diminué ses exigences envers elles, alors que ces exigences
étaient indispensables pour sauvegarder leur organisation sociale, c’est-à-dire
lorsque le pouvoir a décidé de diminuer la tension de la lutte
historique pour le communisme. Et tout cela a été remarqué
par les organisateurs occidentaux de la « guerre froide » et a été
pris en compte.
LES ANNÉES BREJNEV
Dans les années Brejnev l’épidémie
de trahison déclenchée par Khrouchtchev a été arrêtée
et étouffée. Mais les virus de cette maladie n’étaient
pas tués pour autant. Ils se multiplièrent rapidement et se mirent
à contaminer l’organisme social soviétique par une multitude
d’autres canaux. Les principaux de ces canaux ont été la
fronde de l’intelligentsia libérale, le mouvement des dissidents,
« le samizdat », le « tamizdat » et la vague d’émigration.
Il faut toujours se rappeler que notre pays avait un ennemi puissant, le monde
occidental, et que la « guerre froide » suivait son cours. Nos traîtres
de l’intérieur étaient formés par cet ennemi, ils
étaient soutenus et achetés par lui. Ils prenaient leurs repères
chez cet ennemi. S’il n’avait pas existé, ou s’il avait
été plus faible ou moins actif, une telle épidémie
de trahison n’aurait pas eu lieu. On aurait su l’empêcher.
Les services occidentaux, impliqués dans la guerre froide,
ont sciemment misé sur la trahison. Ils employaient un personnel hautement
qualifié et bien informé. Ils étaient au courant des trahisons
des années staliniennes. Ils étaient au courant de la capitulation
des millions de soldats soviétiques au début de la guerre de 1941-45.
Ils étaient au courant de la déstalinisation précisément
du point de vue de la trahison de masse. Les services occidentaux se donnèrent
pour objectif de créer une « cinquième colonne » en
Union Soviétique. Ils avaient mis au point toute une technologie pour
ce travail de sape. L’un des procédés de leur travail était,
par exemple, le choix de personnalités, que l’on distinguait, en
particulier, dans la sphère de la science, de la culture et de l’idéologie.
On réservait à ces personnalités un traitement de faveur
pour les mettre en valeur et on les opposait à la masse de leurs collègues
et de leurs camarades de travail. On faisait leur éloge, on les exaltait
dans les moyens d’information occidentaux de masse et on dénigrait
les autres, que l’on tournait en dérision. On publiait en Occident
les oeuvres de ces personnalités privilégiées, on leur
organisait des expositions, on les invitait, on leur versait beaucoup d’argent.
En vertu de la logique des relations mutuelles internes les premiers se transformèrent
en traîtres volontaires ou involontaires, en inspirant aux autres des
sentiments d’envie et l’esprit de trahison. Je pense que le désir
de ravir aux dissidents et aux critiques du régime la gloire mondiale
joua un rôle important dans la transformation de Gorbatchev en traître
historique.
En Occident, on fit de la publicité aux dissidents dans
les campagnes de propagande antisoviétiques organisées pour les
défendre. Ils reçurent aussi des moyens matériels. On exerça
même une pression économique et politique sur le pouvoir soviétique.
On prépara à l’avance pour les émigrants des lieux
de travail, on leur donna de bonnes aumônes. On favorisa le nationalisme.
On créa des organisations nationalistes et des centres spéciaux
pour encourager le nationalisme. On cajola les chefs des mouvements dissidents
et nationalistes. En un mot on fit un travail patient, sur de longues années,
pour injecter à la société soviétique les virus
de l’antisoviétisme et de l’anticommunisme.
L’APOGÉE DE LA TRAHISON
Toute l’évolution de la trahison dont nous avons
parlé s’est concentrée dans la trahison gorbatchevo-eltsinienne.
L’élément nouveau qui s’y est greffé a été
le fait que la trahison s’est accomplie comme l’aboutissement d’une
opération de destruction interne du pays entreprise par l’Occident
et destinée à terminer la « guerre froide ». Gorbatchev,
en tant que chef du parti et de l’Etat, a donné le signal de la
trahison et, comme une avalanche, elle a submergé le pays.
Qui donc a la responsabilité de ce qui s’est passé
? Cette responsabilité incombe, de toute évidence, au pouvoir
suprême dirigé par Gorbatchev. Quels sont les critères d’une
telle appréciation ? Afin d’accuser de traîtrise le pouvoir
suprême du pays ou de réfuter une telle accusation, il convient
d’abord de prendre en considération le devoir de ce pouvoir envers
la population qu' il avait sous ses ordres. Ce devoir consiste dans le
maintien et le renforcement de la structure sociale existante, la protection
de l’unité territoriale du pays, la défense et le renforcement
de la souveraineté du pays sous tous les aspects de son organisation
sociale (le pouvoir, le droit, l’économie, l’idéologie,
la culture), la sécurité personnelle des citoyens, la sauvegarde
du système d’éducation et d’instruction publique,
des droits sociaux et civiques, bref, de tout ce qui avait été
acquis pendant les années soviétiques et qui était devenu
le mode de vie habituel de la population. Le pouvoir savait cela. La population
était persuadée que le pouvoir allait remplir ses obligations
et elle faisait confiance au pouvoir.
Le pouvoir a-t-il rempli ou non ses obligations ? Et s’il
ne les a pas remplies — pourquoi ?
Deuxièmement il faut établir si le pouvoir soviétique
a agi de façon autonome ou s’il a été manipulé
de l’extérieur, si son attitude a été programmée
ou non par quelqu' un d’extérieur au pays, si le pouvoir a
agi ou non dans les intérêts de cette force extérieure.
La réalité de l’histoire soviétique
après 1985 est telle que le fait de juger le comportement du pouvoir
soviétique comme une trahison à l’égard de la population
dont il avait la charge ne peut susciter aucun doute chez l’observateur
objectif. Ce jugement n’a pas été prononcé par une
autorité quelconque, parce que cette autorité n’existe pas
et n’a jamais existé. Les forces extérieures qui ont manipulé
le pouvoir soviétique ont encouragé intentionnellement la trahison,
en la représentant mensongèrement dans leur propagande sous la
forme du bien et, à l’intérieur du pays, il ne s’est
présenté aucune force capable de juger le pouvoir pour cette trahison
et de prendre envers ce pouvoir les mesures qu' il est d’usage d’adopter
envers les traîtres.
La trahison est restée inaperçue et impunie,
parce que ses initiateurs et ses chefs (les organisateurs) ont impliqué
dans ce processus des millions de citoyens soviétiques « en noyant
» leur propre trahison dans la trahison de masse et en se lavant ainsi
de leur propre responsabilité.
La population, ou bien est devenue la complice et l’instrument
de la trahison, ou bien est restée passive (indifférente) à
son égard. D’une manière générale, la majorité
n’a pas compris ce qui était arrivé. Et quand elle a commencé
à comprendre quelque chose, la trahison était déjà
accomplie. Une circonstance qui a joué un rôle dans tout cela est
le fait que le peuple soviétique pendant soixante-dix ans a supporté
le poids très lourd d’une mission historique. Il était las
de cette mission. Il perçut le renversement contre-révolutionnaire
comme une libération de ce poids historique et il a soutenu le renversement
ou, en tout cas, il n’y a pas fait obstacle, sans réfléchir
et sans envisager les conséquences qui résulteraient de cette
libération. Il ne venait alors à l’esprit de personne que
le peuple soviétique, en rejetant le poids de sa mission historique,
capitulait devant l’ennemi sans combattre, qu' il commettait une
trahison envers luimême.
Il va de soi que dans le comportement de la population le régime
social de notre pays a joué un rôle. Le système du pouvoir
était organisé de telle sorte que les masses de la population
étaient totalement privées d’initiative sociale et politique.
Cette initiative était entièrement le monopole du pouvoir. Et
dans le cadre du pouvoir lui-même elle était concentrée
au sommet et ne se répercutait que dans une faible mesure aux différents
niveaux de la hiérarchie. On avait inculqué à la population
une confiance absolue dans le pouvoir. Et à l’intérieur
du pouvoir cette confiance s’était focalisée au sommet.
Il ne venait pas à l’esprit des gens que le sommet du pouvoir pouvait
s’engager sur la voie de la trahison. En sorte que lorsque le processus
de la trahison a commencé, la population l’a interprété
comme une simple initiative du pouvoir et que l’aspect de trahison est
passé inaperçu.
L’idéologie a aussi apporté son tribut
à la préparation de la trahison. Comme on sait, l’un des
principes de l’idéologie soviétique est l’internationalisme.
D’une part, ce principe s’est confondu avec le cosmopolitisme pour
une certaine partie de la population, essentiellement pour la partie cultivée,
aisée et non russe. Les tentatives de Staline de lutter contre le cosmopolitisme
s’étaient soldées par un échec. D’autre part,
l’internationalisme favorisait le fait que la plupart des citoyens d’origine
russe se trouvaient en Union soviétique dans la situation la plus misérable.
La politique nationale du pouvoir s’est avérée antirusse,
elle s’est faite dans une large mesure au détriment des Russes.
Cela a conduit à l’effacement ou, tout au moins, a l’amenuisement
de la conscience nationale des Russes, à la dénationalisation
de la Russie. Et cela a entraîné à son tour l’indifférence
du peuple russe envers la trahison des dissidents, des émigrants, des
dirigeants politiques, des personnalités de la vie culturelle (non russes
pour la plupart) et des autres catégories de citoyens qui avaient une
orientation cosmopolite.
Est-ce que la trahison a joué un rôle décisif
dans la faillite du système social soviétique dans le pays et
du pays tout entier ? Si on entend par le mot « décisif »
que si la trahison n’avait pas eu lieu, le régime social de l’Union
soviétique et l’Union soviétique elle-même auraient
pu être sauvés et que le pays aurait évité la catastrophe,
on peut probablement répondre par l’affirmative à la question
posée. La probabilité d’une pareille issue de la guerre
froide s’est renforcée par le fait que, dans la dernière
étape de cette guerre, la stratégie occidentale a misé
presque à cent pour cent sur cette trahison. La contre-révolution
soviétique (russe) a pris justement la forme historique concrète
de la trahison, une trahison imposée par les ennemis du dehors, organisée
par l’élite idéologique dirigeante du pays, soutenue par
la partie socialement active de la population et par la masse passive du reste
de la population qui a capitulé sans combattre.
La trahison gorbatchevo-eltsinienne est la plus grande trahison
de l’histoire de l’humanité par ses principaux paramètres,
par l’importance de ses participants, par son degré de calcul et
de préméditation, par son niveau social, par ses conséquences
pour nombre de pays et de peuples, par son rôle dans l’évolution
de l’humanité entière. De sorte que si on nous a volé,
à nous les Russes, le droit d’être les premiers découvreurs
d’une voie nouvelle, la voie communiste, de l’évolution sociale
de l’humanité, on devrait reconnaître au moins que nous sommes
les champions dans la sphère de la trahison. Mais je crains que, sous
ce rapport, on nous rejette au rang de marionnettes utilisées dans les
opérations globales des maîtres du monde occidental (de la suprasociété
globale) et que l’on classe les chefs de notre trahison sans précédent
dans l’histoire – Gorbatchev et Eltsine – parmi les crétins
intellectuels et les ordures morales, car c’est seulement ce qu' ils
méritent.
L’horreur de notre tragédie russe est redoublée
par le fait qu' elle n’a rien eu d’héroïque, d’élevé
ni de sacrificiel, mais qu' elle a pris une forme vile et humiliante et
qu' elle nous a plongés dans un abîme de corruption, de couardise
et de bassesse. Nous sortons de l’arène historique pour entrer
dans le néant sans pouvoir nous prévaloir d’un combat ardent
pour défendre la vie et la dignité d’un grand peuple, comme
le voulait la tragédie antique, mais en baisant les pieds et les mains
d’un ennemi insensible qui nous piétine et nous enfonce dans notre
flagornerie abjecte en nous jetant de maigres aumônes. Notre tragédie
est aussi sans précédent par son ignominie.
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