Quelle Afrique du Sud pour le XXIème siècle?

Interview de Blade Nzimande, secrétaire général du Parti Communiste sud-africain (SACP), à Johannesburg, le 13 septembre 2001, par Silas Cerqueira (représentant l'AFASPA et Aujourd'hui l' Afrique)

S.C. Bien que cet interview ait lieu à la veille de la réunion  du Comité central, permettez-moi de vous demander votre point de vue sur l'agitation, sur les luttes et les contradictions politiques et socio-économiques de l'Afrique du Sud.

B.N. La révolution sud-africaine est en phase avec trois contradictions inter-reliées. Il s'agit de la contradiction nationale qui se réfère aux races et aux inégalités raciales. La seconde est une contradiction de classes, parce que nous sommes une société capitaliste. La troisième est une contradiction entre les sexes. Nous sommes encore une société patriarcale avec des inégalités entre les sexes profondément enracinées.

Le SACP a dit qu'on ne peut s'attaquer à la question nationale sans la relier à la question des classes et à la question des sexes. Cette résistance, cette agitation de la classe ouvrière, nous l'avions annoncée, en tant que SACP, dans les deux ou trois dernières années.

Ceci dit, de nombreux progrès ont été faits grâce au gouvernement : par exemple, l'accès à l'eau potable pour plus de trois millions de personnes, l'accès à l'électricité pour à peu près le même nombre, l'accès au logement pour un million de personnes, des centres primaires de santé propres et un système scolaire déracialisé, du moins légalement et en termes d'orientation. Nous avons aussi des lois très progressistes sur le marché du travail.

S.C. Qui ne sont pas toujours respectées...

B.N. Bien sûr, il y a lutte...Le droit de grève est inscrit dans notre constitution.

S.C. Y a-t-il un salaire minimum?

B.N. Non. C'est un problème traité dans les conventions collectives sur lesquelles nous avons engagé des discussions. En ce moment, nous envisageons un salaire minimum pour les secteurs les plus vulnérables de la classe ouvrière comme les travailleurs à domicile et les ouvriers agricoles...

Mais j'en viens à l'essentiel. Qu'a dit le Parti communiste dans les dernières années? Nous avons dit qu'il s'agissait d'approfondir la démocratie dans le cadre du capitalisme.

S.C. Parfois vous parlez de "révolution nationale démocratique", parfois de "construire le socialisme aujourd'hui". D'autres fois, il est fait mention d'une "étape intermédiaire"...Comment articulez-vous tout cela?

B.N. La Révolution nationale démocratique est le programme de l'Alliance dans sa totalité. Ce n'est pas un programme socialiste, mais démocratique, de développement...

L'autre voie qui s'ouvre, c'est la lutte. La tension, la lutte vient de ce que ce n'est ni un programme socialiste, ni un programme capitaliste. Nous aimerions le qualifier de programme d'économie mixte dans lequel le secteur public peu à peu deviendrait prédominant. Particulièrement dans les secteurs qui fournissent les services de base...Pour nous, la direction que prend la révolution nationale démocratique dépend aussi de la force de la classe ouvrière.

S.C. Cependant, pour le moment, vous construisez, vous développez vos luttes et votre parti sur le terrain de l'économie capitaliste.

B.N. C'est la contradiction, la réalité que nous affrontons. Nous n'en sommes pas à l'étape où nous pourrions déclarer :"luttons pour la transition vers le socialisme". L'équilibre des forces ne penche pas en notre faveur. Mais notre programme dit :"le socialisme, c'est l'avenir, construisons-le maintenant. Dès la période actuelle, nous avons besoin d'obtenir certains éléments du socialisme...Nous demandons que les pauvres puissent obtenir gratuitement une certaine quantité d'eau et d'électricité...Le terrain est difficile à cause de l'environnement international et parce qu'en Afrique du Sud, nous avons une classe capitaliste puissante.

Il est inévitable que notre gouvernement subisse beaucoup de pressions de la part du capital mondial, du capital national pour qu'il privatise, qu'il libéralise...

S.C. Sous l'apartheid, le SACP parlait d'un "colonialisme de type spécial". Aujourd'hui, pourrait-on parler du danger d'un "néocolonialisme de type spécial"?

B.N. Il y a un danger réel...Nous essayons de faire avancer  notre révolution démocratique et nationale et d'offrir une vie meilleure à tous dans une société capitaliste, tout en nous heurtant constamment à la barrière de classe....La grève anti-privatisation n'était pas dirigée contre le gouvernement. Ce n'était pas un vote de défiance contre lui. Il s'agissait de dire que ces politiques de privatisation avaient pour cible évidente la classe ouvrière.

Les contradictions de classe s'approfondissent en Afrique du Sud. Elles existaient avant, mais elles s'approfondissent avec la mondialisation capitaliste, avec l'arrogance croissante des patrons en Afrique du Sud.

Dans les dernières années, du type de restructuration économique que nous avons connu...,de la restructuration vers le secteur privé, c'est la classe ouvrière qui en a subi le choc. De 1990 à aujourd'hui, nous avons perdu plus d'un million d'emplois dans le secteur formel. Et notre économie ne crée pas d'emplois, sauf dans le secteur informel : des gens qui vendent des oranges et des tomates dans les rues....Certains parlent d'une étape intermédiaire, disent qu'il faudrait un accord, un marchandage, peut-être un accord spécial entre le gouvernement, le travail et le capital. Même dans le Parti communiste, certains le soutiennent. Ce n'est pas la position officielle du Parti.

S.C. Le SACP envisage-t-il la coopération anti-impérialiste entre les forces politiques patriotiques et progressistes de la région?

B.N. Nous discutons des voies et des moyens pour une telle coopération, même si nous l'avons un temps laissée de côté. L'ANC a poursuivi correctement ses relations avec les anciens mouvements de libération.

Quel est l'état du mouvement social en Afrique australe? En effet, il semble que soit apparue une divergence, après l'indépendance, entre le mouvement de libération et le mouvement syndical.

Jérémy Cromin, vice-secrétaire général de notre parti, a publié dans Umrabulo, la revue de débats de l'ANC, un important article où il dit que nous avons assisté, en Afrique australe, à la bureaucratisation des mouvements de libération après leur accession au pouvoir. Cette bureaucratisation s'accompagne de nombreux aspects négatifs, comme une distanciation à l'égard des masses, l'imposition de politiques qui les rendent plus vulnérables à la pression du FMI et de la Banque Mondiale. Aussi, avec la COSATU, nous cherchons à entrer en contact avec les mouvements syndicaux de la région. En effet, certains de ces mouvements courent actuellement le risque d'être chapeautés par les forces néo-libérales. C'est ce qui s'est passé en Zambie, bien qu'il y ait encore des camarades progressistes dans le mouvement syndical zambien. Mais les syndicats y sont devenus un parti politique qui soutient son propre leader à la candidature présidentielle, et ce leader propose une politique des plus funestes.

S.C. J'ai bien peur que la même chose se produise au Zimbabwe...

B.N. Oui, il existe un danger que cela se produise... C'est un défi. Nous avons besoin de reconstruire un front anti-impérialiste. Un front pour le développement. C'est le défi d'aujourd'hui. être pour le développement, c'est être contre l'impérialisme, puisque l'impérialisme cherche à saper nos efforts.

Paru dans “ Aujourd’hui l’Afrique ” n° 85

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