La contre-révolution en cours et l’exigence sociale
et politique de la reconstruction du Parti Communiste
Domenico Losurdo
Sara Milazzo
l’ernesto
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Nous sommes à Urbino, avec le professeur D. Losurdo,
professeur d’histoire de la philosophie à l’Université
« Carlo Bo », philosophe de renommée internationale et président
de l’association Marx XXI. Il nous reçoit en un moment où
nous sommes confrontés à une attaque du capital (contre tout le
monde du travail, contre la démocratie, contre la Constitution issue
de la Résistance) qui est une des plus aigues et dangereuses de toute
l’histoire de notre république. Face à cette attaque s’étend
un désert, l’absence d’opposition de classe et de masse qui
puisse repousser l’offensive de la réaction et relancer une contre-offensive.
Nous lui posons la question : comment est-on arrivé
à tout cela ? Que manque-t-il, comment reconstruire une digue, une résistance,
une contre-attaque ?
DL : Nous pouvons
distinguer deux problèmes qui accompagnent l’histoire de la République
dans toute sa durée. Le premier problème est la disproportion
entre nord et sud : Togliatti, déjà, avait souligné que
la « question méridionale » est une question nationale et
nous sommes aujourd’hui en train de voir comment le déficit de
solution du sous-développement du sud risque de mettre en danger l’unité
nationale.
L’autre problème est l’injustice sociale
qui se manifeste de façon particulièrement criante dans le phénomène
de l’évasion fiscale. C’est peu dire que ce fléau
n’a été contenu en aucune manière : il est même,
au contraire, devenu plus scandaleux, plus explicite, jusqu' à être
encouragé par le Président du Conseil : celui-ci en a parlé
comme de quelque chose qui peut être toléré dans le cas
où un individu singulier, soit le riche capitaliste, estime avoir été
trop atteint par la pression fiscale.
Si ces deux problèmes accompagnent l’histoire
de la république dans toute la durée de son évolution,
nous pouvons, nous, ajouter qu' il y a aujourd’hui de nouveaux problèmes
qui font penser à une véritable contre-révolution. Peut-être
l’année du tournant est-elle celle de 1991, l’année
qui voit la fin du Parti Communiste Italien. Cette fin avait annoncée
par d’emphatiques attentes : les ex-communistes déclaraient que,
en en finissant avec un parti lié au discrédité «
socialisme réel », tout serait devenu plus facile : on se serait
libéré du « plomb dans l’aile », et la démocratie
et l’Etat social allaient se développer ; en somme, tout irait
pour le mieux. C’est peu dire qu' en réalité nous nous
trouvons devant une contre-révolution, qui n’est certes pas une
exclusivité italienne, car elle a un caractère international,
mais qui se manifeste de façon particulièrement virulente dans
notre pays.
Voyons quels sont les éléments de cette contre-révolution
: la République Italienne née de la Résistance, et marquée
par la présence d’un parti communiste fort dans l’opposition,
ne s’était jamais engagée directement dans des opérations
guerrières ; de nos jours au contraire, la participation à des
guerres de caractère clairement colonial est considérée
comme quelque chose de normal, si ce n’est comme un devoir.
On assiste en outre à une attaque contre l’Etat
social, et son démantèlement : tout le monde a cela sous les yeux.
Moins évident par contre est un fait sur lequel je voudrais attirer l’attention
: l‘attaque contre l’Etat social n’est pas déterminée
en premier lieu par le problème des compatibilités économiques,
par la nécessité de l’épargne parce que l’argent
manquerait (on se comprend). Rappelons-nous qu' un des patriarches du néo-libérisme
(qui a même été couronné par le prix Nobel d’économie),
Friedrich August Von Hayek, déclarait dès les années 70
du siècle dernier que les droits sociaux économiques (ceux protégés
justement par l’Etat social), étaient une invention qu' il
considérait comme catastrophique : ils étaient le résultat
de l’influence exercée par la « révolution marxiste
russe ». Et il appelait donc à se débarrasser de cet héritage
encombrant. On comprend bien que, à la disparition du défi que
représentait l’Union Soviétique et un camp socialiste fort,
ait correspondu et continue de plus en plus à correspondre le démantèlement
de l’Etat social.
Il y a enfin, un troisième aspect de la contre-révolution,
que nous ne devons pas, nous, perdre de vue. C’est la véritable
attaque à la démocratie qui prend des formes particulièrement
criantes à l’usine. Ici la contre-révolution est évidente
au point d’être quasiment déclarée : le pouvoir patronal
doit pouvoir s’exercer sans trop de limites, la Constitution ne doit pas
être une cause de gêne dans les rapports de travail. Mais il y a
un aspect qui va bien au-delà de l’usine et qui concerne la société
dans son ensemble : c’est l’avancée du « bonapartisme
soft » (que j’ai défini dans mon livre Démocratie
ou bonapartisme) incarné dans notre pays par le Président du Conseil.
A propos de l’ascension de ce personnage, je voudrais attirer l’attention
sur un autre phénomène non moins inquiétant : aujourd’hui
la richesse exerce un poids politique immédiat. Tant qu' existait
en Italie le système proportionnel, celui-ci rendait plus aisée
la formation de partis politiques de masse, et cela permettait de contenir à
l’intérieur de certaines limites le poids politique de la richesse,
qui aujourd’hui par contre s’exprime de façon immédiate
voire impudente. Nous assistons à l’émergence et à
l’affirmation d’un leader politique qui, à partir de la concentration
des moyens d’information et en faisant un usage sans préjugés
de l’énorme richesse à sa disposition, prétend exercer,
et en effet exerce, un pouvoir décisif sur les institutions politiques
et révèle une capacité totale de corruption et de manipulation.
On peut tracer, en ce point, un premier bilan : le tournant
de 1991, qui avait vu la dissolution du PCI et qui aurait du favoriser le renouvellement
démocratique et social de l’Italie, a été en réalité
le point de départ d’une contre-révolution qui est certes
de dimensions internationales, mais qui se révèle de façon
particulièrement douloureuse en Italie, dans ce pays qui, grâce
à la Résistance et à la présence d’une gauche
forte et d’un Parti communiste fort, avait permis des conquêtes
démocratiques et sociales assez importantes.
A ce propos une question : comment a-t-il été
possible que dans un pays qui devrait justement avoir un souvenir encore frais
de ce qu' a été la Résistance, on en soit arrivé
à une anesthésie des consciences telle que notre Président
du Conseil soit aimé jusque du point de vue personnel, qu' il soit
même envié ? Comment expliquer d’un côté la
fascination pour le « self made man » et de l’autre des phénomènes
tels que l’antipolitique de Grillo (1)
? Et si l’on pense à ce que l’on pourrait définir
comme le troisième pôle : comment expliquer la fascination qu' éprouve
la gauche pour une personnalité comme celle de Vendola
(2) qui jusqu' à hier faisait partie de Rifondazione
Communista et qui aujourd’hui remplit le vide qui s’est génériquement
ouvert à la gauche du Partito Democratico ?
DL : Nous assistons
à une contre-révolution dont j’ai déjà défini
les éléments politiques centraux ; mais nous ne devons pas oublier
que cette contre-révolution se joue aussi au niveau idéologico-culturel.
On est en train de réécrire de façon absolument fantaisiste
et honteuse l’histoire non seulement de notre pays mais de tout le 20ème
siècle.
Quels sont les éléments fondamentaux de cette
histoire ? A partir de la Révolution d’Octobre ont commencé
trois gigantesques processus d’émancipation. Le premier est celui
qui a investi les peuples coloniaux : à la veille du tournant de 1917
les pays indépendants n’étaient qu' en nombre assez
restreint, presque tous situés en Occident. L’Inde était
une colonie, la Chine un pays semi-colonial ; toute l’Amérique
du Sud était soumise au contrôle de la doctrine Monroe et des USA.
L’Afrique avait été partagée entre les diverses puissances
coloniales européennes. En Asie, étaient des colonies l’Indonésie,
la Malaisie etc. Le gigantesque processus de décolonisation et d’émancipation
qui a mis fin à cette situation a vu sa première impulsion dans
la Révolution d’octobre.
Le second processus est celui de l’émancipation
des femmes : il est important de se rappeler que le premier pays dans lequel
les femmes ont joui de la totalité des droits politiques et électoraux
(actifs et passifs) a été la Russie révolutionnaire entre
février et octobre 1917. Ce n’est que dans un deuxième temps
que sont arrivés à ce même résultat l’Allemagne
de la République de Weimar, issue d’une autre révolution,
celle de novembre 1918, puis les Etats-Unis. Dans des pays comme l’Italie
et la France les femmes n’ont conquis leur émancipation que sur
la vague de la Résistance anti-fasciste.
Le troisième processus, enfin, a été l’effacement
de la discrimination censitaire qui, en matière de droits politiques,
continuait à discriminer négativement les masses populaires :
dans l’Italie libérale et des Savoie, au lieu d’être
élu par le bas, le Sénat était un apanage de la grande
bourgeoisie et de l’aristocratie. La discrimination censitaire se faisait
sentir aussi en Angleterre, et pas seulement par la présence de la Chambre
des lords ; en 1948 encore, il y avait 500.000 personnes qui jouissaient du
vote pluriel et donc de la faculté de voter plusieurs fois : elles étaient
considérées comme plus intelligentes (bien sûr, il s’agissait
de riches de sexe masculin).
Pour conclure. Au cours du 20ème siècle s’est
développé sur trois fronts un gigantesque processus d’émancipation
qui est parti de la Révolution d’octobre et de la lutte contre
la guerre et le carnage du premier conflit mondial. Tout ceci est à présent
oublié et refoulé à un point tel que dans l’idéologie
aujourd’hui dominante, l’histoire du communisme devient l’histoire
de l’horreur.
Le paradoxe est qu' à cette gigantesque manipulation
n’a pas participé seulement la droite proprement dite ; Fausto
Bertinotti (3) lui a fourni une large contribution,
ainsi que Vendola qui est son héritier et son disciple. Il ne fait aucun
doute que lui aussi s’est employé dans la tentative d’effacer
de la mémoire historique le gigantesque et multiple processus d’émancipation
issu de la Révolution d’octobre : de ce grand chapitre d’histoire,
Bertinotti a tracé un aperçu qui n’est pas très différent
de celui tracé par l’idéologie et la classe dominante.
On en est ainsi venu à constituer une culture, ou plus
exactement une « inculture », qui est d’un grand recours pour
l’ordre existant. Comme sur le plan plus proprement politique, sur le
plan idéologique aussi est à l’œuvre ce que j’ai
défini (toujours dans Démocratie ou bonapartisme) le régime
de « monopartisme compétitif ». Nous y voyons à l’oeuvre
un parti unique qui, par des modalités diverses, renvoie à la
même classe dominante, à la bourgeoisie monopolistique. Bien sûr,
le moment de la compétition électorale est toujours là,
mais il s’agit d’une compétition entre couches politiques
dont chacune essaie de réaliser des ambitions à court terme, sans
mettre en aucune manière en discussion le cadre stratégique, l’orientation
culturelle de fond et la classe de référence, c’est-à-dire
la bourgeoisie monopolistique ; de tout cela, on ne discute même pas.
Voilà la situation devant laquelle nous nous trouvons
: le Monopartisme Compétitif. L’effacement du système proportionnel
en a favorisé la consolidation.
Et, en l’absence de vraie alternative, on comprend les
phénomènes de l’antipolitique, du « grillismo »
: malgré leurs déclarations, ils finissent par faire partie intégrante
du régime politique et du même désolant panorama que j’ai
essayé de décrire brièvement.
Ces phénomènes sont donc une autre forme d’anesthésie,
une tentative de brider quelque type de réaction que ce soit, même
celles venant des mêmes couches sociales.
DL : C’est
un fait qu' il manque aujourd’hui une force politique organisée
et structurée qui s’oppose à la manipulation idéologique
et historiographique et au monopartisme compétitif qui règnent
aujourd’hui. S’avèrent ainsi incontestés la domination
et l’hégémonie de la bourgeoisie monopolistique ainsi que
la contre-révolution néo-libériste et pro-impérialiste
dont j’ai déjà parlé.
Un mouvement communiste serait nécessaire justement
pour les questions de fond qui envahissent l’Italie et le monde entier.
Pourquoi dans notre pays le mouvement communiste vit-il une crise aussi profonde
?
DL : À partir
de 1989 on a assisté à une vitalité nouvelle des forces
conservatrices et réactionnaires et cette vitalité s’est
manifestée aussi en Italie. Cela ne doit pas nous étonner. C’est
autre chose qui doit susciter notre questionnement : pourquoi dans notre pays
cette offensive contre-révolutionnaire a-t-elle trouvé une aussi
mince résistance, voire pas de résistance du tout et dans certains
cas, comme je l’ai déjà dit, elle a même pu bénéficier
d’un encouragement de la part de ceux qui devaient constituer la gauche
?
À partir de 1989, à gauche aussi on a commencé
à dire que le communisme était mort. A propos de ce mot d’ordre,
qui revient sans cesse, je voudrais faire quelques considérations en
tant qu' historien et en tant que philosophe. Il se présente comme
quelque chose de nouveau mais en réalité il est assez vieux :
le communisme a toujours été déclaré mort, tout
au long de son histoire ; on pourrait même dire que le communisme a été
déclaré mort avant même sa naissance.
Il ne s’agit pas d’un paradoxe ou d’un mot
d’esprit. Voyons ce qui se passe en 1917 : la Révolution d’octobre
n’a pas encore éclaté, par contre le carnage de la première
guerre mondiale fait rage. C’est justement cette année-là
qu' un philosophe italien de stature internationale, Benedetto Croce, publie
un livre intitulé Matérialisme historique et économie marxiste.
La préface s’empresse de déclarer immédiatement que
le marxisme et le socialisme sont morts. Le raisonnement est simple : Marx avait
prévu et invoqué la lutte de classe prolétaire contre la
bourgeoisie et le capitalisme, mais où était à ce moment-là
la lutte de classe ? Les prolétaires s’égorgeaient entre
eux. À la place de la lutte de classe on assistait à la lutte
entre les Etats, entre les nations qui s’affrontaient sur le champ de
bataille. Et, donc, la mort du marxisme et du socialisme étaient sous
les yeux du monde entier. C’est-à-dire que, avant même que
n’émerge et ne se développe le mouvement communiste proprement
dit, qui verra son acte de naissance dans la Révolution d’octobre
et ensuite avec la fondation de l’Internationale communiste, avant même
tout cela ce mouvement avait déjà été déclaré
mort, par les soins de Benedetto Croce. Nous savons aujourd’hui, après
coup, que la dispute pour l’hégémonie et la guerre impérialiste,
considérées par Croce comme un fait immuable, ont constitué
le point de départ de la Révolution d’octobre, qui s’est
imposée justement dans la lutte contre le carnage provoqué par
le système capitaliste et impérialiste. C’est ainsi qu' a
commencé le mouvement communiste. Et les déclarations de mort
se sont succédées…Pendant que dans la Russie soviétique
était introduite la NEP, de nombreux journaux européens et états-uniens
et des intellectuels de premier plan et d’éminents hommes politiques
ont opiné : voilà, il n’y a plus de collectivisation totale
des moyens de productions, qui avait été proposée et sollicitée
par Karl Marx ; même Lénine a été obligé de
prendre acte de la nécessité du virage ; donc le communisme est
mort. Il suffit de lire quelque livre d’histoire un peu plus fouillé
que les manuels consensuels pour réaliser combien est récurent
le mot d’ordre dont nous discutons. Ceux qui continuent à affirmer
que le communisme est mort, en croyant annoncer quelque chose de nouveau, ne
se rendent pas compte, à cause de leur ignorance historique ou par leur
adhésion acritique ou leur soumission à l’idéologie
dominante, qu' ils sont tout simplement en train de répéter
un slogan récurrent dans l’histoire de la lutte de la bourgeoisie
et de l’impérialisme contre le mouvement communiste.
Sur ce point on pourrait quasiment conclure par une boutade
: il y a un proverbe selon lequel l’individu considéré comme
mort, et dont on prononce l’éloge funèbre alors qu' il
est encore vivant, est destiné à embrasser la longévité.
Si ce proverbe devait valoir aussi pour les mouvements politiques, ceux qui
se réclament du communisme peuvent avoir toute confiance dans l’avenir.
Partant du présupposé qu' il y ait une
nécessité sociale et historique en faveur d’une nouvelle
vague révolutionnaire et que la renaissance d’un Parti Communiste
soit absolument nécessaire, quelles sont les caractéristiques
qu' il devrait avoir, quels sont les pas à accomplir, et qui devrait
les accomplir et de quelle manière ?
DL : il faut distinguer
la dimension idéologico-politique de celle organisationnelle. Je me concentrerai
sur la première. Que signifie donc parler de mort du communisme, quand
nous nous trouvons face à une situation dans laquelle la guerre est revenue
à l’ordre du jour, et quand s’aggrave de jour en jour le
danger d’un conflit à vaste échelle ? Oui, jusqu' à
présent nous avons assisté et nous assistons encore à des
guerres de type colonial classique : elles ont lieu alors qu' une puissance
armée jusqu' aux dents et avec une nette supériorité
technologique et guerrière se déchaîne contre un pays, ou
contre un peuple, qui ne peut opposer aucune résistance. Sont des guerres
coloniales, par exemple, celle que l’OTAN a lancé contre la Yougoslavie
en 1999, les diverses guerres du Golfe, la guerre contre l’Afghanistan.
Sans parler de la guerre interminable, la plus infâme de toutes, qui continue
à faire rage contre le peuple palestinien.
Mais aujourd’hui les grands organes d’information
internationaux observent qu' existe le danger concret de guerre à
vaste échelle : celle qui ferait suite à l’agression déchaînée
par les Etats-Unis et Israël contre l’Iran. Nous ne savons pas quels
pourraient en être les développements et les complications internationales.
Et surtout, nous ne devons pas perdre de vue la guerre (pour le moment froide)
que les USA commencent à mener contre la République Populaire
de Chine : il faut être très provincial pour ne pas réaliser
cela. Nous nous trouvons face à une situation qui rend urgent le devoir
de lutter contre l’impérialisme et sa politique d’agression
et de guerre, et cela nous ramène évidemment à l’histoire
du mouvement communiste.
L’autre élément don nous devons tenir compte
est la crise économique. Qui ne se souvient des discours triomphaux,
selon lesquels le capitalisme avait désormais dépassé ses
crises périodiques, ces crises dont Marx avait parlé ? Et même
-nous assurait-on- devait-on parler non seulement de fin de la crise mais carrément
de fin de l’histoire. À présent au contraire, la crise du
capitalisme est sous nos yeux et nombreux sont ceux qui pensent qu' elle
est destinée à durer ; il n’est pas facile de prédire
ses développements, mais il ne s’agit certes pas d’un phénomène
purement contingent.
Donc, claire est la permanence des problèmes, des questions
centrales qui sont à l’origine du mouvement politique communiste.
Venons en maintenant au second aspect ; que signifie parler
de fin du communisme quand nous voyons un pays comme la Chine, qui représente
un cinquième de la population mondiale, être dirigée par
un parti communiste ? Nous pouvons et nous devons discuter les choix politiques
des groupes dirigeants, mais on ne peut pas ne pas avoir d’admiration
pour l’ascension prodigieuse d’un pays aux dimensions continentales
qui libère de la faim des centaines de millions de personnes et qui en
même temps change en profondeur (dans un sens défavorable à
l’impérialisme) la géographie politique du monde.
En ce point il est nécessaire de se poser une question
: quel a été le contenu politique central du 20ème siècle
? J’ai déjà parlé des trois mouvements d’émancipation
qui caractérisent l’histoire du 20ème siècle. Arrêtons-nous
sur ce qui a eu le développement planétaire le plus ample : tout
le 20ème siècle est traversé par de gigantesques luttes
d’émancipation, menées par des peuples coloniaux ou menacés
de subir l’assujettissement colonial : qu' on pense à la Chine,
au Vietnam, à Cuba, à l’Union Soviétique même
qui, dans la lutte contre la tentative hitlérienne de créer un
empire colonial en Europe orientale précisément, a du mener la
Grande guerre patriotique. Ce gigantesque processus s’est-il évanoui
au 21ème siècle, dans le siècle où nous vivons ?
Non, il continue. Mais il y a du nouveau. A part des cas tragiques, comme celui
du peuple palestinien qui est contraint à subir le colonialisme dans
sa forme classique et la plus brutale, dans les autres pays la lutte anti-coloniale
est passée de la phase proprement politico-militaire à la phase
politico-économique. Ces pays essaient de s’assurer une indépendance
qui n’est plus seulement politique mais aussi économique ; ils
sont donc engagés à rompre le monopole technologique que les Etats-Unis
et l’impérialisme avaient cru conquérir une fois pour toutes.
En d’autres termes, nous nous trouvons devant la continuation de la lutte
contre le colonialisme et l’impérialisme qui a constitué
le contenu principal du 20ème siècle. Et comme dans le siècle
désormais passé où ce sont des partis communistes qui ont
stimulé et dirigé ce mouvement, ainsi voyons-nous aujourd’hui
des pays comme la Chine, le Vietnam ou Cuba guider au 21ème siècle
cette nouvelle phase du processus d’émancipation anticolonial.
Ce n’est certes pas un hasard si ces trois pays sont dirigés par
des partis communistes. Ceux qui déclarent mort le mouvement communiste,
et pensent même dire ainsi une chose évidente, ne se rendent pas
compte qu' ils répètent une idiotie macroscopique.
Donc les conditions objectives matérielles existent
pour une relance même en Italie d’un Parti Communiste de cadres
et avec une ligne de masse ?
DL : Je crois vraiment
que oui, j’en suis même convaincu : on ne voit pas pourquoi l’Italie
devrait être une anomalie par rapport au cadre international. S’il
est vrai qu' en Europe orientale entre 1989 et 1991 le mouvement communiste
a subi une défaite sévère, dont il faut évidemment
prendre acte et tenir compte, il est aussi vrai que la situation mondiale dans
son ensemble présente un cadre passablement plus varié et décisivement
plus encourageant. Par exemple, je reviens d’un voyage au Portugal, où
j’ai eu l’occasion d’apprécier la présence du
Parti Communiste. Il est clair qu' en Italie nous avons une grande tradition
communiste derrière nous et il n’y a aucune raison de ne pas s’en
réapproprier, de façon certes critique. Je crois qu' il existe
aussi les présupposés non seulement idéaux mais aussi politiques
pour mettre fin au fractionnement des forces communistes. En circulant dans
notre pays, pour des manifestations culturelles plus encore que politiques,
j’ai noté que le potentiel communiste est réel. Les communistes
sont simplement fragmentés en diverses organisations, parfois même
en petits cercles : il faut retrousser ses manches et se mettre au travail pour
l’unité, en s’appuyant en premier lieu sur les forces communistes
qui sont présentes déjà de façon plus ou moins organisée
au niveau national. Je pense à L’Ernesto, qui agit dans le cadre
de Rifondazione Comunista, et au PdCI (Partito dei Comunisti italiani, NdT)
: en s’unissant, ces deux forces devraient être en mesure de lancer
un signal aux cercles communistes diffus sur le territoire national, une invitation
à abandonner la résignation et le sectarisme pour se mettre au
travail afin de concrétiser les idées et un projet communistes.
Donc ce qui empêche la construction d’un Parti
Communiste unique en Italie est à votre avis cette fragmentation, cette
fatigue pour affronter à nouveau des luttes que nombre de camarades ont
déjà faites ?
DL : En Italie se
ressent le poids d’une situation particulière : l’action
négative d’un parti, celui de Rifondazione comunista, longtemps
conduit par des dirigeants avec une vision substantiellement anti-communiste,
des dirigeants qui se sont employés activement à liquider l’héritage
de la tradition communiste dans le monde et en Italie. Il est clair que nous
devons nous libérer de cette phase tragique et grotesque de l’histoire
que nous avons derrière nous ; de ce point de vue la reconstruction du
Parti est non seulement un devoir organisationnel, mais c’est un devoir
en premier lieu théorique et culturel. Je crois que ces problèmes
peuvent être affrontés et résolus positivement.
Nous sommes aujourd’hui dans une situation dans laquelle
nous avons assisté à un changement du point de vue même
culturel. Tandis qu' au 20ème siècle, l’hégémonie
culturelle était l’apanage du mouvement communiste, aujourd’hui
le terme communiste est vécu presque avec embarras si ce n’est
avec une honte manifeste, jusqu' à en arriver aux déclarations
de Bertinotti sur l’imprononçable du terme communiste ou sur la
réduction de sa signification, dans la meilleure des hypothèses,
à quelque chose de purement culturel. Comment en est-on arrivé
là et comment pouvons-nous nous libérer de tout cela ?
DL : Le terme communisme
serait-il imprononçable ? En tant qu' historien je dois tout de
suite observer qu' alors nous devrions renoncer aux termes qui servent
de référence aux mouvements politiques actuels en général.
Comment s’appelait aux USA le parti qui a défendu jusqu' au
bout l’institution de l’esclavage des Noirs ? Il s’appelait
Parti Démocrate. Et comment s’appelait, encore aux USA, le parti
qui, même après l’abolition formelle de l’esclavage,
a défendu le régime de la suprématie blanche, la ségrégation
raciale, le lynchage des Noirs organisé comme torture lente et interminable
et comme spectacle de masse ? Il s’appelait, encore une fois, Parti Démocrate.
Oui, les champions de l’esclavage et du racisme le plus honteux ont fait
profession de démocratie. Devrions-nous conclure que « démocratie
» est imprononçable ? Penser que le terme démocratie a une
histoire plus belle, plus lisse, plus immaculée, que le terme communisme
signifie ne rien connaître de l’histoire. Ce que j’ai dit
à propos du terme démocratie pourrait être tranquillement
repris pour d’autres termes qui sont une part essentielle du patrimoine
de la gauche. Comment s’appelait le parti d’Hitler ? Il s’appelait
Parti national-socialiste : doit-on aussi considérer le terme socialiste
comme tabou ? Pour être exacts, le parti d’Hitler s’appelait
Parti national-socialiste des ouvriers allemands. Serait-il alors inconvenant
et inacceptable de faire référence aux ouvriers et à la
classe ouvrière. Aucun mot ne peut exhiber le statut de la pureté.
Hitler et Mussolini prétendaient être les promoteurs et protagonistes
d’une révolution ; voici un autre terme qui, dans la logique de
Bertinotti, devrait se révéler imprononçable.
En réalité, ces propos sur l’imprononçabillité
du terme « communisme » présuppose non seulement une totale
subalternité par rapport à l’idéologie dominante
mais aussi une incapacité de jugement historique et politique. Pour clarifier
ce dernier point je prendrai appui sur une comparaison que j’ai illustrée
dans mon livre Controstoria del liberalismo (Contre histoire de la démocratie,
NdT). Dans les années trente du 19ème siècle deux illustres
personnalités françaises visitent les USA. L’un est Alexis
de Tocqueville, le grand théoricien libéral ; l’autre Victor
Schoelcher, celui qui, après la révolution de février 1848,
abolira définitivement l’esclavage dans les colonies françaises.
Tous deux visitent les USA dans la même période mais indépendamment
l’un de l’autre. Ils constatent les mêmes phénomènes
: le gouvernement de la loi et la démocratie sont en vigueur dans la
communauté blanche ; mais les Noirs subissent l’esclavage et une
oppression féroce, pendant que les Peaux-rouges sont progressivement
et systématiquement effacés de la surface de la terre. Au moment
de conclure, dès le titre de son livre (La démocratie en Amérique),
Tocqueville parle des USA comme d’un pays authentiquement démocratique,
et même comme du pays le plus démocratique au monde ; Schoelcher
par contre voit les USA comme le pays où fait rage le despotisme le plus
féroce. Qui des deux a raison ?
Imaginons qu' au 20ème siècle Tocqueville
revenant et Schoelcher revenant aient fait le tour du monde. Le premier aurait
fini par célébrer le gouvernement de la loi et la démocratie
en vigueur aux USA et dans le « monde libre » et considérer
comme peu importantes l’oppression et les pratiques génocidaires
imposées par Washington et par le « monde libre » dans les
colonies et semi colonies (en Algérie, au Kenya, en Amérique du
Sud etc.), l’assassinat systématique de centaines de milliers de
communistes organisé par la CIA dans un pays comme l’Indonésie,
la discrimination, l’humiliation et l’oppression infligées
jusque dans la métropole capitaliste et « démocratique »
aux dépens des peuples d’origine coloniale (les Noirs aux USA,
les Algériens en France etc.). Schoelcher revenant aurait par contre
concentré son attention justement sur tout cela et aurait conclu que
c’était le soi-disant « monde libre » qui exerçait
le pire despotisme. On comprend bien que l’idéologie dominante
s’identifie sans réserve avec le Tocqueville proprement dit et
avec le Tocqueville revenant. Le sort réservé aux peuples coloniaux
et d’origine coloniale ne compte pas !
Je répète, contre cette vision, ce que j’ai
déjà dit : les communistes doivent savoir regarder de façon
autocritique leur histoire mais n’ont pas à avoir honte et ne doivent
pas se laisser aller à l’autophobie ; c’est le mouvement
communiste qui a mis fin aux horreurs qui ont caractérisé la tradition
coloniale (qui a débouché ensuite dans l’horreur du Troisième
Reich, dans l’horreur du régime qui a subi sa première et
décisive défaite grâce à l’Union Soviétique).
Nous pouvons donc dire que la voie pour la reconstruction
du Parti communiste passe inévitablement par le choix de se réapproprier
ce qui a constitué ses propres racines, ce qui a été l’orgueil
communiste et aussi le langage qui en fait partie ?
DL : Cela ne fait
pas de doute. Cette réappropriation doit être totalement critique,
mais cette attitude non plus n’est pas une nouveauté. Quand Lénine
a lancé le mouvement communiste, il s’est d’une part relié
à la tradition socialiste précédente, mais il a su d’autre
part réinterpréter cette tradition dans un sens critique, en gardant
à l’esprit les développements de l’histoire de son
époque. De nos jours il ne s’agit en aucune manière d’éviter
un bilan autocritique, qui s’impose absolument. Mais ceci n’a rien
à voir avec l’acceptation du cadre manichéen proposé
ou imposé par l’idéologie dominante. Ce cadre ne correspond
en aucune manière à la vérité historique mais seulement
au besoin politique et idéologique des classes dominantes et exploitantes
de faire taire toute opposition de poids.
Donc, pratiquement comment devrions-nous travailler pour redonner
à la classe ouvrière un Parti Communiste qui soit à la
hauteur des thèmes et de l’affrontement de classe ? Comment pouvons-nous
avoir un rapport fécond avec les citoyens italiens ?
DL : Le modèle
du Parti communiste élaboré en particulier par Lénine me
semble rester valide ; évidemment, il faut tenir compte que son Que faire
? se référait à la Russie tsariste et donc aussi aux conditions
de clandestinité dans lesquelles le parti était contraint d’évoluer.
Dans tous les cas, il s’agit de construire un parti, qui ne soit pas un
parti d’opinion et qui ne se caractérise pas par le culte de la
personnalité, comme cela a été longtemps le cas de Rifondazione
Comunista. Il faut un parti capable de construire un savoir collectif alternatif
aux manipulations de l’idéologie dominante, un parti qui doit savoir
être présent dans les lieux du conflit et doit savoir aussi, quotidiennement,
construire une alternative à la fois sur le plan idéologique et
sur celui de l’organisation politique.
Je voudrais conclure avec deux observations. La première
: l’exemple de la Lega (Ligue du Nord, parti xénophobe et sécessionniste
de Umberto Bossi, NdT) (un parti qui a des caractères réactionnaires
et qui nous met en présence de scénarios très inquiétants)
démontre qu' était peureusement erronée la vision
selon laquelle il n’y avait plus de place pour un parti enraciné
dans le territoire et sur le lieu du conflit.
La seconde observation me ramène exactement au début
de notre entretien, où je rappelais l’enseignement de Togliatti
concernant la question méridionale comme une question nationale. Aujourd’hui
une constatation amère s’impose : le défaut de solution
de la question méridionale est en train de mettre en crise, ou risque
de mettre en crise, l’unité nationale de notre pays : dans un pays
caractérisé par de forts déséquilibres régionaux,
le démantèlement définitif de l’Etat social passe
à travers la liquidation de l’Etat national et de l’unité
nationale. Le parti communiste que nous sommes appelés à reconstruire
en Italie fera la démonstration de son internationalisme concret dans
la mesure, aussi, où il saura affronter et résoudre la question
nationale. Adhérer aux mouvements sécessionnistes ou même
seulement ne pas les combattre jusqu' au fond signifierait rompre avec
la meilleure tradition communiste. Il faut toujours garder à l’esprit
la leçon de la Résistance : le Parti communiste est devenu un
fort parti de masse dans la mesure où il a su relier la lutte sociale
et la lutte nationale, interpréter les besoins des classes populaires
et en même temps prendre la direction d’un mouvement qui luttait
pour sauver l’Italie.
Notes
(1) Beppe Grillo : acteur
comique très connu en Italie. Engagé à l’époque
dans une polémique avec le PSI de Bettino Craxéi qui imposa son exclusion
de la télévision publique, il est maintenant leader d’un
mouvement (« 5 Stelle », 5 étoiles) aux allures qualunquistes
(poujadistes, NdT), qui invite au boycott des partis et des institutions et
en appelle à une forme peu probable de démocratie directe corrélée
à Internet. Il faut cependant préciser que son mouvement a une
grande audience surtout chez les lecteurs qui votaient autrefois pour les partis
communistes et pour la gauche radicale ; ces électeurs se sont tournés
vers Grillo, déçus par la maigre autonomie de ces partis et leur
participation malheureuse au gouvernement Prodi (« ils sont tous pareils
»).
(2) Nicola -Nichi- Vendola
: est né et a grandi dans le PCI, il est proche des positions organisationnelles
de la gauche de Pietro Ingrao, et a été un des principaux leaders
du PRC. Fervent partisan de la méthode des primaires, il a été
élu président de la Région Puglia où il exerce à
présent son deuxième mandat. Battu dans la course au secrétariat
du PRC, il a fondé un parti personnel, Sinistra Ecologia e Libertà
(Gauche, Ecologie et Liberté). Toujours par la méthode des primaires,
il vise désormais le remodelage, dans une perspective plus radicale,
de la gauche modérée italienne : il a lancé à cet
effet sa propre candidature comme président du Conseil, en concurrence
avec les candidats du Partito Democratico. Héritier de Fausto Bertinotti,
il est aussi le théoricien d’un populisme rhétorique de
gauche, de veine soi-disant poético-littéraire.
(3) Fausto Bertinotti : lié
dans sa jeunesse à la gauche socialiste de Riccardo Lombardi, puis leader
de l’aile gauche de la CGIL (équivalent à peu près
de la CGT française, NdT), il a été « inscrit »
comme secrétaire du PRC (Partito della Rifondazione Comunista) par le
vieux leader communiste Armando Cossutta. Il a dirigé Rifondazione pendant
plus de 10 ans, lui donnant une notable visibilité médiatique
et une force électorale. Mais il a été aussi le principal
fauteur de sa dé-communistisation et mutation en un parti de gauche radicale.
après avoir lié le destin du PRC au mouvement no-global et au
radicalisme le plus poussé, il a en 2005 imposé un virage du genre
épingle à cheveu, en amenant son propre parti dans le gouvernement
Prodi et en acceptant la présidence de la Chambre. Ceci n’a pas
été accepté par les électeurs qui, aux élections
de 2008, ont bruyamment rejeté la coalition de la gauche radicale.
Source http://www.comite-valmy.org/spip.php?article1051
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