Sur la quatrième Internationale

Léo Figuères

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La quatrième Internationale fondée officiellement en 1938 et depuis divisée en courants divers est liée aux idées et actions de Léon Trotski. Ce révolutionnaire russe devait faire parler de lui dès la première révolution russe en 1905 lorsqu' il présida le premier soviet constitué à Saint-Pétersbourg. Jusqu' en 1917 et son adhésion au parti dirigé par Lénine, il tint une position intermédiaire entre les majoritaires ou « bolcheviks » du parti social-démocrate russe et les minoritaires ou « mencheviks » constituant de fait deux partis distincts. Durant la Première Guerre mondiale qui vit la scission du socialisme entre les partisans de la guerre et ses adversaires, Trotski combattit l’union sacrée et participa aux conférences de Zimmerwald et Kienthal des opposants à la guerre. Rentré en Russie après la révolution de Février 1917, il adhéra en août au parti bolchevik et devint alors un de ses principaux dirigeants. En tant que président du soviet de Petrograd, il fut l’un des organisateurs de l’insurrection du 7 novembre qui devait transférer tous les pouvoirs aux soviets comme Lénine ne cessait de le réclamer. Commissaire du peuple aux Affaires étrangères, il dirigea les premières négociations de paix avec l’Allemagne à Brest-Litovsk et quitta ce poste suite à des désaccords avec Lénine sur la tactique a observer. Il passa au commissariat à la Défense et consacra son Énergie à l’organisation de la nouvelle armée rouge qu' il commanda avec rudesse durant la terrible la guerre civile (1918-1921) entretenue par les puissances capitalistes la France au premier plan. Ce bref rappel historique est nécessaire pour comprendre les raisons de la popularité de Trotski en Russie et dans les autres pays, son nom étant alors inséparable de celui de Lénine dans la défense de la première tentative d’édifier un ordre social non capitaliste.

Du débat politique à la répression

Ce qui explique pourquoi, lors des débats puis les ruptures qui marquèrent la vie du Parti communiste soviétique après la mort de Lénine en 1924, Trotski devenu la principale figure des oppositions aux orientations du secrétaire général du parti Staline, gagna de nombreux appuis à ses positions tant en URSS que dans les autres pays. Les divergences au sein du parti russe auraient pu être réglées par la discussion, d’autant plus que certaines d’entre elles n’étaient pas aussi profondes qu' on l’affirma. Sur la principale d’entre elles, la possibilité de construire une société socialiste dans un seul pays défendue par Staline, qui rallia la majorité des communistes russes et étrangers, la différence aurait pu être surmontée par le débat car Trotski et ses alliés du moment (il en changea souvent et cela ne le servit pas) ne contestaient pas la possibilité de jeter les bases du socialisme mais doutaient qu' on put en réaliser une construction achevée étant donné l’encerclement de l’URSS par les pays capitalistes, les influences de toute nature et les dangers constants pour son existence qui en découlaient. Le repli sue elle-même de l’Union soviétique risquait aussi, à leurs yeux, de conduire à une dégénérescence du système par l’accroissement du rôle de la bureaucratie au sein du parti et de l’État au détriment de l’intervention populaire, de la démocratie socialiste et du soutien que le premier État socialiste se devait d’apporter au mouvement révolutionnaire dans les autres pays. La suite de l’histoire a montré ce qu' il y avait de fondé dans cette analyse que Staline criminalisa au même titre que toutes les autres propositions différant de ses propres positions. Il faut reconnaître que, si les thèses de Trotski trouva des partisans, ils furent toujours très minoritaires dans le parti russe et dans l’Internationale communiste et ses diverses sections, tant la conviction était forte qu' elles risquaient de diviser les communistes et de porter préjudice à la sécurité de l’URSS tenue pour essentielle par d’écrasantes majorités. Le groupe dirigeant constitué autour de Staline exploita les moyens divers utilisés par l’opposition « de gauche » pour faire connaître ses opinions, dont les manifestations séparées organisées en novembre 1927, pour expulser ses dirigeants du parti et exiler ses dirigeants dont Trotski dans de lointaines provinces. La répression prenait ainsi la place du débat politique et elle prendra progressivement les formes de plus en plus odieuses.

Les trotskistes s’organisent en groupes à part

Lorsque après son expulsion de l’URSS en 1929, Trotski se réfugia successivement en Turquie en France, en Norvège pour s’établir finalement au Mexique, il rassembla autour de lui des partisans de divers pays, des Français en particulier. Exclus progressivement des partis communistes, ils organisèrent des formations à part et nouèrent entre elles des liens coordonnés par un « secrétariat de l’opposition internationale ». C’est alors que se cristallisèrent les principales orientations du trotskisme international en rapport avec l’évolution de la situation en URSS et dans l’Internationale communiste. Trotski élabora la thèse selon laquelle le régime des soviets avait été subverti sous la direction de Staline, par la bureaucratie du parti et de l’Etat qui avait en quelque sorte pris la place de la bourgeoisie déchue. Il relevait cependant que malgré cette dérive, tant que subsistait la propriété collective, étatique des principaux moyens de production, la société soviétique ne pouvait être assimilée à une société capitaliste et que le devoir des révolutionnaires était de défendre son existence tout en agissant pour qu' une « révolution antibureaucratique » puisse restaurer les valeurs des premiers soviets, toutes les circonstances, y compris celles créées par une guerre éventuelle, pouvant être utilisées pour favoriser cette issue. De telles positions, en apparence antinomiques, furent dénoncées par les PC officiels et le groupe de Staline comme antisoviétiques et faisant le jeu des impérialistes ennemis de l’URSS. C’est ainsi qu' on en vint, dans le mouvement communiste, à tenir le trotskisme non plus comme une opposition politique mais comme une agence du capitalisme, ce qui conduisit aux procès fabriqués de Moscou et aux répressions massives organisées par Staline contre les trotskistes ou prétendus tels en Union soviétique. Le fossé se creusa entre communistes et trotskistes et de véritables haines furent entretenues dont les traces ne sont toujours pas effacées.

La création de la quatrième internationale

C’est dans ces conditions que, désespérant de voir se réaliser le redressement du parti soviétique et de l’Internationale communiste, Trotski décida de créer sa propre internationale, la Quatrième. L’acte de naissance eut lieu eu France en septembre 1938 dans une propriété appartenant à Rosmer, un vieil ami de Trotski. Vingt délégués y prirent part, dont un infiltré des services soviétiques, qui désignèrent un comité exécutif, un secrétariat international, et adoptèrent le « programme de transition » élaboré par Trotski. Développant ta théorie de la « révolution antibureaucratique », ce programme soutenait des positions, à notre avis très discutables comme celle qui affirmait « que la politique du Front populaire et le fascisme étaient les deux obstacles opposés par la bourgeoisie à la révolution prolétarienne ». Placer ainsi sur le même plan le fascisme et le Front populaire, traduction politique d’une union antifasciste de la classe ouvrière et des classes moyennes que la conception trotskiste de « la révolution permanente » tint toujours en méfiance, ne pouvait qu' envenimer encore l’hostilité des communistes à l’égard du mouvement trotskiste. Ce dernier resta confiné, dans la plupart des pays, en groupes très restreints dont les tendances diverses se combattaient mutuellement, provoquaient scissions sur scissions.

La Seconde Guerre mondiale et les premières scissions de la quatrième

La quatrième Internationale, une fois constituée, transféra son siège aux États-Unis où s’était créé un parti d’obédience trotskiste relativement important, le Socialist Worker Party (SWP), en relation directe avec Trotski installé à Mexico. Peu de temps après, ce fut le début de la Seconde Guerre mondiale dont les développements devaient affecter les organisations trotskistes. Le pacte germano-soviétique, que Trotski dénonça tout en disant que Staline croyait ainsi pouvoir retarder le conflit inévitable avec Hitler et, surtout, l’entrée à l’automne 1939 de l’armée rouge dans les territoires d’Ukraine et de Biélorussie occidentales occupés depuis 1920 par la Pologne, provoquèrent une première scission dans la quatrième Internationale. Les dirigeants de sa principale section, le SWP américain, à l’instigation de Burnham et Aechman, rompirent avec la position de Trotski sur la défense de l’URSS, affirmant qu' il n’y avait plus rien de socialiste en Union soviétique, transformée en un pays impérialiste comme les autres. Cette rupture qui conduisit Burnham à se faire, plus tard, le chantre de l’impérialisme américain, fut partagée par des trotskistes d’autres pays. La quatrième Internationale sortit de ces dissidences plus faible que jamais à la veille des conquêtes hitlériennes en Europe et de l’agression contre l’URSS que Trotski avait prévue mais à laquelle il n’assistera pas car, le 20 août 1940, il trouvera la mort sous les coups de piolet de Ramon Mercader, un agent des services soviétiques infiltré parmi ses proches dans sa forteresse de Mexico. Ainsi disparut le fondateur de la nouvelle Internationale, l’un des organisateurs de la Révolution russe et, sans nul doute, un des révolutionnaires éminents du siècle passé.
La Seconde Guerre mondiale fut l’occasion d’orientations différentes dans les groupes se réclamant de la quatrième. Comme l’Internationale communiste, elle l’avait définie comme une guerre opposant deux camps de pays capitalistes en allant jusqu' à préconiser le « défaitisme révolutionnaire » ce que ne fit pas l’lC qui, dès le début, par delà ses propres hésitations, ne perdit pas entièrement de vue les différences qu' elle présentait avec la précédente guerre et, notamment, le fait que dans l’un des camps se trouvaient les États fascistes, ennemis mortels du socialisme. Dans les pays européens occupés par les nazis, les trotskistes se divisèrent entre ceux qui ne voulaient pas prendre une part quelconque au combat, estimant que ce n’était pas celui des travailleurs, ceux qui, désespérés par les victoires nazies, envisagèrent un moment de pratiquer« l’entrisme » dans des organisations collaborationnistes et ceux qui, surtout après l’agression hitlérienne contre l’URSS, rallièrent la Résistance et dont beaucoup furent fusillés ou déportés par l’occupant qui ne fit aucune différence entre communistes orthodoxes et trotskistes. En 1944, une conférence de la quatrième Internationale se réunit pour faire le bilan de son combat dans cette période. Elle condamna aussi bien les militants qui avaient pris une part active à la Résistance qu' elle qualifia de « nationalistes » que ceux qui avaient été tentés par la collaboration. Les premiers, n’acceptant pas un tel verdict, furent nombreux à quitter le mouvement. Alors que, portés par leur participation active et parfois décisive à la Résistance et par la victoire des armées soviétiques sur les fascismes, les partis communistes connaissaient un accroissement d’influence considérable et prenaient part aux gouvernements de nombreux pays, les sections de la quatrième, toujours aussi ravagés par leurs dissensions sans fin, ne sortirent pas de leur état groupusculaire.

« L’entrisme » généralisé conduit à la fondation de plusieurs quatrièmes

Comment sortir de cette situation et devenir un facteur politique qui compta ? C’est à cette question que s’efforça de répondre, au début des années 50, le nouveau secrétaire de la quatrième, le grec Michel Rapsis, dit Pablo. Il conclut que le meilleur moyen était d’entrer en force dans les partis ouvriers dominants, qu' ils fussent communistes ou social-démocrates. On sait que « l’entrisme » dans la SFIO fut conseillé, en 1934, par Trotski à ses partisans français pour nouer des contacts de masse. Ils y entrèrent effectivement, mais en furent expulsés l’année suivante. Une autre expérience « entriste » menée en 1938 dans le Parti ouvrier et paysan créé par Marceau Pivert n’avait pas eu un meilleur sort. C’est dire que la proposition de Pablo d’entrer dans les PC se heurta à de fortes oppositions. En France notamment, la majorité des dirigeants de PCI furent résolument contre et l’Internationale, voulant à toute force mettre en œuvre son orientation, alla jusqu' à exclure la plupart d’entre eux, ce qui fut à l’origine de la création d’un autre parti et d’une autre quatrième Internationale. Paradoxalement, l’OCI, Organisation communiste internationale, qui sortit de cette scission contre l’entrisme de Pablo, devint rapidement spécialiste de l’entrisme dans le Parti socialiste (Jospin en fut une illustration), et dans de nombreuses autres organisations.
L’entreprise entriste de Pablo ne fut en réalité guère mise en pratique par les organisations qui la soutinrent. On ne connaît qu' une seule expérience qui donna quelque résultat, celle que conduisirent Alain Krivine et ses amis dans l’Union des étudiants communistes au début des années 60 et qui leur permit de gagner à leur cause un nombre significatif d’étudiants qui formèrent ensuite les JCR matrice de la LCR française. Malgré toutes les tentatives de regroupement et l’unité réalisée avec une fraction de l’OCI en 1963 pour former le « secrétariat réunifié » de la quatrième, sa scission ne fut jamais surmontée. Il existe jusqu' à nos jours plusieurs organisation revendiquant le titre de quatrième Internationale, celle du secrétariat unifié siégeant à Bruxelles et dont la LCR et, sans doute, son successeur le NPA, constitue la section française, est la plus important avec une quarantaine de sections nationales. La quatrième « secrétariat international » dont se réclame en France l’OCR, devenue Parti des travailleurs et, à présent, Parti ouvrier indépendant, revendique autant de sections. L’Union communiste internationale, à laquelle se rattache Force ouvrière en France, affirme pour sa part ne reconnaître aucune quatrième Internationale qui, pour elle, reste toujours à construire. D’autres groupes épars se réclament eux aussi d’internationales.

1968 et le nouveau souffle des trotskismes

Les diverses quatrièmes Internationales et leurs sections nationales trouvèrent un nouveau souffle à la fin des années 60 à la faveur de trois séries d’événements. La première était liée à la guerre américaine contre le Vietnam et plus généralement au combat de libération des peuples colonisés que les trotskismes embrassèrent bien que de façon différente et contradictoire selon les courants ; la deuxième fut liée aux divisions que connut le mouvement communiste officiel (conflit des PC soviétique et chinois, intervention en Tchécoslovaquie, eurocommunisme etc.) et à la distance prise par de nombreux PC avec l’expérience soviétique ; la troisième enfin se rattacha aux grandes luttes étudiantes et ouvrières de 1968 dans les pays occidentaux durant lesquelles les organisations trotskistes apparurent ouvertement et rallièrent de nouveaux adeptes. Cependant, l’émiettement des organisations, leurs affrontements incessants, ne leur permit pas de tirer tout le bénéfice d’une situation favorable et de jouer un rôle plus important dans le mouvement populaire des dernières décennies. Les faiblesses constantes des mouvements trotskistes ne doivent pas faire oublier que, du vivant de leur fondateur et après sa mort, elles eurent le mérite de dénoncer le dangers mortels pour les expériences socialistes du siècle passé que représentait la place prise par la bureaucratie en Union soviétique et les pays de l’Est, cette même bureaucratie qui engendra, après 1990, la caste de pillards des richesses de ces pays accumulées au fil des sacrifices de leurs peuples.

Les quatrièmes internationales devant la crise des pays non capitalistes de l’Est

Les trotskismes eurent cependant le tort, selon nous, après la mort de Staline et le XXe Congrès du PC soviétique de ne pas apprécier justement les changements qui intervenaient dans ces pays et la nécessité de les aider à pousser plus loin les réformes favorables à la démocratie et au socialisme. N’entendant pas les avertissements venus de leurs propres rangs qui leur demandait d’en tenir compte et perdant de vue la thèse de Trotski selon laquelle ces États, malgré leurs déviations, différaient des États capitalistes du fait de la propriété collective des moyens de production, braqués sur leur fantasmagorique « révolution antibureaucratique », aveuglés par ce que d’aucuns ont qualifié de « stalinophobie », ils eurent comme objectif essentiel de déraciner les partis communistes au pouvoir, rejoignant ainsi, d’une certaine façon, l’objectif des ennemis de toute forme de socialisme. En fait de « révolution antibureaucratique », ces pays connurent une véritable contre-révolution qui aboutit à la restauration sauvage du capitalisme à laquelle se rallièrent d’ailleurs des figures représentatives du trotskisme dans ces pays, en Pologne et en Tchécoslovaquie notamment.
Les prévisions de certains dirigeants de la quatrième, d’Ernest Mandel en particulier, selon lesquelles le capitalisme ne serait jamais restauré dans la RDA et les autres pays non capitalistes, furent totalement démenties par les faits. Et dans le « trou noir » que constitua l’effondrement de ces États qui, malgré leurs faiblesses criantes et en premier lieu l’absence de démocratie socialiste, n’en constituaient pas moins un point d’appui de la lutte des classes laborieuses et des peuples du monde entier, s’engouffra la plus violente offensive du capital contre leurs acquis et leurs intérêts. La crise existentielle qui frappa les partis communistes après 1990, contre toute attente, ne profita guère aux organisations trotskistes et leurs tentatives de se transformer en formations élargies gommant leurs théories fondatrices, comme l’a fait le NPA en France, ne paraissent pas donner de résultats significatifs.

Pour conclure

Les organisations qui se sont réclamés des quatrièmes Internationales parvinrent à former de nombreux militants révolutionnaires à travers le monde qui combattirent dans les conditions les plus difficiles.. Elles constituèrent un courant spécifique du mouvement communiste dont il convient d’analyser les points forts comme les points faibles. Si le trotskisme devint un rameau détaché du communisme mondial, qui se priva ainsi de considérables énergies militantes, la responsabilité première en incombe au stalinisme qui, rompant avec la pratique léniniste, n’admit pas au sein du parti le jeu démocratique de tendances, de courants, d’opinions différentes de celles de la majorité. L’histoire a tranché et montré ce qu' il y avait de fondé ou d’erroné dans les orientations des différents courants qui se sont réclamés du communisme au XXe siècle. Par delà l’analyse de cette histoire l’heure est à présent au regroupement des forces qui à l’échelle de chaque pays et à celle du monde veulent ouvrir une nouvelle étape sur le chemin de la transformation socialiste de la société que la crise profonde du capitalisme mondialisé met de nouveau à l’ordre du jour. Ce regroupement peut prendre la forme de l’unité d’action de ces forces diverses ou de leur rassemblement dans une même entité nationale et, pourquoi pas, internationale; Pour y parvenir il faut que les uns abandonnent leurs pratiques fractionnistes de sectes impuissantes et que les autres admettent l’existence et la lutte de tendances diverses dans l’organisation commune. Sans se bercer d’illusions sur les difficultés qui attendent pareille entreprise, on peut tout au moins souhaiter qu' on en ouvre la voie.

Cet article est paru dans la, revue commune

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