Le Pluralisme, voilà l’ennemi ?

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Jacques Sapir
publié le 20 décembre 2017
mis à jour le : 2 Novembre, 2018

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La prise d’antenne par RT-France, le lundi 18 décembre 2017, a suscité beaucoup d’intérêts chez les téléspectateurs, mais aussi bien des critiques et des commentaires dans le monde des médias [1]. On avait observé le même phénomène, mais l’hystérie antirusse en mois lors du lancement de Le Médias quelques jours auparavant. Ces comportements sont révélateurs de la perte de confiance dans ce que l’on appelle les « médias traditionnels » ou « mainstream ». Cette perte de confiance peut d’ailleurs se mesurer dans divers sondages. Mais, derrière cette perte de confiance se profile aussi un autre problème : celui de la censure dont des sources d’informations qui ne sont pas alignées sur la « pensée unique » font l’objet. Une censure que certains, auto-proclamés « spécialistes de la Russie » aimeraient bien voir appliquer à RT-France semble-t-il [2].

Un bilan « globalement négatif »

Un sondage, donc, a été réalisé par l’IFOP-Fiducial [3] et portait sur Les moyens de l’audiovisuel public et les menaces pesant sur la liberté d’expression. Les résultats de ce sondage sont extrêmement intéressants. Il montre tout d’abord que les réponses distinguent bien les menaces dans les médias traditionnels et celles pesant sur les « réseaux sociaux ».

« Diriez-vous qu’aujourd’hui en France, la liberté d’expression est menacée… ? » (en % des réponses)

Dans les médias dits traditionnels: (télévision, radio, presse)

Dans la société d’une manière générale

Sur les réseaux sociaux

Oui, tout à fait

25

24

17

Oui, plutôt

42

43

30

TOTAL: Oui

67

67

47

Non, plutôt pas

27

27

40

Non, pas du tout

6

6

13

TOTAL Non

33

33

53

On voit que, pour les personnes ayant répondu au sondage, les menaces se concentrent ainsi sur les « médias traditionnels » et dans la société. Ce qui est aussi très intéressant est le nombre très faible de personnes répondant qu’il n’y a pas « du tout » de menaces sur la liberté d’expression : 6% de l’échantillon.

Cela se comprend au vu des affaires qui ont agitées la sphère médiatiques ces derniers mois, comme, et ce n’est qu’un exemple, le licenciement abusif de Mme Aude Lancelin du Nouvel Observateur, fait pour lequel ce journal a bien été condamné, en première instance, à une amende de 90 000 euros.

Comment se répartissent les opinions

Le deuxième point intéressant est la répartition par « préférences partisanes » de ces réponses. On constate que les sympathisants de France Insoumise et du Front National considèrent massivement quant à eux que la liberté d’expression est menacée. Les pourcentages pour les sympathisants du PS ou des « Républicains » sont proches de la moyenne nationale cependant, et l’on peut penser que si on retirait de l’échantillon les sympathisants FI et FN, le taux de réponses dépasserait en fait la moyenne nationale. En fait, seuls les sympathisants du parti au pouvoir LREM ne considèrent qu’à 44% (ce qui reste cependant un chiffre élevé) que la liberté d’expression est menacée.

Répartition par préférences partisanes

Il y a donc bien un problème avec la liberté d’expression en France, ou à tout le moins il y a bien une perception de ce problème, perception qui devient d’autant plus forte que l’on se trouve exclu du pouvoir.

Ce n’est pourtant pas le seul problème.

Si l’on regarde maintenant la structure par âge des réponses, on constate que les moins de 35 ans sont de loin les plus nombreux à penser que la liberté d’expression est menacée. Ils sont 78% à le penser (contre 67% en moyenne pour l’échantillon) et même 84% pour la tranche 18 à 24 ans.

Répartition par âge

La perte de confiance des moins de 35 ans dans les « médias traditionnels » apparaît donc comme massive.

Enfin, si l’on regarde les Catégories Socio-Professionnelle et l’origine régionale, les résultats ne sont pas moins intéressants.

Répartition par CSP et par régions

On constate que les salariés du secteur privé et les chômeurs sont les plus nombreux à penser que la liberté d’expression est menacée, ce qui traduit l’engagement d’une grande partie des « médias traditionnels » pour les réformes comme la « loi travail », réformes qui sont perçues comme des menaces directes pour ces populations. De même, les populations vivant en province, et dans des communes rurales ou des petites villes, semblent aujourd’hui bien plus sensibles aux menaces pesant sur la liberté d’expression que celles vivant dans l’agglomération parisienne.

On peut supposer que c’est bien la « France périphérique » qui se sent exclue des « grands médias ».

Un sentiment justifié ?

Ce sentiment de menaces pesant sur la liberté d’expression et d’opinion rejoint d’autres sondages quant à la confiance que faisaient les français à diverses institutions [4]. Les journalistes, et plus généralement les « médias », arrivent à un niveau particulièrement bas.

Le manque de pluralisme de la presse (écrite ou audio-visuelle) explique très probablement ce phénomène. Ce manque de pluralisme ne s’exprime pas uniquement par l’exclusion des « voix dissonantes », mais aussi par des commentaires toujours orientés dans le même sens, et surtout par la confusion constante entre le commentaire et l’information elle-même. De trop nombreux « journalistes » se transforment en commentateurs. Cela est probablement à relier à l’extrême concentration de la presse en France et au fait que la plupart des organes dits « d’information » appartiennent à un groupe réduit d’oligarques [5].

Mais, ce phénomène, qui est à l’origine de la décision de créer Le Média, ou qui est avancé par les responsables de la chaîne RT-France pour justifier de sa création, n’est pas le seul. Le développement de médias ou de quasi-médias « non-conventionnels », développement qui est une réaction à la situation étouffante dans les médias conventionnels, a engendré aussi une forme de réaction de la part des tenants de la pensée unique. On a assisté aussi, sous couvert de lutter contre la « radicalisation » et le « terrorisme » à la montée d’une forme de censure touchant aussi les médias non-conventionnels. On pourrait ainsi rattacher à cette forme insidieuse de censure celle qui a frappé mon carnet RussEurope publié jusqu’au 26 septembre sur hypotheses.org [6].

C’est dans ce contexte qu’il convient donc d’apprécier la levée de bouclier dans les milieux médiatiques contre tant Le Média que contre RT-France. On est plus ici dans la défense d’une rente que dans celle de la liberté d’expression. Et, la concentration de ses attaques montrent bien la peur de ceux qui avaient pris l’habitude de « désinformer en paix » et qui se voient potentiellement confrontés, que ce soit dans le monde des médias conventionnels ou dans celui des médias dits « non-conventionnels » à une offre pluraliste. C’est bien en réalité la peur du pluralisme qui anime ces censeurs, qu’ils soient virtuels ou effectifs.

Notes

Source :les-crises.fr

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