Google et la NSA I

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Nafeez Ahmed Plongée à l’intérieur du réseau secret derrière la surveillance de masse, la guerre éternelle et Skynet.
publié le 22 janvier 2015
mis à jour le : 5 Octobre, 2019

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La surveillance de masse passe par le contrôle. Ses promulgateurs soutiennent, et croient même, que ce contrôle est pour le bien commun, un contrôle qui est nécessaire pour limiter le désordre, afin d’être pleinement attentif à la prochaine menace. Mais dans le contexte d’une corruption politique effrénée, d’inégalités économiques qui se creusent et de la tension croissante autour des ressources due au changement climatique et à l’instabilité de l’offre énergétique, la surveillance de masse peut devenir un outil du pouvoir pour se perpétuer lui-même, au détriment des citoyens.

Une fonction majeure de la surveillance de masse qui est souvent oubliée est celle de connaître l’ennemi au point de pouvoir le manipuler jusqu’à la défaite. Le problème est que les ennemis ne sont pas que des terroristes. C’est vous et moi. De nos jours, bien que systématiquement ignoré par la plupart des médias, le rôle de l’information de guerre en tant que propagande bat son plein.

INSURGE INTELLIGENCE révèle ici comment la cooptation de géants de la technologie comme Google par le Highlands Forum du Pentagone, afin d’exercer une surveillance de masse, a joué un rôle clé dans des efforts secrets pour manipuler les médias dans le cadre d’une guerre d’information contre le gouvernement américain, le peuple américain et le reste du monde : pour justifier une guerre sans fin, et un expansionnisme militaire incessant.

La machine de guerre

En septembre 2013, le site internet de l’Initiative de Cyber Sécurité du Montery Institute for International Studies (MIIS CySec) posta une version finale d’un article sur la « cyber dissuasion » par le consultant de la CIA Jeffrey Cooper, le vice-président de SAIC [contractuel de la défense américaine, NdT] et membre fondateur du Highlands Forum du Pentagone. L’article fut présenté au général Keith Alexander, alors directeur de la NSA, à une réunion du Highlands Forum intitulée « Cyber Commons, Engagement and Deterrence » en 2010.

Le général Keith Alexander (au milieu), qui a servi en tant que directeur de la NSA, chef du Central Security Service de 2005 à 2014, et chef de l’US Cyber Command de 2010 à 2014, à la réunion du Highlands Forum de 2010 sur la cyber-dissuasion

MIIS CySec est officiellement associé au Highlands Forum du Pentagone à travers un MoU [Memorendum of Understanding, document décrivant des accords multilatéraux entre plusieurs parties, NdT] signé entre le recteur et le président du Forum Richard O’Neill, alors que l’initiative est, elle, fondée par George C. Lee : le cadre de Goldman Sachs qui a dirigé les valorisations à dix chiffres de Facebook, Google, eBay, et d’autres compagnies technologiques.

L’article révélateur de Cooper n’est plus disponible sur le site de la MIIS, mais une version finale est disponible via les registres d’une conférence publique sur la sécurité nationale accueillie par l’American Bar Association (Association américaine du barreau). Actuellement, Cooper est l’agent d’innovation en chef de la SAIC/Leidos [Science Applications International Corporation, entreprise privée de défense qui travaille avec la NSA, devenue Leidos, NdT], qui fait partie d’un consortium d’entreprises traitant de la technologie de défense incluant Booz Allen Hamilton et d’autres engagées pour développer le potentiel de surveillance de la NSA.

Le rapport du Highlands Forum pour le chef de la NSA était commandé par un contrat du sous-secrétaire à la défense pour le renseignement, et basé sur des concepts développés lors de précédentes réunions du Forum. Il fut présenté au général Alexander pendant une « séance à huis clos » du Highlands Forum présidée par le directeur du MIIS CySec, le docteur Itamara Lochard, du Center for Strategic and International Studies (CSIS) à Washington.

De la SAIC/Leidos, Jeffrey Cooper (au milieu), membre fondateur du Highlands Forum du Pentagone, écoutant Phil Venables (à droite), associé principal de Goldman Sachs, lors de la séance de 2010 du Forum sur la cyber dissuasion au CSIS

Comme l’IO roadmap de Rumsfeld [Opérations d’information de la feuille de route, commandée par le Pentagone en 2003 et déclassifiée en janvier 2006. Elle décrit la vision de l’armée américaine sur la guerre de l’information, en mettant l’accent sur l’internet, NdT], le rapport de la NSA de Cooper décrit « des systèmes d’information numériques » autant comme une « grande source de vulnérabilité » que « des outils et armes puissants » pour « la sécurité nationale ». Il a défendu le besoin pour le cyber-renseignement américain de maximiser « la connaissance détaillée » d’ennemis réels et potentiels, afin qu’ils puissent identifier « tous les points de levier possibles » qui puissent être exploités pour la dissuasion et la riposte. « La dissuasion en réseau » nécessite que la communauté du renseignement américain développe « une forte compréhension et une connaissance précise des réseaux particuliers concernés et leurs modèles de relations, dont les types et la forces des liens, » aussi bien que l’usage de science cognitive et comportementale pour aider à prédire les modèles. Son article continue essentiellement à mettre en place une architecture théorique pour modéliser les données obtenues de la surveillance et de l’exploitation des réseaux sociaux sur les « adversaires » et les « contreparties » éventuels.

Un an après ce briefing avec le chef de la NSA, Michele Weslander Quaid — une autre déléguée du Highlands Forum — a rejoint Google pour y travailler en tant que directeur technique (CTO), quittant ainsi son poste au Pentagone où elle conseillait le sous-secrétaire d’état à la défense pour le renseignement. Deux mois plus tôt, le groupe de travail sur le renseignement de la défense du Defense Science Board (DSB) publia son rapport sur les opérations de la contre-insurrection, le renseignement, la surveillance et la reconnaissance. Quaid faisait partie des experts du renseignement gouvernemental qui ont conseillé et briefé le groupe de travail du DSB pour préparer leur rapport. Un autre expert qui a briefé le groupe de travail était un vétéran du Highlands Forum, Linton Wells. Le rapport du DSB avait lui-même été commandé par James Clapper nommé par Bush, alors sous-secrétaire d’état à la défense pour le renseignement — qui avait également commandé le briefing du Highlands Forum de Cooper au général Alexander. Clapper est dorénavant le nouveau directeur du renseignement national d’Obama, qualité en laquelle il a prêté serment au Congrès en déclarant en mars 2013 que la NSA ne collecte absolument aucune donnée sur les citoyens américains.

Le passé de Michele Quaid à travers la communauté du renseignement militaire américain était de répandre l’utilisation des outils internet et de la technologie du cloud [stockage de données sur serveur distant, NdT]. L’empreinte de ses idées est évidente dans les sections clés du rapport du groupe de travail, qui décrit son objectif d’« influencer les décisions d’investissement » au Pentagone « en recommandant des capacités de renseignement appropriées pour évaluer les insurrections, comprendre une population dans son environnement, et soutenir les opérations COIN [de contre-insurrection, NdT]. »

Le rapport a désigné 24 pays dans le sud et le sud-ouest de l’Asie, le nord et l’ouest de l’Afrique, le Moyen-Orient et l’Amérique du sud, qui pourraient représenter « des défis COIN potentiels » pour l’armée américaine dans les années à venir. On y trouve le Pakistan, le Mexique, le Yémen, le Nigéria, le Guatemala, la Cisjordanie, l’Egypte, l’Arabie saoudite, le Liban, parmi d’autres « régimes autocratiques ». Le rapport déclare que « les crises économiques, le changement climatique, les pressions démographiques, les pénuries de ressources ou une mauvaise gouvernance pourraient être la raison pour laquelle ces états (ou d’autres) échouent ou deviennent si faibles qu’ils deviennent des cibles faciles pour les agresseurs ou insurgés. » A partir de là, « l’infrastructure mondiale de l’information » et les « médias sociaux » peuvent rapidement « augmenter la vitesse, l’intensité et la dynamique des événements » avec des implications régionales. « Ces zones pourraient devenir des sanctuaires à partir desquels il devient possible de lancer des attaques sur le territoire américain, recruter du personnel, trouver des financements, faire de l’entraînement et des opérations d’approvisionnement. »

L’impératif dans ce contexte est d’augmenter la capacité de l’armée à anticiper les intentions de l’ennemi comme le préconise « left of bang » [titre du livre de stratégie de Patrick Van Horne et Jason Rileydes, NdT] — avant de décider d’un engagement majeur des forces armées — pour éviter les insurrections ou les anticiper tout en restant dans une phase de début de conflit. Le rapport arrive à la conclusion que « Internet et les médias sociaux sont des sources critiques d’analyse des données des réseaux sociaux, dans les sociétés qui ne sont pas seulement alphabétisées, mais aussi connectées à Internet. » Cela nécessite « un suivi de la blogosphère et d’autres médias sociaux dans beaucoup de langues et de cultures différentes » pour la préparation « d’opérations centrées sur la population ».

Le Pentagone doit aussi augmenter sa capacité de « modélisation et simulation du comportement », afin de « mieux comprendre et anticiper les actions d’un peuple » à partir de « données sur les populations, les réseaux humains, la géographie et d’autres caractéristiques économiques et sociales. » De telles « opérations centrées sur la population seront également de plus en plus nécessaires dans les conflits de ressources qui se préparent, qu’elles soient fondées sur l’accès à l’eau, l’effort agricole et environnemental, ou la rupture des ressources minières. Cela doit inclure la surveillance de la démographie comme partie fondamentale du cadre des ressources naturelles. »

D’autres domaines de développement sont « une surveillance aérienne vidéo, des données à haute résolution du terrain, des capacités de cloud computing, de fusion de données pour toutes les formes de renseignement dans un cadre spatio-temporel cohérent pour l’organisation et l’indexation des données, le développement de cadres de sciences sociales qui peuvent soutenir le codage et l’analyse spatio-temporelle, la distribution de technologies d’authentification biométrique multi-formes [comme les empreintes digitales, les scans de la rétine et des échantillons d’ADN] au service de processus administratifs les plus élémentaires, afin de relier toutes les opérations aux individus qui les ont réalisées. De plus, l’académie doit être prête à aider le Pentagone à développer le côté anthropologique, socio-culturel, historique, géographique, éducationnel, de santé publique et de nombreuses autres formes de la vie sociale et des données de la science du comportement et de l’information afin de développer une compréhension approfondie des populations. »

Quelques mois après avoir rejoint Google, Quaid a présenté l’entreprise en août 2011 à la clientèle de la Defense Information Systems Agency (DISA) du Pentagone et du Forum de l’industrie. Le forum donnait l’opportunité aux « Services, à la direction des combattants, aux agences, aux forces de la coalition » de « dialoguer directement avec l’industrie sur des technologies innovantes afin de permettre et d’assurer des moyens du soutien de nos combattants. » Les participants à l’événement ont fait partie intégrante des efforts visant à créer une « entreprise de défense de l’environnement de l’information, » définie comme « une plate-forme intégrée qui inclut le réseau, l’informatique, l’environnement, les services, l’assurance de l’information, et les capacités de NetOps [Network Operations, chargé avec le DoD d’organiser le renseignement, NdT], permettant aux combattants de « se connecter, s’identifier, découvrir et partager des informations et de collaborer à travers l’éventail complet des opérations militaires. » La plupart des panélistes du forum étaient des fonctionnaires du DoD (Department of Defense), sauf pour seulement quatre panélistes de l’industrie, y compris Quaid de Google.

Des fonctionnaires du DISA ont également participé au Highlands Forum — comme Paul Friedrichs, directeur technique et ingénieur en chef du Bureau de sûreté de l’information du DISA.

La connaissance est le pouvoir

Compte tenu de tout cela, il est peu surprenant qu’en 2012, quelques mois après que Regina Dugan, la vice-présidente du Highlands Forum, quitte le DARPA [Defense Advanced Research Projects Agency, agence du DoD, NdT] pour rejoindre Google en tant que cadre supérieur, le général Keith Alexander (alors chef de la NSA) ait envoyé un email au cadre et membre fondateur de Google Sergey Brin pour débattre du partage de l’information concernant la sécurité nationale. Dans ces courriels, obtenus dans le cadre de la liberté de l’information par le journaliste d’investigation Jason Leopold, le général Alexander décrivait Google comme un « membre clé de la Défense industrielle de base [de l’armée américaine] », une position que Michele Quaid partage apparemment. L’entente cordiale qu’entretenait Brin avec l’ancien chef de la NSA est maintenant parfaitement logique, étant donné que Brin a été en contact avec des représentants de la CIA et de la NSA, qui ont en partie financé et supervisé la création du moteur de recherche Google, depuis le milieu des années 1990.

En juillet 2014, Quaid s’est entretenue avec un groupe spécial de l’armée américaine à propos de la création d’une « cellule d’acquisition rapide » pour faire avancer « les cyber-capacités » de l’armée américaine dans le cadre de l’initiative de transformation de la Force 2025. Elle a dit à des responsables du Pentagone que « beaucoup des objectifs de la Force 2025 peuvent être atteints avec la technologie disponible dans le commerce ou en développement aujourd’hui, » ré-affirmant que « l’industrie est prête à collaborer avec l’armée pour soutenir le nouveau paradigme. » Vers la même époque, la plupart des médias claironnaient l’idée que Google essayait de se libérer du financement du Pentagone, mais en réalité Google avait changé de tactique pour développer indépendamment des techniques commerciales en modifiant les applications à objectifs militaires du Pentagone.

Pourtant, Quaid est loin d’être le seul personnage-clé dans la relation de Google avec la communauté du renseignement militaire américain.

Un an après que Google ait acheté le logiciel de cartographie par satellite Keyhole, issu d’un projet de la CIA, à la société de capital-risque In-Q-Tel en 2004, le directeur de l’évaluation technique de cette dernière, Robert Painter — qui a joué un rôle clé dans l’investissement dans Keyhole à In-Q-Tel, est allé chez Google. A In-Q-Tel, le travail était axé sur l’identification, la recherche et l’évaluation des « nouvelles start-up technologiques que l’on pensait pouvoir proposer à une valeur considérable à la CIA, l’Agence nationale de renseignement géospatial et la Defense Intelligence Agency. » En effet, la NGA avait confirmé que les renseignements obtenus par Keyhole ont été utilisés par la NSA pour soutenir les opérations américaines en Irak à partir de 2003.

Ancien officier des opérations spéciales du renseignement de l’armée américaine, le nouveau poste de Painter chez Google à partir de juillet 2005 a été celui de directeur fédéral de ce que Keyhole allait devenir : Google Earth Enterprise. En 2007, Painter était devenu technologue fédéral en chef chez Google.

Cette année-là, Painter a déclaré au Washington Post que Google était « en phase de démarrage » de la vente de versions avancées et secrètes de ses produits pour le gouvernement américain. « Google a intensifié sa force de vente dans la région de Washington au cours de la dernière année pour adapter ses produits technologiques aux besoins de l’armée, des organismes civils et de la communauté du renseignement, » a rapporté le Post. Le Pentagone utilisait déjà une version de Google Earth développée en partenariat avec Lockheed Martin pour « l’affichage d’information pour les militaires sur le terrain en Irak, y compris la cartographie des régions clés du pays, et soulignant des quartiers sunnites et chiites de Bagdad, ainsi que des bases militaires des états-Unis et irakiennes de la ville. Ni Lockheed ni Google n’ont expliqué comment l’agence géo-spatiale utilise les données. » Google a tenté de vendre au gouvernement de nouvelles « versions améliorées de Google Earth et de moteurs de recherche qui peuvent être utilisés en interne par les agences. »

Des dossiers de la Maison-Blanche qui ont fui en 2010 montraient que les dirigeants de Google ont tenu plusieurs réunions avec des hauts fonctionnaires du Conseil de sécurité nationale des états-Unis. Alan Davidson, directeur des affaires gouvernementales chez Google, a tenu au moins trois réunions avec des représentants du Conseil national de sécurité en 2009, y compris avec le directeur principal de la Maison-Blanche pour les affaires russes Mike McFaul, et le conseiller au Moyen-Orient Daniel Shapiro. Il est également apparu à partir d’une demande de brevet pour une application Google que la compagnie avait délibérément collecté des données « payantes » à partir de réseaux wifi privés qui permettraient l’identification et la « géolocalisation ». Pendant la même année, nous le savons maintenant, Google a signé un accord avec la NSA donnant à l’agence un accès ouvert à l’information personnelle de ses utilisateurs, de son matériel et de ses logiciels, au nom de la cyber-sécurité — accords que le général Alexander était occupé à répliquer à des centaines de PDG d’entreprises de télécom à travers le pays.

Ainsi, ce n’est pas seulement Google qui est un facteur clé et un fondement du complexe militaro-industriel des états-Unis, c’est la totalité de l’internet, et le large éventail d’entreprises du secteur privé — beaucoup entretenues et financées secrètement par la communauté du renseignement américain (ou par des financiers puissants intégrés dans cette communauté) — qui soutiennent l’internet et l’infrastructure des télécommunications ; c’est aussi la myriade de start-ups de vente des technologies de pointe à la société de capital-risque de la CIA In-Q-Tel, où ils peuvent ensuite être adaptés et perfectionnés pour des applications destinées à la communauté du renseignement militaire. En fin de compte, l’appareil de surveillance mondiale et les outils classés secrets utilisés par des organismes comme la NSA pour l’administrer, ont été presque entièrement faits par des chercheurs externes et des entrepreneurs privés comme Google, qui opèrent en dehors du Pentagone.

Cette structure, reflétée dans le fonctionnement du Highlands Forum du Pentagone, permet au Pentagone de profiter rapidement des innovations technologiques, occasions qui autrement seraient manquées, tout en gardant le secteur privé indépendant, tout du moins en apparence, afin d’éviter des questions gênantes sur l’utilisation réelle de cette technologie.

Mais n’est-ce pas tellement évident ? La raison d’être du Pentagone est la guerre, qu’elle soit ouverte ou secrète. En aidant à construire l’infrastructure de surveillance technologique de la NSA, les entreprises comme Google sont complices de ce que le complexe militaro-industriel fait le mieux : tuer pour de l’argent.

Comme la nature de la surveillance de masse l’indique, son objectif est non seulement les terroristes, mais, par extension, des « suspectés de terrorisme » et des « terroristes potentiels ». Le résultat étant que des populations entières — des militants politiques notamment — doivent être visées par la surveillance du renseignement américain pour identifier les menaces actuelles et futures, et être vigilants face à des insurrections populaires possibles, tant dans le pays qu’à l’étranger. L’analyse prédictive et les profils comportementaux jouent ici un rôle essentiel.

La surveillance de masse et l’extraction de données a désormais un but opérationnel précis pour aider à l’exécution des opérations spéciales létales, le choix des cibles pour la frappe par drone des listes d’exécution de la CIA via des algorithmes douteux, par exemple, ainsi que la fourniture d’informations géo-spatiales et autres pour les commandants combattants sur terre, air et mer, parmi beaucoup d’autres fonctions. Un seul message posté sur un média social comme Twitter ou Facebook est suffisant pour être mis sur une liste secrète de surveillance uniquement en raison d’une intuition ou d’un soupçon vaguement défini ; et peut-être même de figurer comme suspect sur une liste d’exécution.

La pression en faveur d’une surveillance de masse totale et aveugle par le complexe militaro-industriel — qui englobe le Pentagone, les agences de renseignement, les entreprises de défense et les géants de la technologie soi-disant amicaux comme Google et Facebook — n’est donc pas une fin en soi, mais un instrument de pouvoir, dont le but est de se maintenir. Mais il y a aussi une raison rationnelle qui justifie cet objectif : tout en étant génial pour le complexe militaro-industriel, il est aussi, on est prié de le supposer, génial pour tout le monde.

La « longue guerre »

Il n’y a pas de meilleure illustration de l’idéologie du pouvoir réellement chauvine et narcissique dont se félicite le cœur du complexe militaro-industriel qu’un livre de Thomas Bartnett, délégué de longue date du Highlands Forum, The Pentagon’s New Map (La nouvelle cartographie du Pentagone). Barnett était assistant pour les stratégies futures au bureau de la transformation de la Force du Pentagone de 2001 à 2003, et avait été recommandé à Richard O’Neill par son patron le vice-amiral Arthur Cebrowski. En plus d’être devenu un best-seller du New York Times, le livre de Barnett avait été étudié de long en large dans l’armée américaine, par des hauts responsables de la défense à Washington et des commandants combattants opérant sur le terrain au Moyen-Orient.

Barnett a participé au Highlands Forum du Pentagone pour la première fois en 1998, et a ensuite été invité à y faire un exposé sur son travail le 7 décembre 2004, à laquelle ont participé de hauts responsables du Pentagone, des experts de l’énergie, entrepreneurs de l’internet et journalistes. Barnett a reçu une critique élogieuse dans le Washington Post de son copain du Highlands Forum David Ignatius une semaine plus tard, et l’approbation d’un autre ami du Forum, Thomas Friedman, qui ont tous deux renforcé massivement sa crédibilité et son succès auprès des lecteurs.

La vision de Barnett est radicalement néoconservatrice. Il voit le monde divisé en deux grandes parties : Le Noyau, qui comprend les pays avancés suivant les règles de la mondialisation économique (les états-Unis, le Canada, le Royaume-Uni, l’Europe et le Japon) ainsi que les pays en développement qui se sont engagés à y arriver (le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine et quelques autres) ; et le reste du monde qui constitue La Périphérie, une jungle disparate de pays dangereux et sans foi ni loi définie essentiellement comme « déconnectée » des merveilles de la mondialisation. Cela comprend la majeure partie du Moyen-Orient et de l’Afrique, de larges pans de l’Amérique du Sud, ainsi que la majeure partie de l’Asie centrale et de l’Europe de l’Est. C’est du devoir des états-Unis de « rétrécir cette zone », par la diffusion de la « règle du jeu » culturelle et économique de la mondialisation qui caractérise Le Noyau, et en faisant respecter la sécurité dans le monde entier pour permettre à cette « règle du jeu » de se propager.

Barnett s’est emparé de ces deux fonctions de la puissance américaine au travers de ses concepts de « Léviathan » et « d’administrateur système ». Le premier concerne l’établissement de règles pour faciliter la diffusion des marchés capitalistes, régulés par les lois militaires et civiles. Le second consiste à projeter la force militaire dans cet espace dans une mission mondiale sans fin destinée à renforcer la sécurité et à participer à des constructions nationales. Non pas « reconstruction », il tient à le souligner, mais la construction de « nouvelles nations ».

Pour Barnett, l’introduction en 2002 du Patrioct Act à domicile par l’administration Bush, avec sa destruction de l’habeas corpus, et la stratégie de sécurité nationale à l’étranger, avec son ouverture sur une guerre préventive décidée unilatéralement, a marqué le début de la ré-écriture nécessaire des règles du jeu du Noyau afin de se lancer dans cette noble mission. Ceci est le seul moyen pour les états-Unis pour assurer la sécurité, écrit Barnett, parce que tant que la Périphérie existe, elle sera toujours une source de violence anarchique et de désordre. Un paragraphe en particulier résume sa vision :
« L’Amérique comme flic mondial apporte la sécurité. La sécurité crée des règles communes. Les règles attirent les investissements étrangers. Créent des infrastructures. Des infrastructures créent l’accès aux ressources naturelles. Les ressources créent de la croissance économique. La croissance crée la stabilité. La stabilité crée des marchés. Et une fois que vous êtes en croissance, représentant une part stable du marché mondial, vous faites partie du Noyau. Mission accomplie. »

Une grande partie des événements qui auraient besoin, selon Barnett, d’advenir pour concrétiser cette vision, et cela en dépit de son néo-conservatisme biaisé, sont toujours des objectifs sous Obama. Dans un avenir proche, Barnett l’a prédit, les forces militaires américaines seront envoyées au-delà de l’Irak et de l’Afghanistan, dans des endroits comme l’Ouzbékistan, Djibouti, l’Azerbaïdjan, l’Afrique du Nord-Ouest, le sud de l’Afrique et l’Amérique du Sud.

La présentation de Barnett a été accueillie avec un enthousiasme quasi universel. Le Forum avait même acheté des exemplaires de son livre et les avait distribués à tous les délégués du Forum, et, en mai 2005, Barnett a été invité à revenir participer à un Forum entier sur le thème de son concept « SysAdmin ».

Le Highlands Forum a ainsi joué un rôle de premier plan dans la définition de l’ensemble du concept du Pentagone de la « guerre contre le terrorisme ». Irving Wladawsky-Berger, vice-président d’IMB à la retraite qui a co-présidé l’Information Technology Advisory Committee (comité consultatif d’information technologique) de 1997 à 2001, a décrit son expérience lors d’une réunion du Forum en 2007 selon ces termes :
« Ensuite, il y a la guerre contre le terrorisme, que le DoD a commencé à qualifier de longue guerre, un terme que j’ai entendu pour la première fois au Forum. Il semble très approprié pour décrire le conflit global dans lequel nous nous trouvons. Ceci est un conflit véritablement mondial… j’ai le sentiment que les conflits dans lesquels nous sommes maintenant relèvent plus des guerres de civilisations ou de cultures qui tentent de détruire notre mode de vie et d’imposer le leur. »

Le problème est qu’en dehors de cette puissante clique hébergée par le Pentagone, tout le monde n’est pas d’accord. « Je ne suis pas convaincu que le remède de Barnett serait mieux que la maladie, » a écrit le Dr Karen Kwiatowski, un ancien analyste haut placé du Pentagone dans la section du Proche-Orient et de l’Asie du Sud, qui a dénoncé la façon dont son ministère a délibérément fabriqué de fausses informations qui ont conduit à la guerre en Irak. « Cela a certainement coûté beaucoup plus de libertés américaines, de démocratie constitutionnelle et de sang versé que cela n’en valait la peine. »

Pourtant, l’adéquation du « rétrécissement de la Périphérie » avec le maintien de la sécurité nationale du Noyau conduit à une pente glissante. Cela signifie que si les états-Unis sont empêchés de jouer ce rôle de leadership en tant que « gendarme du monde », la Périphérie s’étendra, le Noyau se contractera, et l’ensemble de l’ordre mondial pourrait s’effilocher. Selon cette logique, les états-Unis ne peuvent tout simplement pas se permettre un rejet de la part du gouvernement ou de l’opinion publique de la légitimité de sa mission. Si elle le faisait, elle permettrait à la Périphérie de croître de manière incontrôlable, ce qui nuit au Noyau, et pourrait potentiellement le détruire, ainsi que son protecteur de base, l’Amérique. Par conséquent, une « réduction de la Périphérie » est non seulement un impératif de sécurité : c’est d’une telle priorité vitale qu’elle doit être sauvegardée avec la guerre de l’information pour montrer au monde la légitimité de l’ensemble du projet.

Basé sur les principes d’O’Neill sur la guerre de l’information, comme il l’a expliqué dans son intervention de 1989 à la Marine des états-Unis, les objectifs de la guerre de l’information ne sont pas uniquement les populations de la Périphérie, mais les populations nationales du Noyau, et leurs gouvernements : y compris le gouvernement des états-Unis. Ce but secret qui, selon l’ancien haut fonctionnaire du renseignement américain John Alexander, a été lu par les hauts dirigeants du Pentagone, a fait valoir que la guerre de l’information doit être ciblée sur : les adversaires pour les convaincre de leur vulnérabilité ; les partenaires potentiels du monde entier afin qu’ils acceptent « la cause comme juste » ; et enfin, les populations civiles et les dirigeants politiques afin qu’ils croient que « le coût » en sang versé et en trésorerie en vaut la peine.

Le travail de Barnett a été approuvé par le Highlands Forum du Pentagone, car il correspond au but recherché, en fournissant une idéologie convaincante « qui fait du bien » au complexe militaro-industriel américain.

Mais l’idéologie néo-conservatrice, bien sûr, n’est pas seulement née avec Barnett. Il en est un promoteur relativement modeste, même si son travail a été extrêmement influent dans tout le Pentagone. La pensée régressive des hauts fonctionnaires impliqués dans le Highlands Forum est visible depuis longtemps avant le 11/9, qui a dégagé avec des acteurs liés au Forum une force puissante qui permettait et légitimait la direction de plus en plus agressive de la politique étrangère et de renseignement des états-Unis.

Source : Insurge Intelligence, le 22/01/2015 via les-crises.fr

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