MST-Brésil

La construction d’un mouvement social

par MARTA HARNECKER

Postface :

Interview de João Pedro Stedile,
dirigeant du MST


MST-Brésil

 

Traduit de l’espagnol par Pierre Céré.

Format : 150 x 210. 256 pages.

Couverture quadri. Dos carré

Edition et © de l’édition française : Centre Europe - Tiers Monde (CETIM), Genève, septembre 2003

ISBN : 2-88053-031-8

Prix public TTC : 23FS ou 15€

Titre original : SIN TIERRA : construyendo movimiento social

© de l’édition originale : Siglo XXI de España Editores, avril 2002 & Marta Harnecker, 2002.

Le mouvement des travailleurs sans terre s’est fait jour au Brésil en 1984 comme réponse à la quête séculaire de terres par les paysans qui n’en possèdent aucune. Tout en suivant une voie non violente, ce mouvement est devenu en quelques an­nées un instrument de transformation révolutionnaire de la société brésilienne.

Dans cet immense pays, où certaines grandes exploitations agricoles dépassent le million d’hectares, les latifundistes ont déclenché une véritable guerre contre les petits paysans ; principaux ennemis du MST, ils ne reculent devant aucun moyen, même les plus criminels, pour les écraser, sous le regard pour le moins complice des autorités.

Les sans-terre ont résisté aux persécutions, aux expulsions, aux assassinats, à l’agressivité de la police, à la prison et à la torture, à la mise à sac et à l’incendie de leurs locaux, aux procès montés de toute pièce, où se mêlaient accusations fantaisistes et « preuves » préfabriquées.

Face à ce climat de haine et de terreur, les sans-terre font confiance à la force de la solidarité humaine et conservent une foi inébranlable en la capacité de leur mouvement à remporter la victoire. Malgré leur faible niveau de formation, ces paysans se tournent spontanément vers le socialisme pour bâtir une alternative à l’ordre social et économique qui les opprime.

L’auteure :

Journaliste, chercheuse et militante très connue en Amérique latine, Marta Harnecker a pro­duit ce livre après un intense travail de terrain. Elle a arpenté les « champs de la bataille », visitant les acampamentos (campements), les assentamentos (communautés agricoles) et les agrovilas (agro-villages), pataugeant dans la boue et avalant la poussière. Elle a écouté les paysans sans-terre raconter leur histoire, mené de multiples interviews, dépouillé les publica­tions du MST. Elle a en­suite traité toute cette matière avec une grande rigueur avant de nous offrir ce livre magnifique, traduit de l’espagnol, qui met en valeur les enseignements d’un mouvement social qui marque déjà très profondément l’histoire plus que millénaire de la lutte des paysans pour la terre : le MST.


Introduction

Le « Mouvement des sans terre » (Movimento dos Trabalhadores rurais sem Terra) du Brésil est de­venu célèbre dans le monde entier et chacunE qui a eu la chance de visiter sur place un de leurs « assentamentos » ou de leurs « acampamentos » est revenu très impressionéE.

Par contre, on connaît généralement moins leur histoire et le détail de leurs principes et métho­des de travail et d’organisation. Or, même si ces derniers ne sont pas exactement transposables dans un autre pays, ils sont plein d’enseignements pour quiconque s’intéresse au renforcement des mouvements populaires et à leur fonctionnement démocratique.

Le livre de Marta Harnecker vient combler cette lacune. Très connue en Amérique latine, Marta Harnecker, est journaliste et sociologue. Chi­lienne réfugiée à Cuba depuis le coup d’Etat de Pinochet elle est l’auteure de nombreux ouvrages dont quelques uns ont été traduits en français,

 
Bref aperçu du contenu du livre

L’ouvrage fournit d’abord un historique du MST, et du contexte des luttes paysannes au Brésil à partir des années 1950, dont le MST est l’héritier. Les racines idéologiques du mouvement sont également mises en lumière, c’est-à-dire ce mélange très particulier entre le courant du syndica­lisme rural, de lutte pour la terre, et le courant de la théo­logie de la libération, exprimé en Amérique latine et au Brésil en particulier par le travail de la Commission Pasto­rale pour la Terre de l’Eglise catholique.

Les luttes et les occupations de terre qui se développent à partir de la fin des années 1970, surtout dans le sud du Brésil, vont déboucher sur la fondation du MST en 1984. Celui-ci va reprendre à son compte le mot d’ordre qui avait été lancé par la Commission Pastorale pour la terre : « la terre à ceux qui la travaillent ». Mais le MST ne se limite pas à lutter pour la conquête de la terre : sa lutte porte également sur les conditions qui permettent aux paysans de travailler la  terre, c’est-à-dire l’accès au crédit, à la technologie, aux canaux de commercialisation des produits agricoles, etc.

Le livre décrit ensuite le mode de lutte spécifique du MST, à savoir les occupations de terres laissées en friche par les grands propriétaires terriens. Dans la décennie des années 1990, environ 160.000 familles ont participé à ces occupa­tions. Aujourd’hui, on recense dans tout le Brésil environ 500 campements sur des terres occupées, regroupant à peu près 100.000 familles. Ces chiffres donnent une idée de l’ampleur du mouvement d’occupation de terres. Ces oc­cupations sont, pour le MST, un moyen de pression politi­que dans les négociations avec les autorités, en vue de la légalisation de l’octroi de terres aux paysans. Une autre fonction importante de ces occupations est de permettre le développement d’une conscience et d’une identité collective entre les occupants, de promouvoir  des valeurs différentes de celles qui dominent dans la société actuelle, et de ren­forcer l’organisation des familles paysannes.

Une fois la légalisation de la possession des terres conquise, les « campements » d’occupants se transforment en « asentamientos » (« assentamento », en portugais), c’est-à-dire en communautés légalement installées sur les terres obtenues. Marta Harnecker décrit, par le biais d’interviews de deux dirigeants du MST, le travail d’organisation effec­tué au sein des « asentamientos ». Sur le plan productif, l’accent est mis sur l’auto-subsistance, combinée avec une part de la production destinée au marché local et régional, afin de permettre aux familles de disposer d’un revenu mo­nétaire minimum.

La recherche et l’utilisation de méthodes de production qui respectent l’environnement sont fortement encouragées, par exemple la diversification des cultures, la production de semences écologiques, l’utilisation de produits naturels non toxiques pour lutter contre les parasites, etc.

Dans ces asentamientos, le MST cherche à développer des méthodes de travail coopératives, sans toutefois les impo­ser de manière volontariste.

Outre la production agricole proprement dite, un grand ef­fort est fait pour organiser les services de base en faveur des familles qui composent les asentamientos, à savoir la santé, les activités sociales, culturelles, sportives, religieu­ses, et bien sûr, en priorité, l’éducation. Le MST accorde en effet une importance fondamentale à l’éducation, et veille à ce que les enfants qui vivent dans les campements ou dans les asentamientos puissent bénéficier du droit à l’enseignement. Les méthodes d’éducation utilisées s’inspirent des théories de l’éducation populaire dévelop­pées par Paulo Freire. Une des idées de base en est que les enfants doivent apprendre à lire et à écrire à partir de leur propre expérience de vie, et de l’expérience de lutte de leurs familles. L’éducation vise à permettre aux élèves d’acquérir une vision globale et critique de la réalité dans laquelle ils vivent, et de former de futurs adultes capables de prendre en mains leur destin et de devenir des acteurs de la trans­formation sociale.

Un des aspects particulièrement intéressant de l’ouvrage est son analyse approfondie du mode d’organisation du MST et des principes de base qui régissent son action et qui en font un mouvement social différent des mouvements paysans classiques. Les  éléments spécifiques qui caracté­risent le MST sont les suivants :

-        il cherche à inclure tous les membres de la famille des paysans dans les luttes et la prise de décisions ;

-        il se veut pluraliste, c’est-à-dire qu’il regroupe des membres sans distinction de race, de religion ou d’appartenance politique ;

-        il réunit en son sein non seulement des paysans, mais toute personne disposée à lutter pour la réforme agraire, comme par exemple des agronomes, des éco­nomistes, des prêtres, des avocats, etc ;

-        il cherche à promouvoir des luttes de masse, sur le plan national et non seulement régional ou local ;

-        il vise à transformer la culture individualiste des paysans, en valorisant la coopération et la solidarité ;

-        il ne se définit pas comme un mouvement social secto­riel, mais revendique une dimension politique au sens large.

Le MST met l’accent sur la lutte contre le phénomène du machisme, très fortement enraciné dans la culture paysanne. Cette problématique est traitée, au sein du MST, par un « Collectif de genre », qui regroupe des militantes et des militants, et dont le rôle est d’élaborer des propositions de politiques spécifiques pour favoriser l’organisation des femmes.

Sur le plan de son organisation interne, le MST cherche à mettre en pratique les principes suivants :

-        une direction collective ;

-        une répartition des tâches qui favorise la participation de tous et évite la centralisation du pouvoir ;

-        une discipline interne basée sur le respect des déci­sions prises collectivement ;

-        l’encouragement de l’étude et de la formation pour les membres ;

-        la formation de cadres sur une base théorique large et non sectaire, inspirée à la fois de la Théologie de la libé­ration, des classiques du marxisme et des principaux penseurs latino-américains ;

-        la relation étroite entre les dirigeants et la base ;

-        la planification des activités et l’évaluation des résultats de celles-ci, afin de corriger et dépasser les erreurs commises ;

-        la pratique de la critique et de l’autocritique ;

-        le professionnalisme de  tous ceux et celles qui assu­ment des responsabilités au sein du mouvement.


Table des matières

PRéSENTATION, par Miguel Urbano Rodrigues                                                                                                   5

LE MOUVEMENT DES SANS-TERRE : UN LIVRE DIFFéRENT DE MARTA HARNECKER

INTRODUCTION, par Marta Harnecker                                                                                                                    10

1.   HISTOIRE DU MOUVEMENT DES  TRAVAILLEURS SANS-TERRE (MST)

I.    ANTéCéDENTS IMMéDIATS                                                                                                                                             19

II.  DICTATURE ET RECUL DU MOUVEMENT PAYSAN (1964-1978)                                                                               22

III. CONTEXTE GéNéRAL AMENANT LA CRéATION  DU MST                                                                                        23

IV. LES LUTTES QUI ONT PRéPARé L’éMERGENCE DU MST (1978-1984)                                                                    27

V.  LA FONDATION                                                                                                                                                                  34

VI. LES MOMENTS FORTS DE SON HISTOIRE                                                                                                                   37

A.  PéRIODE DE CROISSANCE RAPIDE (1985-1990)                                                                                                           37

B.   L’OFFENSIVE DE COLLOR DE MELO CONTRE LE MST                                                                                                46

C.   PéRIODE DE RéCUPéRATION ET DE PROGRèS                                                                                                           50

D.  L’IMPOSITION DU MODèLE AMéRICAIN AU MONDE RURAL BRéSILIEN PROVOQUE UNE CRISE                54

E.   CAMPAGNE DE DéSINFORMATION DU GOUVERNEMENT                                                                                      60

2.  OCCUPER ET CAMPER                                                                                                                                                    63

I.    L’OCCUPATION                                                                                                                                                                   64

II.  LE CAMPEMENT                                                                                                                                                                 77

3.  LES COMMUNAUTéS PAYSANNES                                                                                                                        89

I.    LES COMMUNAUTéS à L’INTéRIEUR DU MST                                                                                                           89

II.  COMMUNAUTéS DE L’HACIENDA PIRITUBA                                                                                                               91

III. COMMUNAUTé DE LA FRONTIèRE                                                                                                                              108

IV. CONSIDéRATIONS GéNéRALES                                                                                                                                    129

V.  DIFFéRENTES FORMES DE COOPéRATION                                                                                                                146

4.  L’éDUCATION ET LE MST                                                                                                                                          161

I.    LES PREMIèRES EXPéRIENCES                                                                                                                                     161

II.  PROPOSITION POUR UNE éCOLE DIFFéRENTE                                                                                                        168

III. PRéMISSES DU PROJET éDUCATIONNEL DU MST                                                                                                   170

IV. LE MST EST LA GRANDE éCOLE DES  SANS-TERRE                                                                                                  178

V.  INSTANCES, SéMINAIRES ET COURS                                                                                                                          179

VI. LIMITES ET DIFFICULTéS                                                                                                                                                189

VII.      CONSOLIDER LE PROJET PéDAGOGIQUE                                                                                                             191

5.  L’ORGANISATION INTERNE                                                                                                                                   193

I.    CARACTéRISTIQUES DU MOUVEMENT                                                                                                                      193

II.  PRINCIPES FONDAMENTAUX QUI RéGISSENT  LE MOUVEMENT                                                                                  201

III. PRINCIPES ORGANISATIONNELS                                                                                                                                203

IV. STRUCTURE ORGANISATIONNELLE                                                                                                                            212

V.  FINANCEMENT DU MST                                                                                                                                                 223

BIBLIOGRAPHIE                                                                                                                                                                      226

POSTFACE, par João Pedro Stedile, dirigeant du MST                                                                                229

ANNEXES                                                                                                                                                                                      237

MST : Chronologie 1979-2000

Tableau : Minifundios et Latifundios au Brésil (1996)

Cartes du Brésil

Glossaire

Sigles

Pour en savoir plus


LE MOUVEMENT DES SANS-TERRE :
UN LIVRE DIFFéRENT DE MARTA HARNECKER

par Miguel Urbano Rodrigues [1]

MST-Brésil : la construction d’un mouvement social est un livre qui nous captive littéralement. L’auteure nous entraîne non seulement dans un voyage fascinant, mais nous fait aussi connaître un monde qui suscite sans cesse l’étonnement. Le sujet – le Mou­vement des travailleurs sans-terre – est presque devenu une lé­gende.

On parle beaucoup des sans-terre, dans des dizaines de pays à travers le monde, mais en ré­alité on connaît peu de ce mouve­ment. Au Brésil, plusieurs études importantes portant sur le MST ont été publiées, dont le « livre-entrevue », Brava gente, dans le­quel João Pedro Stédile, principal dirigeant des sans-terre, ré­sume l’histoire du mouvement en l’insérant dans la perspec­tive historique des combats de la société brésilienne.

Le livre de Marta Harnecker vient pallier le peu de publications étrangères de qualité portant sur le MST. Son travail répond aux mille curiosités éveillées par une organisation qui demeure mys­térieuse pour des dizaines de millions de personnes. Comme toujours, la sociologue chilienne utilise une méthodologie em­preinte de rigueur, illumine tout en ayant recours à une certaine so­briété et réussit à communiquer dans notre chair le combat d’un mouvement qui, par des métho­des non violentes, a graduellement acquis sa dynamique propre et sans pareille. Aujourd’hui, le MST apparaît de plus en plus comme un instrument de transformation révolutionnaire de la so­ciété brésilienne. L’auteure accorde une attention toute particulière aux acteurs de cette révolu­tion atypique en marche.

Le Brésil est un continent en soi, où les grandes propriétés rura­les (haciendas) dépassent le million d’hectares, la majeure partie d’entre elles possédant une superficie de plus de 30 000 ki­lomè­tres carrés, soit la superficie d’un pays comme la Belgique. Je précise ce détail afin que le lecteur comprenne bien que le terme « latifundiste », ou grand propriétaire terrien, demeure in­suffisant pour bien sentir la tragédie que recèle cette réalité : la faim séculaire des paysans pour la terre qu’ils ne possèdent pas. « La seule solution qui s’offrait aux paysans sans-terre – écrit Marta – était de chercher des formes d’action qui leur permet­traient de prendre possession des terres là où ils étaient, surtout au regard du fait qu’il y a une nombre incalculable de terres lais­sées en friche dans toutes les régions du pays […]. Pour des di­zaines de milliers de paysans, l’occupation devient donc le principal instrument de pression et la première école de cons­cienti­sation politique et de socialisation. En cette matière, le MST a acquis un très grand savoir-faire ». Ainsi le MST, 17 ans après sa fondation, a permis l’accès à la terre à quelque 350 000 famil­les paysannes, pendant que 100 000 autres familles, réparties dans environ 500 campements, « attendent que leur jour arrive ».

L’auteure du livre Les concepts élémentaires du matérialisme his­torique [2] n’aurait pu écrire ce livre sans une connaissance approfondie des hommes et des femmes qui ont rendu possible l’épopée du MST. La conquête de la terre n’aurait abouti à rien si les paysans n’avaient pas lutté, tout au long de ces années, pour réunir les conditions leur permettant de la travailler. En effet, ils manquaient de tout : machines agricoles, bétail, crédit, connais­sances techniques, canaux de commercialisation. Sans compter qu’à ces obstacles s’en ajoutèrent d’autres. Ces messieurs lati­fundistes, probablement l’oligarchie agraire la plus réactionnaire d’Amérique latine, sentant leur pouvoir séculaire menacé, répon­dirent au MST par une guerre en bonne et due forme, ayant fré­quemment recours à des méthodes criminelles, sous le regard complice des institutions d’Etat. Marta nous raconte comment les sans-terre, organisés avec la discipline d’une armée, mais sans armes, ont résisté à tout : persécutions, expulsions des terres occupées, agressions répétées de la police et de tueurs à gages, pri­son, torture, assauts et incendies des bureaux syndicaux, sans compter les accusations inventées et les procès fantoches repo­sant sur des preuves forgées de toutes pièces.

C’est dans un tel contexte de haine et de terreur que le MST a grandi jusqu’à devenir, en moins de vingt ans, la « principale ré­férence nationale de lutte contre le néolibéralisme, cherchant en permanence la coordination de plusieurs secteurs de la popula­tion exclus du système : les sans-terre, les sans-logis, les sans-emploi ».

Si Marta Harnecker s’était placée dans la position d’une cher­cheuse académique, elle n’aurait jamais réussi à écrire un tel li­vre. Ce ne sont pas des pages qui défilent devant les yeux du lecteur, mais un film qui permet à celui-ci de ressentir toute la dimension et la puissance du défi auquel sont confrontés les sans-terre, la souffrance vécue par les pionniers du mouvement et la ténacité de la génération qui a fait sien ce projet, assurant ainsi sa pérennité. L’angle d’approche de l’auteure n’est pas celui du chercheur reclus. De toute façon, la seule étude de la documenta­tion sur le Mouvement et un travail même systématique dans les centres d’archives et bibliothè­ques ne pourraient pas se substituer au contact direct et intime avec les protagonistes de cette épopée. Marta Harnecker est allée sur le champ de bataille. Elle a visité les campements. Ses pieds se sont enfoncés dans la boue et dans la poussière des établissements du MST, dans les « agro-villages ». Elle a partagé le quotidien des dirigeants paysans du Rio Grande do Sul, de Santa Catarina, de Paraná, de São Paulo, du Mato Grosso, de Bahia et de Pernambuco. Elle a ac­quis leur confiance, écouté avec respect leurs histoires, vérita­bles chapitres de l’histoire plus grande, plus dramatique et ma­gnifique des paysans sans-terre du Brésil.

Cette expérience réelle ainsi que la réflexion que les longs tours de vigile lui ont permis, la sueur partagée avec des gens de cultures et de mœurs différentes d’une région à une autre, ont aidé Marta à franchir le mur de l’incompréhension qui, trop souvent, fait de la « mystique » un vé­ritable mystère.

Qu’est-ce que signifie, en fin de compte, cette fameuse mystique tant et tant commentée ? Plu­sieurs qui la comparent à une sorte de religiosité païenne aux allures panthéistes. Marta l’explique plutôt comme une expression de la force morale et de la foi en la victoire des sans-terre, de la confiance que les paysans du Mouvement accordent à la capacité solidaire de l’homme. C’est elle, en bonne partie, qui leur permet, même sans grande formation idéologico-scientifique, de pressentir que le socialisme demeure l’unique solution face à l’ordre social et économique néo­libéral qui les opprime. Le MST entretient cet aspect spirituel dans tou­tes ses activités collectives. « Le chant, le théâtre, la poésie, les images jouent un rôle central dans la vie du Mouvement, en plus des symboles propres au MST : sa bannière, son hymne ». C’est ça, sa mystique. Nous som­mes donc placés devant une attitude existentielle qui « contextualise », par exemple, le code des dix commandements éthiques exprimant l’engagement du MST vis-à-vis de la terre et de la vie.

Une dirigeante du Mouvement, Irma Bruneto, nous explique ainsi comment la force de cette solidarité a permis des victoires éco­nomiques et sociales qui semblaient hors d’atteinte, par exemple de pouvoir dépasser dans certaines communautés du MST le rendement par hectare ob­tenu par d’autres propriétés, celles-là capitalistes, mises en culture et qui exigent de nos jours une technologie fort complexe. Cette dernière exprime l’opinion sui­vante, non sans refléter l’orgueil pour le travail accompli : « Le MST s’est transformé en une sorte d’Etat. Nous faisons ce que l’Etat devrait faire et beaucoup plus encore ». Je ne crois pas qu’Irma exagère. Son commen­taire traduit bien la vocation transformatrice de tendance révolutionnaire du Mouvement.

Marta Harnecker a le grand mérite de réussir à transmettre ce qui de prime abord était très difficile : le cadre émotionnel de la grande bataille livrée par les paysans du MST et qui leur per­met de faire pas à pas l’Histoire. Sur ce long parcours, les principales réussites ont été acquises grâce à l’imagination, à la fermeté, à l’étude et à la discipline qui ont aussi permis le dépassement des erreurs et leur propre transformation en sources d’enseignements et de créativité. Les faibles­ses du MST sont nombreuses. Entre le rêve et la réalité, il y a toujours un abysse. Les témoigna­ges re­cueillis par Marta ne cherchent pas à cacher ces difficultés. Bien au contraire, elle les ex­pose telles qu’elles sont. Et ce qu’il faut comprendre ici, c’est que la capacité du MST à confronter les problèmes renforce l’espoir.

Afin de donner plus de force et d’évidence au combat quotidien du MST, qui semble parfois sortir tout droit d’un conte mi-réaliste et mi-magique, comme la symbiose existant entre l’école, le campement et l’installation d’une communauté (révélant ainsi une véritable révolution éduca­tionnelle), Marta a décidé de rom­pre, dans certains chapitres, non pas avec son style, mais avec une certaine technique littéraire qui lui est propre. La scientifique sociale, cherchant à exprimer le monde intérieur des personnages qui composent cette épopée moderne, a senti le besoin de briser le processus de communication d’écrivaine. Elle a changé la forme, modifié le langage. Sur plu­sieurs pages, les mots devien­nent un instrument et un canal pour l’expression des émotions et des sentiments que la sèche narration de l’essai ne permettrait pas.

Il s’agit d’un livre beau et touchant. Les protagonistes de cette extraordinaire mais cruelle aventure humaine, que le MST entraîne vers l’avant, ne laisseront pas le lecteur indifférent. Le parcours du Mouvement, la vie, le rêve se fondent harmonieusement dans une odyssée. Le dis­cours s’humanise. à certains endroits, il acquiert un rythme, une musicalité et un mystère qui le rappro­che plus du poème en prose.

Marta Harnecker nous livre ici un livre très important sur un mouvement social qui va laisser des marques profondes dans l’histoire millénaire de la lutte de l’homme pour la terre.

14 mars 2002

Sommaire

[1]  écrivain et journaliste portugais. Il a été député aux Assemblées parlemen­taires du Conseil européen et de l’Union européenne. Auparavant, il a été éditorialiste en chef du journal brésilien O Estado de São Paolo, entre 1957 et 1979.

[2]  Editions Contradictions, Bruxelles, 1992, pour l’édition française. Publié par Siglo XXI, Los conceptos elementales del Materialismo Histórico en est à sa 62e édition et a été vendu à plus d’un million d’exemplaires dans le monde hispa­nophone. Outre en français, il a aussi été traduit en anglais, en portugais et en grec.