Séminaire International « Staline Aujourd'hui »
Vijay Singh, Université d'état de Moscou, 5-6/11/1994
Introduction
Nous venons d'assister à la désintégration finale de
l'Union soviétique. Staline a-t-il quelque chose à nous dire à propos de cet événement
? Nous allons défendre l'idée que sa dernière oeuvre importante, Problèmes économiques du socialisme en URSS,
est un point de départ central pour examiner les «réformes de marché» qui ont
été introduites en Union soviétique après 1953, et pour tirer des conclusions
quant à leur caractère économique et politique.
Quel était le contexte des discussions économiques ?
Le PCUS(b) considérait que les fondements d'un état
socialiste avaient été établis en gros dès 1935. Le XVIIIe Congrès du Parti
pensait que la transition vers une société communiste était la voie vers la
poursuite du développement du pays. Un comité fut constitué pour dessiner le
nouveau programme du Parti et, en 1941, le Comité d'état au Plan fut prié de
formuler un programme de développement économique de quinze ans, dont le rôle
serait de jeter les bases de la société communiste.
Ce projet fut perturbé par l'invasion nazie, mais fut
repris dans l'immédiat après-guerre. En 1947, Malenkov nota, lors de
Staline était d'accord
avec la perspective de ce programme, comme l'indique clairement sa réponse à la
question d'un correspondant britannique qui lui demandait s'il croyait possible
de construire «le communisme dans un seul pays». Staline répondit que c'était
«parfaitement possible, surtout dans un pays comme l'Union soviétique».3
Le socialisme : une lutte incessante pour l'abolition de
classes
La critique de Staline dans Problèmes économiques de
l'économiste du Gosplan, L.D. Yaroshenko, montre que des survivances prononcées
des vues de Bogdanov persistaient dans la période d' après-guerre. Yaroshenko ne
représentait pas un point de vue isolé. Yudin suggérait qu'il y avait un
véritable courant parmi les travailleurs scientifiques,
De telles vues étaient
clairement éloignées des propositions du matérialisme dialectique, du
matérialisme historique et de l'économie politique marxiste. Bogdanov a exercé
une influence extraordinaire sur la gauche russe, y compris sur Lunacharsky,
Gorky et Boukharine, dont les écrits sont saturés de ses positions sur les
questions d'économie politique, de matérialisme historique, ainsi que sur les
questions de science et de technologie.
Staline a fait remarquer que Yaroshenko sous-estimait
l'importance des rapports de production, qu'il surestimait le rôle des forces
productives dans le développement progressif de la société et que, de ce fait,
il réduisait les rapports de production à une simple composante des forces de
production. Yaroshenko abolissait virtuellement l'économie politique du
socialisme en ignorant des questions centrales telles que l'existence prolongée
de diverses formes de propriété, de circulation des biens et des catégories de
valeur en général et cherchait à transformer la science de l'économie politique
en une organisation rationnelle sans classes des forces productives qui
rappelait beaucoup Bogdanov. En opposition à cet économisme marqué, Staline
réitéra que des contradictions persistaient en URSS entre les rapports de
production et les forces de production. Si les instances dirigeantes
appliquaient des lignes de conduite incorrectes, des conflits éclateraient inévitablement
et, dans de telles conditions, les rapports de production ne pourraient que
retarder le développement des forces de production.
Les vues de Yaroshenko rappellent les tentatives de
Boukharine de fermer les yeux sur l'éruption de conflits de classes dans les
campagnes et son désir de bloquer les rapports de production capitalistes
existant alors dans l'agriculture, pour tourner son attention vers la
«révolution technique». Boukharine déclara ouvertement dans les années 30 que
«la révolution du prolétariat dans notre pays entre dans une phase nouvelle qui
lui est propre: la phase de la révolution technique».5
De telles vues prévalurent aussi dans les années arides qui
suivirent 1953. Le socialisme ne signifiait plus, comme pour Lénine et Staline,
l'abolition des classes et la progression vers le communisme, mais le maintien
des fermes collectives comme forme de propriété, le développement de l'idéologie
d'une «avancée scientifico-technique» sans classes et l'introduction
généralisée des relations marchandises-argent. Les vues de Yaroshenko étaient
entièrement compatibles avec l'établissement des relations de marché après
1953. La direction soviétique ne se préoccupa nullement du maintien ou du
développement des rapports socialistes de production et s'avéra incapable de
maintenir le haut niveau permanent de développement des forces productives qui
avait caractérisé l'époque de Staline.
L'expérience des politiques économiques suivies après
1953 démontre le bien-fondé de l'idée selon laquelle l'application de lignes de
conduite incorrectes conduirait à une situation où les rapports de production
freineraient les forces de production. Yaroshenko semble ne pas avoir ignoré
les implications de ses vues. écrivant en 1992, il ne se soucia nullement des
conséquences de la destruction de l'URSS pour l'économie politique marxiste. Il
continua à souligner la primauté de la connaissance des lois du développement des
forces de production par-dessus toute question sociale et réitéra son opinion
de 1951 selon laquelle le thème central de la discussion sur le Textbook of Political Economy de cette
année-là aurait dû être de poser la question du fonctionnement rationnel,
organisationnel de l'économie socialiste. Ce qui était nouveau, c'est qu'à
propos des rapports de production sous le socialisme, il soutenait que
l'organisation scientifique de l'économie présupposait la perfection des
rapports de production socialistes, qu'en jargon contemporain, il qualifia de
«rapports socio-organisationnels» et de «mécanisme économique».6
Par cette logique, Yaroshenko se faisait clairement l'avocat de
l'économie politique de la période de la perestroïka.
La question de la persistance de contradictions
sociales entre les rapports de production et les forces de production avait des
ramifications plus étendues. Dans L'idéologie
allemande, Marx soutenait que les contradictions entre les relations
de production et les forces de production étaient à la racine des affrontements
de classes. La critique exprimée à l'égard de Yaroshenko par Staline établit
clairement que, dans sa dernière contribution théorique, il reconnaissait
toujours que des contradictions et une lutte de classes continuaient à exister
dans une société socialiste. Comme on l'a vu, la critique de Yaroshenko
affirmait clairement que si l'on appliquait des lignes de conduite correctes,
des conflits surgiraient, qui freineraient les forces de production. En même
temps, Staline considérait que, dans les conditions du socialisme, ces
questions n'allaient normalement pas jusqu'à déboucher sur des conflits
puisqu'il était possible à la société de procéder par étapes pour faire
coïncider les rapports de production, qui étaient restés à la trame, avec le
caractère des forces de production la société socialiste ne contenant pas de
classes vieillissantes qui auraient pu organiser
La discussion sur la persistance de contradictions
sociales dans la société soviétique eut des implications évidentes sur la
philosophie soviétique. Yudin souligna que beaucoup de philosophes, y compris
lui-même, en soutenant qu'il y avait concordance complète entre les rapports de
production et les forces de production dans la société soviétique, avaient nié
l'existence de contradictions entre les deux. En 1951, le philosophe Glezerman,
dans sa brochure Concordance parfaite entre les rapports de production et les
forces de production dans une société socialiste en était arrivé
imperturbablement à cette conclusion et ne s'était même pas soucié d'analyser
les relations économiques, les forces de production et les rapports de
production de la société soviétique. Yudin concluait que nier l'existence de
toute contradiction avait conduit la philosophie soviétique à la construction
de schémas métaphysiques sans vie.7
En mai 1921, Lénine avait
mis l'accent sur le fait que le produit des usines socialistes «n'était pas une
denrée au sens politico-économique» et qu'il était déjà «une denrée cessant
d'être une denrée».8
Cependant, dans Problèmes
économiques, l'économiste soviétique A.I. Notkin a exprimé l'opinion
que les instruments de production fabriqués par le secteur social étaient en
réalité des marchandises. Staline rejeta cette façon de voir et précisa que les
instruments de production étaient alloués aux entreprises et non vendus, que
l'état restait propriétaire de ces instruments de production et que ceux-ci
étaient utilisés par l'administration des entreprises, agissant en qualité de
représentant de l'état en accord avec les plans de l'état. En 1948, une
tentative concertée fut faite par le président du Gosplan, N.A. Voznesensky,
qui s'est matérialisée par une réforme des prix de gros en janvier 1949,
réforme destinée à mettre fin au système des subventions de l'état dans
l'industrie lourde et le transport. Voznesensky s'efforça d'introduire un
principe de profit minimal de 3 à 5% sur le coût de production, dans les
secteurs de production comprenant l'industrie lourde et les transports
ferroviaires, de façon à poser les bases de la transformation des moyens de
production en marchandises.9
Cette tentative d'introduire le fonctionnement de la loi de la
valeur dans les moyens de production de base fut rapidement étouffée.
Voznesensky fut démis de son poste à l'initiative de Staline, le 5 mars 1949.
Dans Problèmes
économiques, Staline affirme que la sphère de production de
marchandises en Union soviétique est limitée et bien définie : il n'y a plus de
bourgeoisie, mais seulement des producteurs socialistes associés dans l'état,
les coopératives et les fermes collectives. La production de marchandises était
limitée aux biens de consommation personnelle. Pour cette raison, Staline niait
que la production de marchandises en Union soviétique puisse donner naissance
aux catégories économiques de la production capitaliste de marchandises, telles
que «le travail considéré comme une marchandise, valeur excédentaire, capital,
produit capitaliste, taux moyen de profit».10
Ces notions prévalaient chez une partie des économistes
soviétiques, comme le montre bien la critique des erreurs anti-marxistes en
sciences sociales de Yudin. Merzenev et Mikolenko soutenaient l'opinion que le
travail était une marchandise en Union soviétique, exactement comme dans la
société capitaliste. A. Yakovlev prétendait que l'adjectif «capitaliste» était
applicable aux conditions soviétiques. L'économiste renommé Atlas déclarait
quant à lui que le taux de profit moyen était appliqué dans l'économie
soviétique.11
Transformation fondamentale de la politique économique après
la mort de Staline
Une transformation fondamentale de la politique
économique s'est produite entre la mort de Staline et le XXe Congrès du PCUS.
Les projets de plans destinés à jeter les fondations d'une société communiste
furent abandonnés au profit d'un programme de prospérité consumériste. La
proposition de Staline, approuvée par le XIXe Congrès du PCUS, d'introduire
graduellement un échange de produits entre la ville et la campagne pour
remplacer la circulation mercantile de biens fut annulée en mai 1953, et un
programme visant à étendre la circulation des marchandises fut adopté sous le
prétexte d'accroître ce qu'un slogan appela le «commerce soviétique». Le rôle
du Gosplan dans l'économie soviétique fut progressivement restreint par
l'expansion des droits économiques des ministères soviétiques de l'ensemble de
l'Union, en avril 1953, et par l'extension des pouvoirs des directeurs
d'entreprises et des ministères des Républiques de l'Union en 1955. Le système de
planification directrice centralisée hérité de la période stalinienne fut
supprimé en 1955 et remplacé par un nouveau système de «coordination planifiée»
par le Gosplan et les ministères de l'ensemble des républiques de l'Union.
Les deux années qui suivirent le XXe Congrès du PCUS
virent d'autres changements radicaux dans la manière de diriger l'économie
soviétique. Par la Résolution no. 555 du Conseil des Ministres de l'URSS datée
du 22 mai 1957, le système d'allocation des produits du secteur d'état fut
supprimé et une multitude d'organisations centralisées de vente furent créées
sous l'autorité du Gosplan, en vue de vendre les produits industriels fabriqués
par l'industrie soviétique. L'élimination de Molotov, de Kaganovitch et de
Sabourov de la tête du PCUS eut un impact immédiat sur la ligne de conduite
économique. La transformation des moyens de production en marchandises fut
officialisée par la Résolution no. 1150 du Conseil des Ministres de l'URSS, le
22 septembre 1957, prévoyant que les entreprises devraient désormais opérer sur
la base du profit.
La troisième édition du Traité d'économie politique paru en 1958 reflétait
fidèlement le nouveau système économique en minimisant le fait que les moyens
de production circulaient à l'intérieur de l'état comme des marchandises.12
Dans sa réponse aux
lettres de A.V. Sanina et V.G. Venzher, Staline s'était déclaré opposé à ce que
les stations de tracteurs, qui possédaient les instruments de base de la
production agricole, soient vendus aux fermes collectives, ce qui, entre autres
choses, aurait eu pour résultat d'inscrire dans la sphère de la production de
marchandises une quantité gigantesque d'instruments de production. Les
économistes Sanina et Venzher n'étaient pas isolés lorsqu'ils exprimèrent leur
opinion. Une année plus tôt, A. Paltsev, dans
Par la Résolution no. 663, en juillet 1957, le Gosplan
mit fin au système d'allocation de matériel agricole hérité de l'époque de
Staline et créa sous sa juridiction une organisation, la Glavavtotraktorsbita,
qui eut pour fonction de vendre au secteur agricole l'équipement mécanique dont
il avait besoin. En 1958, tout en se démarquant pour la forme de la proposition
antérieure de Venzher, Khrouchtchev démarra la politique de dissolution des
stations de tracteurs et celle de la vente des instruments de production
agricole aux fermes collectives. Le résultat fut, bien entendu, que les moyens
de production, dans l'agriculture comme dans l'industrie, se mirent à circuler
sous forme de marchandises.
Le publiciste soviétique Vinnichenko, qui était proche
de Venzher et de Khrouchtchev, répandit l'idée qu'une «méfiance» à l'égard de
la paysannerie était à la base de l'opposition de Staline à la propriété des
instruments de production par les fermes collectives. Ce n'était pas vrai.
Staline ne faisait que soutenir la même position marxiste qu'Engels, lequel,
dans une lettre à Bebel, en janvier 1886, avait déclaré sans équivoque que les
moyens de production de l'agriculture devaient être la propriété de la société
dans son ensemble, de façon à ce que les intérêts particuliers des fermiers des
coopératives ne puissent prévaloir sur les intérêts de l'ensemble de la
société.14
En outre, tant Engels que
Staline étaient d'avis que les paysans riches ne devaient pas être membres des
fermes collectives. On comprend que dans ces démocraties populaires où les
koulaks (et même certaines catégories des grands propriétaires terriens)
étaient membres des coopératives de production agricole et où les principaux
instruments de production étaient la propriété de ces coopératives, la critique
adressée par Staline à Sanina et Venzher ait reçu un accueil glacial.
La lutte pour une conception marxiste de la loi de la valeur
S'ajoutant aux écrits de Yudin, un article de Souslov,
publié dans les Izvestiya, le 25 décembre 1952, évoquait les implications des
idées de N.A. Voznesensky exprimées dans la brochure économie de guerre de l'URSS pendant la guerre patriotique,
parue en 1947. Le grief principal adressé à Voznesensky était qu'il avait
fétichisé la loi de la valeur, qui était présentée comme régulant la
distribution du travail dans les différents secteurs de l'économie soviétique.
Il est tout à fait évident que c'était le cas, puisque
nous trouvons dans cet ouvrage le passage suivant : «La loi de la valeur opère
non seulement dans la distribution des produits, mais aussi dans la
distribution du travail lui-même parmi les différents secteurs de l'économie
nationale de l'Union soviétique. Dans ce cadre, le plan d'état se sert de la
loi de la valeur pour assurer la répartition appropriée du travail social parmi
les divers secteurs de l'économie, et ce, au mieux des intérêts du socialisme».15
Qu'est-ce qui était
enjeu? En ce qui concerne la mise en application de la loi de la valeur dans la
société soviétique, beaucoup de choses en dépendaient, du point de vue
avantageux de la théorie économique marxiste. Marx et Engels considéraient que
la loi de la valeur n'entrait en jeu que dans les sociétés où la production de
marchandises était présente. La valeur entrait en jeu avec l'augmentation de la
production de marchandises et cessait d'opérer avec la fin du système des
marchandises.16
étant donné l'argument selon lequel la valeur réglementait
l'attribution du travail dans l'économie, la seule conclusion logique était
qu'un système de production généralisé de marchandises, c'est-à-dire le
capitalisme, prévalait en Union soviétique. Voznesensky, par conséquent,
soulevait des questions fondamentales sur la nature réelle de la société
socialiste.
Pour Marx et Engels, la loi de la valeur opérait dans
une société où existait la production de marchandises: «Le concept de valeur
est l'expression la plus générale et, par conséquent, la plus complète des
conditions économiques de la production de marchandises».17
Une société de production de marchandises est composée de
producteurs privés dont les marchandises sont «produites et échangées les unes
contre les autres par ces producteurs privés, pour leur propre compte».18
Logiquement, dans une société où la production de marchandises
s'est terminée par «la saisie des moyens de production par la société, la
production de marchandises est abolie en même temps que la maîtrise du
producteur sur le produit. L'anarchie dans la production sociale est remplacée
par une organisation systématique et bien précise».19
La loi de la valeur devient alors superflue. C'est également
ce qu'implique l'argument avancé par Marx dans sa Lettre à Kugelmann de juillet
1868, où il prétendait : «Que cette nécessité de distribuer le travail social
dans des proportions définies ne puisse être supprimée par la forme
particulière de production sociale, mais qu'elle puisse seulement changer de
forme, est une évidence. On ne peut abolir aucune loi naturelle. Ce qu'on peut
changer, en modifiant les circonstances historiques, c'est la forme selon
laquelle ces lois opèrent. Et la forme selon laquelle s'opère cette division
proportionnelle du travail dans une société où l'interconnexion du travail
social se manifeste dans l'échange privé
de produits privés du travail, est précisément la valeur d'échange des produits».20
Car, dans une société où
l'interconnexion du travail social se produit en l'absence d'un système
marchand, c'est-à-dire sans producteurs privés, l'attribution du travail social
se produirait sans qu'intervienne la notion de valeur. C'est ce que confirme
Engels quand il dit: «Il est vrai que, même alors (sous le socialisme) il sera
toujours nécessaire que la société sache quelle quantité de travail il faudra
pour produire chaque article de consommation. Elle devra arranger son plan de
production en accord avec ses moyens de production, qui comprennent, en
particulier, sa force de travail. Les effets utiles des différents articles de
consommation, comparés les uns aux autres et avec deux quantités de travail
nécessaires à leur production, finiront par déterminer le plan. Les gens seront
capables de tout gérer très simplement, sans l'intervention de la valeur tant
vantée».21
Ceci est encore corroboré
par Marx dans son dernier texte important sur l'économie politique, Commentaires sur le Manuel d'économie politique
d'Adolphe Wagner, en 1879-1880, texte dans lequel il rejetait
l'idée, que lui avait attribuée Wagner, selon laquelle la valeur opérerait dans
une société socialiste. Marx a critiqué la prémisse de Wagner selon laquelle
dans «l'état social marxiste, sa théorie (de Marx) de la valeur développée pour
la société bourgeoise déterminerait la valeur».22
Marx et Engels ont
clairement exclu l'application de la loi de la valeur dans une société
socialiste. Cependant, ils ont admis que dans une société socialiste de
transition, la valeur serait conservée là où la petite paysannerie continuerait
à exister en tant que classe. Engels a parlé d'une telle condition en 1884 dans
son article sur la Question paysanne en France et en Allemagne : «Quand nous
serons en possession du pouvoir sur l'état, nous ne penserons même pas à
exproprier par la force les petits paysans (que ce soit avec ou sans
compensation), comme nous devrons le faire pour les grands propriétaires
terriens. Notre toute première tâche, en ce qui concerne le petit paysan,
consistera à effectuer la transition de son entreprise privée et de sa
propriété privée vers des entreprises et des propriétés coopératives, pas de
façon coercitive, mais à titre d'exemple et par l'offre d'une assistance
sociale dans ce but».
En URSS, même après la collectivisation et
l'instauration de la propriété de groupe, la production privée a continué
d'exister sous une forme restreinte. Le Gosplan a pu supprimer l'effet de la
loi de la valeur dans le domaine de l'industrie d'état, des fermes étatisées et
des stations de tracteurs en réglementant la distribution du travail selon un
plan bien défini. Mais cela n'était pas possible en ce qui concerne les fermes
collectives. Bien sûr, la terre ensemencée, les récoltes, le développement du
travail des tracteurs, le nombre des têtes de bétail appartenant à l'état, la
production agricole dans son ensemble, le volume des paiements obligatoires et
les paiements en espèces aux stations de tracteurs furent soumis au cadre de la
planification centrale. Mais l'état ne put planifier l'utilisation de la
production de marchandises en surplus ni l'utilisation de la force de travail à
certaines époques définies et pour certaines tâches définies.23
Voznesensky n'a pas
maintenu la position marxiste. Il a soutenu que la loi de la valeur
s'appliquait à la distribution du travail dans les divers domaines de
l'économie soviétique, c'est-à-dire dans les secteurs industriels aussi bien
que dans les secteurs agricoles. En propageant cette façon de voir, Voznesensky
se situait en marge du consensus général des économistes soviétiques. Un
article éditorial de 1943 intitulé Quelques problèmes rencontrés dans
l'enseignement de l'économie politique, avait défendu l'idée que «l'assignation
de fonds et de force de travail à des secteurs individuels de la production
s'effectue de façon planifiée, en harmonie avec les tâches fondamentales de la construction
du socialisme».24
De même, l'année suivante, le doyen de l'économie politique
soviétique, K.V. Ostrovityanov, prétendit que dans une économie socialiste, «la
distribution du travail et des moyens de production aux différents secteurs de
l'économie nationale s'effectue, non pas sur base d'un mouvement imprévisible
des prix et de la poursuite du profit, mais sur base d'une direction planifiée
se servant de la loi de la valeur».25
La valeur «ne dirige pas la distribution du travail social»
dans ce cas, mais joue «le rôle d'instrument auxiliaire de la distribution
planifiée du travail et des moyens de production parmi les secteurs de
l'économie soviétique».
La valeur ne commandait pas le développement de la
production des moyens de production: si on ne la limitait pas, on ne pouvait
trouver les fonds nécessaires à attribuer à ce secteur. Pourtant, Voznesensky,
dans sa discussion sur la fixation des proportions appropriées entre la
production des moyens de production et celle des biens de consommation aux fins
de reproduction sur une échelle de plus en plus grande, s'exprime de façon à
éviter soigneusement d'indiquer la primauté de la production des moyens de
production (Département 1) par rapport à la production des biens de
consommation (Département 2) qui était nécessaire pour assurer l'expansion
continue de l'économie nationale. Il relègue la question dans la partie de son
travail relative à l'économie d' après-guerre: «Si nous divisons la production
socialiste en URSS en Département 1, production des moyens de production, et
Département 2, production des articles de consommation, la valeur des moyens de
production mis de côté par l'état soviétique pour les entreprises du
Département 2 doit, de toute évidence, dans une mesure définie par
planification, correspondre à la valeur des biens de consommation mis de côté
pour les entreprises du Département 1. En effet, si les entreprises du
Département 1 devaient être privées d'articles de consommation et les
entreprises du Département 2 des moyens de production, la reproduction
socialiste sur une vaste échelle serait impossible, dans la mesure où les
travailleurs des entreprises produisant des moyens de production seraient
privés d'articles de consommation, alors que les entreprises produisant des
articles de consommation seraient privées de moyens de production, c'est-à-dire
de combustible, de matières premières et d'équipement».26
En revanche,
Ostrovityanov avait reconnu que la valeur ne fonctionnait qu'à un niveau
auxiliaire dans la planification de la distribution des moyens de production.27
Plus catégoriquement, l'auteur de l'éditorial de 1943
soutenait, en prenant l'exemple de l'usine Kirov, à Makeyevka, et les complexes
de Magnitogorsk et de Kuznetsk, que la valeur ne régissait pas le développement
de l'industrie métallurgique soviétique, qui fonctionnait depuis de nombreuses
années grâce à des budgets d'état, sans rapporter le moindre profit.28
La critique du petit
livre de Voznesensky par Souslov mit dans le mille. Mais Voznesensky n'était
pas qu'un théoricien car, en sa qualité de président du Gosplan, sous le
Conseil des Ministres de l'Union soviétique, il était en mesure de faire
appliquer une politique d'extension de la sphère opérationnelle des relations
argent-marchandises en Union soviétique en 1948-
L'article de Souslov, de 1952, soulevait une autre
question relative à
La notion subjectiviste
de «transformation» des catégories de valeur sous le socialisme a imprégné
l'économie politique soviétique. Voznesensky a donné une illustration de cette
tendance lorsqu'il a prétendu que «la marchandise, dans la société capitaliste,
est affranchie du conflit entre sa valeur et sa valeur d'usage si
caractéristique de la marchandise dans la société capitaliste, où elle provient
de la propriété privée des moyens de production».31
était-il possible que, sous le socialisme, la marchandise
puisse être affranchie du conflit entre valeur d'usage et valeur d'échange ? En
URSS, la valeur a persisté à cause de l'existence de deux types de propriété.
Si la propriété de groupe, principalement représentée par les fermes
collectives, était élevée au statut de propriété d'état, alors la base
opératoire des reliquats de valeur cesserait d'exister. Mais c'est la
marchandise en soi que Marx considérait comme la «cellule» primitive ou
«embryon» du capitalisme. Elle ne pouvait être ni «changée» ni «transformée»,
seule sa portée pouvait être limitée et restreinte.
L'interprétation que faisait Staline de cette question
correspondait à la position marxiste d'Engels, qui écrivait ceci à Kautsky en
septembre 1884, alors que celui-ci rédigeait le brouillon d'un article sur les
théories économiques du professeur et économiste socialiste allemand Rodbertus
: «Vous faites la même chose (que Rodbertus) avec
Pour Engels, une valeur
«modifiée» représentait l'introduction en fraude des effets de la loi de la
valeur, ce qui était intolérable dans une société socialiste. Dans les écrits
de Kautsky, cela ne représentait qu'un faux pas isolé, mais Staline a été
confronté à une situation où virtuellement la totalité des économistes de
l'URSS ont avalisé cette erreur.
La notion de valeur «transformée» semble avoir surgi
comme l'expression d'un besoin double. Premièrement, il fallait critiquer
l'idée selon laquelle la valeur pouvait être arbitrairement abolie en Union soviétique,
quand l'existence des fermes collectives rendait nécessaire le maintien des
relations argent-marchandises. Deuxièmement, il fallait articuler la réalité, à
savoir que dans les conditions générées par une économie socialiste planifiée,
l'opération de la valeur ne jouait qu'un rôle auxiliaire subordonné et
restreint. Cependant, la conception de valeur «modifiée» présentait, au sens
marxiste, un net contenu idéologique. C'est la raison pour laquelle Staline a
considéré que la formule, quoique longtemps d'usage courant en Union
soviétique, devait être abandonnée par souci d'exactitude. La notion de valeur
«transformée» donnait naissance à un problème similaire en continuant à
véhiculer l'idée selon laquelle la valeur pouvait être créée ou abolie de façon
arbitraire et parce qu'elle pouvait devenir un levier théorique servant à
justifier l'extension, plutôt que la contraction, de la sphère d'influence des
relations argent-marchandises, comme cela s'était indubitablement produit avec
Voznesensky.
Avec l'expansion rapide des relations
argent-marchandises au sein de l'économie soviétique après 1953, il était
peut-être - inévitable que la marchandise «transformée» opère un retour. Le Manuel d'économie politique de 1954
prétendait que l'économie socialiste ne connaissait pas la contradiction entre
travail privé et travail social.34
Une telle argutie posait de nombreux problèmes. Elle suggérait
que, dans une société encore contrainte à pratiquer la production de
marchandises d'une façon limitée, on pouvait dire que le travail social était
une réalité tangible et à part entière, en dépit du fait que la classe ouvrière
continuait à percevoir un salaire grâce auquel elle achetait des biens de
consommation. Elle tendait à impliquer, en outre, que la contradiction entre
travail concret et travail abstrait (qui, selon Marx, ne pouvait disparaître
que dans une société communiste) avait déjà été résolue. Il allait aussi
apparaître qu'il ne fallait pas abolir le travail privé en portant la force de
travail de la paysannerie des fermes collectives - qui n'était pas totalement
dans la sphère de la planification socialiste pendant des périodes définies à
des tâches définies et qui conservait les caractéristiques du travail privé
tant que la relation entre le travail et le produit s'exprimait totalement sous
forme de valeur -au niveau du travail social de la classe ouvrière à ce stade
historique, contrôlant la propriété du peuple tout entier.
L'édition 1951 du Manuel
d'économie politique ramenait l'économie politique soviétique aux
marchandises affranchies de toute contradiction de Voznesensky, et elle
rejetait la position de Staline dans Problèmes économiques, position selon
laquelle la contradiction entre les rapports de production et les forces de
production continuaient à jouer un rôle en Union soviétique.
Dans les années qui suivirent 1953, le PCUS ne se
considérait plus comme le parti de l'avant-garde ouvrière de la tradition
léniniste, mais comme le parti du peuple tout entier. L'état de la dictature du
prolétariat qui, selon Marx, devait perdurer jusqu'à l'avènement du communisme,
fut remplacé par l'état de tout le peuple. Avant les réformes de 1953-58 en
faveur d'une économie de marché, il était possible de prétendre, comme l'avait
fait Staline, que la production de marchandises, en Union soviétique, était
d'un type spécial : «La production de biens sans les capitalistes, qui concerne
principalement les marchandises produites par des producteurs socialistes
associés (l'état, les fermes collectives, les coopératives), dont la sphère
d'opération se limite aux articles de consommation personnelle, ce qui ne peut
évidemment pas se développer dans une production capitaliste, avec son
'économie basée sur l'argent', est destinée à servir le développement et
l'affermissement de la production socialiste».35
Mais après les réformes
de 1953-58 vers une économie de marché, quand les moyens de production ont
commencé à circuler comme des marchandises, la situation a changé
qualitativement. Les formes de production de marchandises qui existaient sous
le socialisme étaient, comme Staline l'a fait remarquer, d'une nature spéciale.
après les réformes, les restrictions imposées à la production de marchandises
ont été levées et les formes de marchandises ont commencé à constituer des
relations économiques d'un autre type. Marx, dans Le Capital, a établi que la marchandise, cellule de base du
capitalisme, contenait en elle-même l'embryon à la fois du travail rétribué et
du capital. La logique d'une production de marchandises en expansion rapide
signifiait que les catégories économiques telles que la force de travail, la
valeur excédentaire, le profit capitaliste et le taux de profit moyen, ne
tarderaient pas à faire leur réapparition. C'est dans ce contexte que le
programme pour l'établissement de la société communiste proposé par Khrouchtchev
en 1961 doit être évalué. Au lieu de réduire la sphère de la production des
marchandises et de leur circulation dans la marche en avant vers le communisme,
le PCUS a envisagé de l'étendre. Son programme abandonnait la tâche d'abolition
des classes sous le socialisme et ne se souciait plus de restructurer les
rapports de production dans la société soviétique. Le but fixé par Staline de
faire passer la propriété de groupe des fermes collectives au statut de
propriété publique fut abandonné. En lieu et place, une notion de fusion future
de la propriété d'état fut adoptée sous Khrouchtchev.
Notes : 1 - Malenkov,
G.M., «Les activités du CC du PCUS(b)» dans Pour une paix durable, Pour une
démocratie du peuple, Bombay, 1948, p. 79. ● 2 -
Voznesensky, N.A., «Plan quinquennal pour la réorganisation et le développement
de l'économie nationale de l'URSS 1946-1950», Soviet News, London, 1946, p. 10.
● 3 - Staline,
J., «Les relations internationales de l' après-guerre», Soviet News, London,
1947, p. 13. ● 4 -
Filosofskaya Entsiklopediya, Vol. 1, Moscou, 1960, p. 177. ● 5 -
Boukharine, N.I., Metodologiya i Planirovanie Nauki i Tekhniki, lzbrannie
Trudy, Moscou, 1989, p. 135. ● 6 -
Yaroshenko, L.D., Svidetel'stva Vremeni, Igor Troyanovskii (Ed), Staline, J.,
Ekonomicheskie Problemy Sotsializma v SSSR, Peredelkino, 1992, p. 100-104. ● 7 - Yudin,
R.E., Trud I.V. Stalina «Ekonomicheskie Problemy Sotsializma v SSSR» - Osnova
Dalneishego Razvitiya Obshestvennikh Nauk, Moscou, 1953, p. 23-24. ● 8 - Lénine,
V.I., Polnoe Sobranie Sochinenya, Vol.43, 5e éd., Moscou, 1963, p. 276. ● 9 - Trifonov,
D.K., et al., Istoriya Politicheskoi Economii Sotsializma, Ocherki, Léningrad,
1972, p. 201. ● 10 - Staline,
J., Problèmes économiques du socialisme en URSS, Moscou, 1952, p. 21. ● 11 - Yudin,
Op.cit., p. 23. ● 12 -
Ostrovityanov, K.V., et al., Politicheskaya Ekonomiya, Uchebnik, 3e éd.,
Moscou, 1958, p. 505. ● 13 - Yudin,
Op.cit., p. 31-32. ● 14 - Engels,
F, «Lettre adressée à Bebel à Berlin», 20-23 janvier 1889, dans Marx, K. et
Engels, F., Sobranie Sochneniya, Vol. 36, Moscou, 1964, p. 361. ● 15 -
Voznesensky, N., économie de guerre en URSS lors de la période de la guerre
patriotique, Moscou, 1948, p. 118. ● 16 - Engels,
F., «Lettre adressée à Karl Kautsky à Zürich», dans Marx, K., Sur la valeur,
Belfast, 1971, p. 5. ● 17 - Engels,
F., l'Anti-Dühring, Moscou, 1978, p. 376. ● 18 - Ibid., p.
240. ● 19 - Ibid., p.
343. ● 20 - Marx, K.,
Lettres au Dr Kugelmann, Londres, s.d., p. 73-74. ● 21 - Engels,
F., Ibid., p. 375. ● 22 - Marx, K.,
Sur la valeur, p. 28. ● 23 - Smolin,
N., O zachatkakh produkto-obmena, Voprosi Ekonomiki, no. 1, 1953, p. 33-45. ● 24 - Pod
Znamenem Marksizma, no. 7-8, 1943. ● 25 -
Ostrovityanov, K.V., Ob osnovnikh zakonomernostyakh razvitiya
sotsialisticheskogo khozaistva, Bol'shevik, no. 23-24, 1944, p. 50-59. ● 26 -
Voznesensky, N., Loc.cit. ● 27 -
Ostrovityanov, K.V., Op.cit. ● 28 - Pod
Znamenem Marksizma, Op.cit. ● 29 - Izvestiya
Ts.K KPSS, no. 2, 1989. ● 30 - Staline,
J., Op.cit., p. 97. ● 31 -
Voznesensky, N., économie de guerre, p. 97. ● 32 - Engels,
F., l'Anti-Dühring, p. 252-62. ● 33 - Engels,
F., «Lettre adressée à Karl Kautsky à Zürich» dans Marx, K., Sur la valeur, p.
5-6. ● 34 -
Ostrovityanov, K.V., et al., Politicheskaya Ekonomiya, Uchebnik, Prem. éd.,
Moscou, 1954, p. 442. ● 35 - Staline,
J., Op.cit., p. 20-21.
Tiré du livre du livre "L'effondrement de L'union soviétique : causes et
leçons" pour donner un nouvel essor révolutionnaire au
mouvement communiste international, aux éditions EPO.