INTERVIEW DE MAURICE LEMOINE
par
Thierry Deronne
“Chavez Presidente”
vient de sortir aux éditions Flammarion.
Biographie folle et très documentée d’une République qui naît à toute
vitesse sur fond d’ouate grise sur velours violet, avec ses gros nuages
boursouflés qui déferlent à la vitesse d’un requin. Un livre qui laisse
de la sueur et des couleurs sur les doigts. Car il est difficile en entrant
dans ce roman-document de plus de huit cents pages, de ne pas se mêler à la
sueur populaire, tour à tour oppressante et libératrice. Difficile de ne pas
être emporté par l’incroyable mélange de hasard, de suspense, de
repentirs et de rendez-vous parfois remis avec l’Histoire. Questions à
l’auteur, Maurice Lemoine, journaliste, rédacteur en chef adjoint du
Monde diplomatique [1] par
Thierry Deronne, vice-président de la télévision publique vénézuélienne
Vive [2].
T. D. - Comment réussis-tu à te faufiler
parmi ces réunions de généraux ventrus formés à l’Ecole des Amériques qui
décident du modus operandi du prochain coup d’Etat contre le président
Chavez ? Et comment te retrouves-tu un jour d’avril 2002 en plein
coup d’Etat à Caracas, quand les télés cherchent à faire croire au monde
entier que Chavez “fait tirer sur son peuple” ?
Maurice Lemoine - Ce livre, présenté par l’éditeur comme un
"roman", et par l’auteur (moi) comme un "docu-roman",
ce qui fait qu' on ne sait plus de quoi il s’agit (hé !
hé !) n’en repose pas moins sur des faits concrets. En ce qui
concerne les généraux et amiraux, ventrus ou non, et bien que "toute
ressemblance avec la réalité soit le fruit d’un hasard pour lequel
l’auteur décline toute responsabilité", quelques semaines après le
golpe [3] du
11 avril 2002, une Commission de l’Assemblée nationale a entendu tous les
protagonistes du coup d’Etat, golpistes et contre-golpistes - président
Chavez compris. Ces auditions ont donné lieu à des centaines de pages - en
petit caractère - de dépositions - hou là là, mais ça prend trop de temps, ça,
diraient certains de mes confrères toujours un peu pressés -, ce qui fait
qu' un auteur en panne d’imagination pour inventer les mécanismes
d’un coup d’Etat moderne n’aurait qu' à y puiser pour
savoir ce qui s’est dit et ce qui s’est fait.
On pourrait rajouter que le dépouillement
de la presse de l’époque, plus ce qui s’est dit sur les plateaux
de télévision à ce moment - en particulier la nuit du 11 au 12 avril - permet
d’imaginer les situations les plus délirantes - un général putschiste
enregistrant un appel à la sédition dans l’appartement d’une vedette
des médias, par exemple ; faut vraiment être romancier pour inventer
ça ! Ou encore le journaliste d’une grande chaîne internationale
enregistrant un vice (ou un contre)-amiral parlant de morts alors qu' il
n’y a encore aucune victime dans les rues - là, franchement, mon imagination
a joué à plein ! -.
qu' on y rajoute les témoignages directs d’acteurs des événements,
voire les courriers des lecteurs des grands quotidiens - pour faire parler les
opposants ! - ...
Comment je me retrouve en plein Caracas, le jour du coup
d’Etat ? Parce que je suis journaliste et que je fais modestement
(mais sérieusement) mon boulot. En fait, je suis au Venezuela depuis déjà un
mois - oui, je sais, prendre cinq semaines pour faire un reportage, quand cinq
jours suffisent largement est un peu exagéré...- , ce qui m’a permis de
me faire une idée de la situation - à Caracas, dans les cercles bolivariens,
chez des membres des classes moyennes appartenant à l’opposition, sur la
frontière colombienne, en Amazonas, chez les Indiens, avec des paysans, etc. -.
Ensuite, le 11 avril, du boulot on ne peut plus classique. Toute la
matinée avec la manifestation de l’opposition - interviews et photos -. A
midi, à Chuao, lorsque tombe la consigne assassine : "A Miraflores [4]".
Taxéi jusqu' au Palais où je prends la température et déjeune - à la
cantine !-. A nouveau la rue et les premiers affrontements sur le Pont
Nueva Republica - photos-. Puis, la situation se calmant sur ce
"front", un suivi larmoyant - à cause des gaz lacrymo - des
affrontements extrêmement violents se déroulant près du métro el Silencio -
photos -. Ensuite, remontée par le Pont Nueva Republica, Miraflores,
l’avenue Urdaneta jusqu' au... Puente Llaguno. où se passe ce qui se
passe - photos -. Si j’insiste sur les photos, c’est pour une
raison. Il est facile pour un journaliste de presse écrite de "bidonner".
De dire "j’y étais" alors qu' on était devant une bière au
bar de l’hôtel. De prétendre "je l’ai vu", alors
qu' on était à dix kilomètres de là. Depuis mes débuts, je pratique donc
systématiquement le reportage photographique pour pouvoir authentifier ce que
je raconte. Et lorsque je témoigne "j’étais sur le Puente
Llaguno", je prouve que j’étais sur le Puente Llaguno. Ce qui me
permet d’affirmer et d’écrire en toute sérénité : Chavez
n’a pas fait tirer sur le peuple !
T. D. - Tu tentes de démêler l’énigme
Chavez, entre quête et origines. Par exemple comment il rechigne à réprimer,
étant jeune soldat. Ou comme la nuit de Turiamo où , condamné à mort par les
Etats-Unis, il cherche le contact avec son peuple. Apparaît alors ce petit
soldat anonyme qui ramasse la lettre de Chavez démentant sa démission et
réussit à la faxéèr à tout le pays depuis une boutique de billets de loterie,
avec l’aide de sa fiancée. Le métier d’écrivain est-il différent de
celui du journaliste ?
M. L. - Le métier d’écrivain n’est pas - de mon point
de vue, mais tout dépend aussi du type de roman, et "Chavez
Presidente !" constitue un exercice assez particulier - différent de
celui du journaliste. Il le complète. Il permet d’aller au-delà. De par
l’espace dont il dispose dans son média, le journaliste doit aller à
l’essentiel et synthétiser. D’une certaine manière, dire :
"voilà ce qu' il faut penser de telle ou telle question". Une
position de maître à penser. Le roman permet d’emmener le lecteur, de le
plonger dans la réalité, de lui faire vivre l’événement, éventuellement
de le passionner, en tout cas de le plonger au coeur de l’événement. Cela
ne signifie pas que le récit est plus "objectif" -
l’objectivité n’existant pas ; on ne peut parler que
d’honnêteté -, mais qu' il permet d’aller beaucoup plus
avant dans les vies et les logiques des protagonistes d’une situation. Et
surtout, de rendre davantage compte de la complexité de la vie en
réintroduisant un facteur essentiel, absent par définition des analyses
savantes, la dimension humaine : l’amour, la haine, l’amitié,
la trahison, les passions, le rire, la peur, les contradictions, la force et la
faiblesse inhérentes à tout être humain, du plus humble au plus puissant...
T.D. - “Chavez presidente”, c’est un roman qui baigne
dans la culture populaire, ouvert à tous. Tu as pas mal de ces héros populaires
et parfois, à
M.L. - qu' il y ait de l’amour dans ce que j’écris est
une réalité. De la haine, je ne crois pas. Mais une solide volonté
d’accompagner les luttes - ou en tout cas d’en rendre compte -
contre l’injustice et les inégalités. Ce qu' ont à dire les
Vénézuéliens, par-dessus les mers, c’est ce que nous ont dit les
Guatémaltèques sous Arbenz, les Dominicains sous Juan Bosch, les Chiliens sous
Salvador Allende, les sandinistes quand ils se sont libérés de Somoza,
c’est le message de José Marti, Che Guevara, Camilo Torres... Nous sommes
des êtres humains, nous avons le droit de vivre dignement. Nous avons le droit
de dire NON ! Nous avons le droit de choisir nos gouvernants. Eux-mêmes
ont le droit (et le devoir) de mettre en oeuvre la politique qu' ils nous
ont promis et dont nous avons besoin - même si sa mise en application, comme
toute oeuvre humaine, fut-elle utopique, n’a rien de parfait-.
Ce que je souhaitais dire au lecteur - outre ce qui précède -
c’est que le Venezuela ne peut se résumer à l’image stéréotypée
d’un populiste, d’un semi-dictateur ou d’un dictateur tel
qu' on nous décrit médiatiquement le président (pourtant élu et confirmé
dans sa fonction), mais que c’est aussi une fantastique aventure humaine,
celle de tout un peuple à la recherche de la justice, de l’égalité
sociale et de la dignité.
J’ai voulu également raconter comment on met en oeuvre un coup
d’Etat moderne, sophistiqué, transformant les victimes en coupables,
présentant même les apparences de
Quelle réaction attendue de la part des lecteurs ? La prise de
conscience que, malgré les difficultés, un peuple peut dire NON.
Ce que nous venons de faire, avec 55% des voix, à l’égard non de
l’Europe, mais de l’Europe néolibérale qu' on veut nous
imposer. En ce sens, beaucoup de Français (et d’Européens) sont, sans le
savoir, bolivariens !
T.D. - Tu décris en détail la faune des
médias vénézuéliens, leur rôle dans la fabrication du coup d’Etat,
comment ils fabriquent dès le début l’image d’un Chavez qui veut
détruire la liberté d’expression. Actuellement, les succès sociaux se
multiplient et la popularité de Chavez avec elle. Mais à Caracas, comme
ailleurs, l’offensive médiatique a déjà repris, par crainte d’une
victoire de Chavez aux présidentielles de 2006. Scénario possible : créer
un climat politique (le Figaro nous dira qu' on a découvert des fusils de
Chavez dans un campement des FARC, etc..) propice à l’élimination
physique (la CIA manipulant des secteurs internes du régime, pour ne pas être
accusée directement) ?
M.L. - On a longtemps présenté les médias vénézuéliens comme une
exception - culturelle ? - caricaturale de propagande éhontée. Sans
atteindre ces extrêmes, la récente campagne pour l’approbation ou le
refus de la Constitution européenne dans les médias français - presse écrite,
radio, télévision - constitue un second cas d’école tant les partisans du
OUI y ont été outrageusement favorisés, et ceux du NON caricaturalement
maltraités. L’exercice a ses limites. Au Venezuela l’appareil
médiatique et ses vedettes n’ont pas réussi à détacher le peuple de sa
révolution bolivarienne ; les médias français, malgré leur matraquage,
n’ont pas d’avantage pu empêcher la contestation de
s’exprimer dans les urnes. Trop de propagande tue
Les scénarios du futur ? Pas de boule de cristal, je redeviens
journaliste. Tout est possible. Même le
meilleur !
NOTES:
[1] www.monde-diplomatique.fr/livre/chavez/
[3] Golpe = coup ; golpe de Estado= coup d’Etat
[4] Le
palais présidentiel.