Histoire d’une cité rebelle à tout envahisseur
STEFANO CHIARINI
L’aventure italienne en Mésopotamie aux côtés des troupes d’occupation américaine, « opération Antique Babylone », commença en juillet 2003 quand un de nos contingents, placé sous le commandement de division britannique basé à Basra, prit le contrôle de la cité de Nassiriya, le long du fleuve Euphrate au sud de l’Irak, et de sa province voisine de Dhi Qar. En contraste avec l’atmosphère mollement étouffante et fatiguée de l’Euphrate, désormais sur le point de s’unir aux tourbillons du Tigre dans le Shatt el arab, puis de s’effilocher plus au sud dans les mille rigoles des marais de Hor al Hammar, la zone de Nassiriya est une de celles qui ont le plus durement résisté aux invasions étrangères, comme elle l’a montré aussi au cours de la guerre de 2003. Ce n’est pas un hasard si un des moments les plus difficiles pour les forces américaines, entrées en Irak par le désert saoudien, fut justement le passage des trois ponts de Nassiriya – à vingt kilomètres à peine de l’antique Ur, la patrie d’Abraham- pour entrer dans le désert du cœur vert de la Mésopotamie. Nassiriya, à 350 kilomètres environ au sud de Bagdad, est une ville crée vers la fin du 19ème siècle par l’empire ottoman pour contrôler les tribus de plus en plus rebelles de la zone ; elle a été un des centres les plus importants de la résistance contre l’occupation britannique, pendant la première guerre Mondiale, comme, plus tard, dans les années vingt, quand la révolte politico-religieuse contre le « mandat » coûta plus de 100.000 hommes aux forces de Sa Majesté. Centre de grands ferments culturels au cours des années cinquante et soixante, Nassiriya assista à un renforcement constant de la présence du Parti communiste (qui était né ici dans les années trente) vers lequel de nombreux jeunes, surtout chiites, se tournaient, ne supportant plus le régime féodal de propriété de la terre : régime caractérisé par de grandes latifundia, souvent aux mains des autorités chiites elles mêmes, obscurantistes et conservatrices. Autorités religieuses islamistes souvent excitées par les ambassadeurs anglais contre le Parti Communiste, d’abord, puis contre le Baath, coupable, lui, de promouvoir la réforme agraire et la nationalisation du secteur pétrolier. Pour reconquérir la fidélité de la ville et de ses habitants, dans les années 70 et 80, et avec un certain succès, le parti Baath investit massivement Nassiriya en projets de développement industriel (fabrique d’aluminium et de câbles, raffineries) et en services sociaux dont une nouvelle université et un hôpital moderne. Tout changea avec la guerre de 91, quand une partie de la ville se souleva à la fin de la première guerre du Golfe contre le gouvernement central de Bagdad qui, dès lors, ayant beaucoup moins de moyens à cause de l’embargo, concentra ses investissements dans les zones qui lui étaient les plus fidèles. Non loin de là, dans les grands marécages, et en particulier dans la zone de Suq al Shuyukh, continua ainsi à se développer, pendant toutes les années 90, une résistance dure de plusieurs mouvements chiites pro-iraniens - mais pas seulement - contre le gouvernement de Bagdad. La population de la région, plus d’un million deux cent mille habitants, est en grande partie chiite, même s’il y a aussi certaines tribus sunnites importantes. Les bouleversements dus à la guerre et économiques, les destructions continues, la répression, l’embargo ont pratiquement détruit la vie culturelle et politique de la cité et, dans ce désert, les espaces laissés libres par le re-dimensionnement ou par la disparition des partis laïques – quand même présents dans la ville – ont été comblés par différents mouvements politico-religieux. Parmi ceux-ci, les plus présents sont les chiites radicaux, composés en grande partie de jeunes, chômeurs ou sous occupés, qui se réfèrent à des variantes locales de la galaxéie Moqtada al Sadr, et à certains leaders de la résistance dans les marais contre l’ancien régime. S’y opposent les groupes religieux plus conservateurs proches de l’ayatollah al Sistani et de certains représentants religieux locaux, parmi lesquels certains sont en excellents termes avec les occupants. Ce qui divise les deux camps, souvent unis malgré tout par un ciment tribal important, c’est non seulement leurs références nationales, les al Sadr – chiites mais «  irakiens avant tout » - et les al Hakim du Parti pour la révolution islamique en Irak (Sciri) –assez proches de Téhéran-, mais aussi de profondes différences sociales, économiques et culturelles, entre les jeunes originaires des villes et les représentants politiques et/ou tribaux qui sont venus, à Nassiriya, des autres villes, voire d’Iran, sur les chars des occupants, pour prendre en main l’administration locale ; et qui s’engraissent sur les subventions destinées à la reconstruction.
Malgré le remplacement, deux fois au moins, du gouverneur de la ville et l’élection d’un conseil local, la seule activité prospère à Nassiriya est celle de la corruption et du népotisme : en dehors de ça, du stade et de la petit prison modernisée par les italiens, rien n’a été fait. L’eau continue à être un bien rare, les égouts datent des années soixante, l’électricité est soumise à des longs black-out, les usines sont fermées, l’hôpital ne fonctionne pas. Les troupes italiennes, perçues par la population locale comme des forces d’occupation pour protéger les nouveaux leaders locaux, corrompus et incapables, ont lancé quelques programmes d’assistance mais ce sont des gouttes d’eau dans la mer du fait de l’immensité des besoins de la population, et de l’exiguïté des financements, tous absorbés par les aspects militaires de l’opération. Une fois de plus les soldats (italiens, ndt) basés à Nassiriya ont été en premier lieu victimes de l’impossibilité d’accomplir un mandat qui soit de «maintien de la paix » en même temps que de « contre guérilla » dans un cadre d’occupation militaire brutale et de résistance toujours plus active. Cette dangereuse ambiguïté risque maintenant de se reproduire avec le passage – soutenu à la fois par Berlusconi et par Prodi- de « Antique » à « Nouvelle Babylone ». Projet –made in Otan- qui prévoit le retrait du contingent militaire et le maintien permanent sur place d’environ 600 carabiniers pour « protéger » les interventions « civiles » et entraîner la police irakienne. Une perspective plus inutile encore et plus dangereuse que la précédente du moment que la réduction des effectifs minera la capacité opérative du contingent – en augmentant les risques pour nos soldats- alors qu' en même temps nous apparaîtrons toujours plus aux yeux de la population irakienne comme une force d’occupants, toujours plus seuls aux côtés des Usa et de la Grande-Bretagne. Le tout sur fond d’aggravation constante de la situation au sud de l’Irak et d’augmentation de l’hostilité de la part de la population chiite locale. Non sans penser qu' une précipitation de l’affrontement Usa-Iran transformerait nos soldats en victimes sacrificielles d’une politique incertaine et subalterne aux Etats-Unis.

Edition de vendredi 28 avril 2006 de il manifesto
http://www.ilmanifesto.it/Quotidiano-archivio/28-Apriule-2006/art81.html
Traduit de l’italien par Marie-Ange Patrizio