La longue tradition esclavagiste et génocidaire de l'Europe
Rosa Amelia Plummelle-Uribe
De la barbarie coloniale à la politique nazie d’extermination
section
européenne de la Fondation AfricAvenir.
Nous sommes réunis ici pour analyser ensemble le lien
historique qui, comme un fil conducteur conduit de la barbarie coloniale à
la politique nazie d’extermination. Il s’agit d’un effort
visant à détecter au moins la plupart des facteurs qui, de manière
directe ou indirecte, auraient favorisé le développement politique
et l’épanouissement idéologique d’une entreprise de
déshumanisation comme la barbarie nazi en Allemagne et au-delà
de ses frontières.
Cette contribution est utile à toute démarche
qui voudrait mettre fin à toute sorte de discrimination d’où
qu' elle vienne ; à commencer par cette discrimination qui consiste
à trier parmi les crimes pour ensuite, suivant l’identité
des victimes ou parfois l’identité des bourreaux, sélectionner
le crime qu' il faut condamner. Cette hiérarchisation des crimes
et donc de leur condamnation, demeure un handicap majeur dans la lutte pour
la prévention des crimes contre l’humanité dont le crime
de génocide.
Esclavage et trafic d’esclaves
Il convient de préciser tout de suite que, les guerres
de conquête et les crimes liés à la domination coloniale,
ainsi que la réduction d’êtres humains en esclavage, étaient
déjà une réalité dans les temps anciens. Par exemple,
lorsque la domination des Musulmans arabes s’étend vers l’Europe,
le commerce d’êtres humains est une activité millénaire
parmi les Européens. Le règne de l’islam en Espagne, de
711 à 1492, a simplement dynamisé la traite d’esclaves intra
européenne 1 faisant
du continent un important fournisseur d’esclaves, femmes et hommes, expédies
vers les pays de l’islam.
Les prisonniers, majoritairement slaves, alimentaient le commerce
d’hommes entre Venise et l’empire arabo-musulman du sud de la Méditerranée.
C’est ainsi que dans les langues occidentales, le mot « esclave
» ou « slave » se substitue au latin «servus»
pour désigner les travailleurs privés de liberté. Autrement
dit, pendant plusieurs siècles, des Chrétiens européens
vendent d’autres Européens à des commerçants Juifs
spécialisés dans la fabrication d’eunuques2,
lesquels étaient une marchandise très prisée et fort sollicitée
dans les pays de l’empire musulman.
Des chercheurs, spécialistes de l’esclavage en
Europe au Moyen Âge, ont vu dans le système d’asservissement
inauguré en Amérique par la domination coloniale, un lien de continuité
avec les institutions esclavagistes de l’Europe. Jacques Heers dit que
«C’est le mérite incontestable de Charles Verlinden, sur
ce point véritable pionnier, que d’avoir remarqué que la
conquête et l’exploitation coloniales des Amériques s’étaient
largement inspirées de certaines expériences toutes récentes
en Méditerranée et s’inscrivaient en droite ligne dans une
continuité ininterrompue de précédentes médiévaux3».
J’ai néanmoins choisi d’aborder cette analyse,
à partir de 1492 lors de l’arrivée des Européens
dans le continent américain. Et j’ai fait ce choix parce que, malgré
ce qui vient d’être dit, la destruction des peuples indigènes
d’Amérique, l’instauration de la domination coloniale et
le système de déshumanisation des Noirs sur ce continent, n’avaient
pas de précédent dans l’histoire. Et surtout, parce que
la prolongation de cette expérience pendant plus de trois siècles,
a largement conditionné la systématisation théorique des
inégalités y compris l’inégalité raciale dont
les conséquences restent d’actualité.
Premier génocide des temps modernes
Des historiens du 20ème siècle, travaillant sur
la conquête de l’Amérique, sont parvenus à se mettre
plus ou moins d’accord pour estimer le nombre d’habitants du continent
américain à la veille de l’invasion. Il a donc été
retenu qu' à la veille du 1500, environ 80 millions de personnes
habitent dans le continent américain. Ces chiffres furent comparés
à ceux obtenus cinquante ans plus tard à partir des recensements
espagnols4.
Il en ressort que vers 1550, des 80 millions d’Indigènes
ne restent que 10 millions. C'est-à-dire, en termes relatifs une destruction
de l’ordre de 90% de la population. Une véritable hécatombe
car en termes absolus il s’agit d’une diminution de 70 millions
d’êtres humains. Et encore, il importe de savoir que ces dernières
années, des historiens sud-américains sont parvenus à la
conclusion qu' en réalité, à la veille de la conquête
il y avait en Amérique plus de 100 millions d’habitants. D’un
point de vue européen, ces estimations sont inacceptables, et pour cause
! Si cela était vrai, nous serions devant une diminution de 90 millions
d’êtres humains.
Mais, au-delà du nombre d’Indigènes exterminés,
le comportement collectivement adopté par les conquérants chrétiens
a eu des conséquences qui perdurent. Par exemple, la justification postérieure
de ce génocide a conditionné l’évolution culturelle,
idéologique et politique de la suprématie blanche à l’égard
d’autres peuples non Européens, et finalement à l’intérieur
même d’Europe.
La situation d’impunité dont bénéficiaient
les conquistadores devait, fatalement, favoriser l’apparition très
rapide de pratiques assez inquiétantes. Ainsi, la mauvaise habitude de
nourrir les chiens avec des Indigènes et parfois avec des nourrissons
arrachés à leur mère et jetés en pâture à
des chiens affamés. Ou la tendance à s’amuser en faisant
brûler vifs des Indigènes jetés dans des bûcher allumés
pour les faire rôtir5.
Ce désastre fut la première conséquence directe de ce que
les manuels d’histoire continuent à appeler ‘la découverte
de l’Amérique’.
La solution africaine
après avoir vidé le continent américain
de sa population, les puissances occidentales naissantes ont fait de l’Afrique
noire, une pourvoyeuse d’esclaves pour l’Amérique. Cette
entreprise a désagrégé l’économie des pays
africains et vidé le continent d’une partie de sa population dans
ce qui demeure, la déportation d’êtres humains la plus gigantesque
que l’histoire de l’humanité ait connue. Ici, il convient
de rappeler la situation des pays africains au moment où ils sont abordés
par les Européens.
C’est un fait que, même si le mode de production
en Afrique n’était pas fondamentalement esclavagiste, les sociétés
y connaissaient certaines formes de servitude. Comme nous l’avons dit,
au Moyen âge, l’esclavage ainsi que la vente d’êtres
humains, était une pratique très généralisée
et l’Afrique n’a pas été une exception. Depuis le
7ème siècle, l’Afrique noire, tout comme l’Europe
depuis le 8ème siècle, approvisionne en esclaves les pays de l’empire
arabo-musulman.
Il semblerait qu' à l’époque, la dimension
et les modalités du trafic d’esclaves n’auraient pas été
incompatibles avec la croissance de l’économie dans les pays concernés
par ce commerce d’êtres humains. Il est d’ailleurs couramment
admis que c’est sous le règne de l’islam en Espagne que l’Europe
a commencé à sortir des ténèbres du Moyen âge.
Concernant l’Afrique, on notera qu' au 15ème siècle,
malgré la ponction faite par la traite négrière arabo-musulmane,
les pays de ce continent jouissaient d’un bon niveau de bien être
social.
Le dépeuplement du continent ainsi que la misère et l’indigence
de ses habitants malades et affamés, décrits par les voyageurs
qui abordèrent l’Afrique noire au 19ème siècle, contrastent
avec les pays densément peuplés, l’économie fleurissante,
l’agriculture abondante, l’artisanat diversifié, le commerce
intense et surtout, avec le niveau de bien être social décrits
par les voyageurs, géographes et navigateurs ayant abordé l’Afrique
noire entre le 8ème et le 17ème siècle, et dont nous connaissons
maintenant les témoignages grâce aux diverses recherches, entre
autres celles de Diop Maes6.
Entre le 16ème et le 19ème siècle, les guerres et razzias
en chaîne, provoquées par les négriers pour se procurer
les captifs, ont conduit à la destruction quasiment irréversible
de l’économie, du tissu social et de la démographie des
peuples africains. Le cumul des traites, arabe et européenne, au moyen
d’armes à feu, le caractère massif, voire industriel, de
la traite négrière transatlantique en accroissement constant,
a causé en trois siècles, des ravages que le continent n’avait
jamais connus jusque là. Ce nouveau désastre fut la deuxième
conséquence de la colonisation d’Amérique.
Une entreprise de déshumanisation
Dans le cadre de la domination coloniale sur le continent
américain, les survivants indigènes, dépouillés
de leurs terres furent refoulés et parqués dans des réserves.
Dans le même temps, des millions de femmes, d’enfants et d’hommes
Africains arrachés de chez eux et déportés dans l’Amérique,
furent systématiquement expulsés hors de l’espèce
humaine et réduits à la catégorie de bien meuble ou de
sous-homme. L’infériorité raciale des non-Blancs et sa sœur
jumelle, la supériorité de la race blanche, furent inscrits dans
la loi, consacrées par le christianisme et renforcées dans les
faits.
Les puissances coloniales, Espagne, Portugal, France, Angleterre, Hollande,
légiféraient pour se doter du cadre juridique à l’intérieur
duquel la déshumanisation des Noirs devenait légale. En conséquence,
chaque métropole avait un arsenal juridique pour réglementer sa
politique génocidaire dans l’univers concentrationnaire d’Amérique.
A cet égard, la codification la plus achevée aura été
le code noir français7.
Promulgué en 1685, cette monstruosité juridique est restée
en vigueur jusqu' à 1848 lors de la seconde abolition de l’esclavage
dans les colonies françaises.
Il est significatif que, au moins pendant les 16ème et 17ème siècles,
pour autant que nous sachions, il n y eut pas une seule voix autorisée
pour dénoncer et condamner l’expulsion légale des Noirs
hors de l’espèce humaine. Même au 18ème siècle
qui était pourtant le siècle des Lumières, aucun de ces
grands philosophes n’a, formellement, exigé des autorités
compétentes la suppression immédiate, réelle, sans atermoiements,
des lois qui réglaient ces crimes8.
Une idéologie unanimement partagée
On a l’habitude d’ignorer que grâce
à la racialisation de l’esclavage dans l’univers concentrationnaire
d’Amérique, la supériorité de la race blanche et
l’infériorité des Noirs sont devenues un axéiome profondément
enraciné dans la culture occidentale. Il faut savoir que cet héritage
pernicieux de la domination coloniale européenne, combiné aux
effets néfastes de la manie des Lumières de tout ordonner, hiérarchiser,
classifier, a stimulé l’émergence d’une culture plus
ou moins favorable à l’extermination des groupes considérés
inférieurs.
Entre le 15ème et le 19ème siècle, toute la production
littéraire et scientifique concernant les peuples indigènes d’Amérique,
visait à justifier leur extermination passé et à venir.
après trois longs siècles de barbarie coloniale sous contrôle
chrétien, un des principes validés par les catholiques espagnols,
est la certitude que tuer des Indiens n’est pas un pêché9.
Cette conscience fut renforcée par les protestants anglophones, convaincus
qu' un bon Indien est un Indien mort. Aussi, toute la littérature
concernant la bestialisation des Noir dans l’univers concentrationnaire
d’Amérique, était une véritable propagande en faveur
de la traite négrière et de l’esclavage des Noirs présentés
comme un progrès de la civilisation.
Lorsque finalement eut lieu le démantèlement de l’univers
concentrationnaire d’Amérique, le changement provoqué par
les abolitions de l’esclavage eut une portée assez limitée.
D’abord parce que l’essentiel des structures et des rapports sociaux
et économiques mis en place par la barbarie institutionnalisée,
sont restés quasiment inchangés. Et aussi, parce que le triomphe
de la pensée scientifique sur la foi religieuse a donné à
la race des seigneurs et aux valeurs de la civilisation occidentale, une crédibilité
dont la religion ne bénéficiait plus auprès des esprits
éclairés. Désormais, la colonisation et les actes de barbarie
qui lui sont consubstantiels, par exemple l’extermination de groupes considérés
inférieurs, se feront ayant comme support un discours scientifique.
Une culture d’extermination
Il serait utile une étude très serrée
concernant le rôle des scientifiques occidentaux dans le développement
de la culture d’extermination qui a prévalu au 19ème et
au début du 20ème siècle dans les pays colonisateurs. Malgré
son rapport étroit avec notre analyse, cela n’est pas le sujet
central de cette communication. Mais, nous pouvons néanmoins dégager
quelques pistes pour ceux qui voudraient reprendre le sujet et se renseigner
davantage.
Au milieu du 19ème siècle, les Associations scientifiques les
plus prestigieuses semblent avoir été la Geographical Society
et l’Anthropological Society à Londres et aussi, la Société
de Géologie à Paris. Le 19 janvier 1864, eut lieu une table ronde
organisée par l’Anthropological Society sur « l’extinction
des races inférieures ». Il y fut question du droit des races supérieures
à coloniser les espaces territoriaux considérés vitaux
pour leurs intérêts.
Dans le “journal of the Anthropological Society of London, vol. 165, 1864”
fut publié un compte rendu des débats de la Conférence.
Il s’agissait de savoir si dans tous les cas de colonisation il serait
inévitable l’extinction des races inférieures, ou si jamais
il serait possible qu' elles puissent coexister avec la race supérieure
sans être éliminées10.
A l’époque, l’Angleterre avait déjà commis,
outre le génocide des Indigènes en Amérique du Nord, celui
des Aborigènes d’Australie dont les Tasmaniens.
En France, Albert Sarraut, tenant discours aux élèves de l’Ecole
coloniale affirmait : « il serait puéril d’opposer aux entreprises
européennes de colonisation un prétendu droit d’occupation
[…] qui pérenniserait en des mains incapables la vaine possession
de richesses sans emploi. »11.
De son côté, le sociologue français Georges Vacher de Lapouge,
soutenait qu' il n’y avait rien de plus normal que la réduction
en esclavage des races inférieures et plaidait pour une seule race supérieure,
nivelée par la sélection.
Des scientifiques réticents
On remarquera que la plupart des anthropologues allemands,
même convaincus de leur supériorité raciale, ne partagent
pas avec leurs collègues britanniques, nord-américains et français,
la conviction que les races inférieures doivent nécessairement
disparaître au contact de la civilisation. Le professeur Théodore
Waitz par exemple, développe entre 1859-1862 un travail pour contester
le bien fondé des théories propagées par ses collègues
occidentaux, engagés dans la justification scientifique des exterminations
commises par leurs pays.
Par la suite, son élève George Gerland fait en 1868 une étude
sur l’extermination des races inférieures. Il dénonce la
violence physique exercée par les colonisateurs comme étant le
facteur d’extermination le plus tangible. Et affirme qu' il n’existe
aucune loi naturelle qui dit que les peuples primitifs doivent disparaître
pour que la civilisation avance. Le plaidoyer de ce scientifique allemand pour
le droit à la vie des races dites inférieures est un fait rarissime
dans cette période de l’histoire.
En 1891 le professeur allemand Friedrich Ratzel publie son livre « Anthropogeographie
» et dans le dixième chapitre sous-titré « Le déclin
des peuples de cultures inférieures au contact avec la culture »,
il exprime son hostilité concernant la destruction des peuples indigènes
: « C’est devenu une règle déplorable, que des peuples
faiblement avancés meurent au contact avec des peuples hautement cultivés.
Cela s’applique à la vaste majorité des Australiens, des
Polynésiens, des Asiatiques du Nord, des Américains du Nord et
des nombreux peuples d’Afrique du Sud et d’Amérique du Sud.
(…) Les Indigènes sont tués, chassés, prolétarisés
et l’on détruit leur organisation sociale. La caractéristique
principale de la politique des Blancs est l’usage de la violence par les
forts sur les faibles. Le but est de s’emparer de leurs terres. Ce phénomène
a pris sa forme la plus intense en Amérique du Nord. Des Blancs assoiffés
de terres s’entassent entre des peuplements indiens faibles et partiellement
désintégrés »12.
Ce serait le dernier discours dans lequel le professeur Ratzel exprimerait un
point de vue aussi peu favorable à l’extinction des peuples inférieurs.
Une évolution malheureuse
Les anciennes puissances négrières réunies
à Berlin en 1884-1885, officialisent le dépècement de l’Afrique.
L’Allemagne s’assure le contrôle du Sud-Ouest africain (c'est-à-dire
la Namibie), de l’Est africain (correspondant aux territoires actuels
de la Tanzanie, du Burundi et du Rwanda) et aussi le contrôle sur le Togo
et le Cameroun.
L’entrée de l’Allemagne dans l’entreprise coloniale
marque un hiatus sensible entre le discours des scientifiques allemands avant
les années 1890 et celui qu' ils auront après les années
1890 sur le même sujet : l’extermination des races inférieures
ou leur asservissement suivant les besoins des conquistadores et le progrès
de la civilisation.
En effet, en 1897 le professeur Ratzel publie son ouvrage «Géographie
politique» dans lequel, l’auteur prend fait et cause pour l’extermination
des races inférieures. Il affirme qu' un peuple en développement
qui a besoin de plus de terres doit donc en conquérir «lesquelles,
par la mort et le déplacement de leurs habitants, sont transformées
en terres inhabitées»13.
La domination économique combinée à des méthodes
racistes, a donné naissance à la suprématie blanche chrétienne.
Son idéologie hégémonique règne sans partage sur
la planète et connaît toute sa splendeur entre la seconde moitié
du 19ème et la première moitié du 20ème siècle.
Même dans les anciens pays colonisés, l’extermination des
races inférieures tenait lieu de politique officielle.
Une idéologie triomphante
La plupart des pays d’Amérique sont devenus indépendants
au 19ème siècle. Les classes dirigeantes de ces pays, se croient
blanches parce qu' elles sont issues des aventuriers européens qui
souvent violaient les femmes indigènes. Arrivées au pouvoir suite
aux guerres d’indépendance, ces élites se sont toujours
identifiées à leur ancêtre blanc. De fait, elles adoptèrent
les méthodes d’extermination des Indigènes hérités
de la colonisation.
En avril 1834, les autorités d’Argentine, pays indépendant
depuis peu, déclenchent la « Campaña del Desierto »
(Campagne du Désert), dont le but est l’extermination des survivants
Indigènes qui occupent la pampa. Dirigée par Juan Manuel de Rosas,
devenu Président d’Argentine à partir de 1835, cette campagne
fut coordonnée avec le gouvernement du Chili. Le premier gouvernement
constitutionnel d’Uruguay, dirigé par Fructuoso Rivera, s’est
aussi joint à la Campagne qui devait transformer ces terres en espaces
inhabités.
Malgré la violence extrême de la ‘Campagne’, tous les
Indigènes ne sont pas morts, au grand dam du président Rosas pour
qui les Indiens se reproduisaient comme des insectes. Pour remédier à
cet échec, en 1878, par initiative du Ministre de la Guerre Julio Argentino
Roca, le Congrès National argentin vote et approuve la loi « de
expansión de las fronteras hasta el Rio Negro » (expansion des
frontières). C’est le point de départ de la seconde «
Campagne du Désert » qui doit définitivement vider la Pampa
de sa population indigène pour faire avancer la civilisation.
Un espace vital avant la lettre
La « Campagne » a lieu au moment où les
survivants Indigènes sont traqués partout dans le continent. En
Amérique du Nord ils sont massacrés et refoulés afin de
libérer un espace devenu vital pour l’installation de familles
civilisées, c'est-à-dire blanches. En Argentine, l’objectif
avoué de la « Campagne » était le même : Remplacement
de la population locale par une population civilisée pouvant garantir
l’incorporation effective de la Pampa et la Patagonie à la nation
de l’Etat Argentin.
Quelques décennies plus tard, Heinrich Himmler défendrait le même
principe de remplacement des populations lorsqu' il affirmait : «
Le seul moyen de résoudre le problème social, c’est pour
un groupe, de tuer les autres et de s’emparer de leur pays »14.
Mais, pour le moment, cela se passait en Amérique et au détriment
de populations non-Européennes. Le Ministre Roca, qui est à l’origine
de la seconde «Campagne du Désert», a même gagné
les élections en 1880 et est devenu Président de l’Argentine.
Bien sûr, quelques voix se levèrent pour critiquer la barbarie
des atrocités commises pendant la Campagne. Mais, dans l’ensemble,
l’infériorité des victimes n’était pas contestée
et le gouvernement de Julio Roca appelé le conquistador du Désert,
est perçu comme le fondateur de l’Argentine moderne. L’histoire
de ce pays a retenu surtout, que c’est sous la Présidence de Roca
que le pays a avancé vers la séparation de l’église
et l’Etat, le mariage civil, le registre civil des naissances et l’éducation
laïque. Une des plus grandes villes de la Patagonie porte le nom de Roca.
Il n’y a pas longtemps, l’historien Félix Luna affirmait
sans rire : « Roca a incarné le progrès, il a intégré
l’Argentine dans le monde : je me suis mis à sa place pour comprendre
ce qui impliquait d’exterminer quelques centaines d’indiens pour
pouvoir gouverner. Il faut considérer le contexte de l’époque
où l’on vivait une atmosphère darwiniste qui favorisait
la survie du plus fort et la supériorité de la race blanche (…)
Avec des erreurs, des abus, avec un coût Roca fit l’Argentine dont
nous jouissons aujourd’hui : les parcs, les édifices, le palais
des Œuvres Sanitaires, celui des Tribunaux, la Case du Gouvernement »15.
Exterminables parce qu' inférieurs
On remarquera que depuis le premier génocide des
temps modernes, commis par les chrétiens en Amérique à
partir de 1492, la situation des peuples non Européens en général
et des Noirs en particulier se trouve rythmée par les exigences de la
suprématie blanche. Dans l’univers concentrationnaire d’Amérique,
le Noir expulsé hors de l’espèce humaine en tant que sous-homme
ou bien meuble, ne fut jamais réintégré ou réinstallé
dans son humanité. Et les survivants indigènes étaient
massivement massacrés pour rendre inhabitées leurs terres.
En Afrique le peuple congolais, sous l’administration de ce bourreau que
fut le Roi Léopold, est soumis à des formes d’asservissement
causant la destruction de la moitié de la population qui est passée
de vingt millions à 10 millions d’habitants16.
Dans ce même continent, l’Allemagne aussi, comme d’autres
avant elle, appliquera les bons principes de la colonisation. Entre 1904 et
1906, soit en l’espace de deux ans, les Allemands exterminèrent
les trois quarts du peuple Herero. Sans compter les morts des Nama, Baster,
Hottentots, etc17.
Dans le cadre de la domination coloniale allemande en Namibie, le professeur
Eugen Fischer va étudier en 1908, chez les Baster installés à
Rehoboth « le problème de la bâtardisation chez l’être
humain ». Les recommandations du chercheur sont sans détour. On
lit dans son traité à propos des métis : « qu' on
leur garantisse donc le degré précis de protection qui leur est
nécessaire en tant que race inférieure à la nôtre,
rien de plus, et uniquement tant qu' ils nous sont utiles –autrement,
que joue la libre concurrence, c'est-à-dire, selon moi, qu' ils
disparaissent.18 »
Ce travail dans lequel le professeur Fischer considérait avoir démontré
scientifiquement l’infériorité des Noirs, fit la gloire
de son auteur dont le prestige alla au-delà des frontières du
pays. Des années plus tard, lorsqu' en 1933 Adolf Hitler arrive
au pouvoir en Allemagne, tout naturellement, le professeur Fischer mettra au
service de la politique raciale du nouvel Etat le prestige et l’autorité
que lui conférait sa condition de scientifique de renommée mondiale.
En fait, ce fut le cas de l’establishment scientifique dans l’ensemble19.
Le danger d’être classé inférieur
C’est un fait vérifiable, à la fin du 19ème
et pendant les premières décennies du 20ème siècle,
l’extermination d’êtres inférieurs ou la programmation
de leur disparition, était une réalité qui ne soulevait
pas de grandes vagues de solidarité à l’égard des
victimes. C’est pourquoi les dirigeants nazis s’appliquèrent
à convaincre les Allemands que les Juifs, ainsi que les Slaves et autres
groupes, étaient différents et en conséquence étaient
inférieurs.
C’est dans ce contexte si favorable à l’extermination des
inférieurs, que les conseillers scientifiques du plan quadriennal chargé
de planifier l’économie de l’Allemagne nazie, poussant la
logique de l’anéantissement plus loin que leurs prédécesseurs,
et dans une combinaison aussi terrible que sinistre entre les facteurs idéologiques
et les motivations utilitaires, ont programmé l’extermination à
l’Est, de 30 millions d’êtres humains.
Dans leur essai « Les architectes de l’extermination », Susanne
Heim et Götz Aly soulignent que les planificateurs de l’économie,
choisis non pas en fonction de leur militance politique mais de leur compétence
professionnelle, fondaient leur dossier sur des considérations purement
économiques et géopolitiques, sans la moindre référence
à l’idéologie raciale. Ils rapportent le procès-verbal
d’une réunion pendant laquelle, les conseillers économiques
ont expliqué en présence de Goebbels leur plan d’approvisionnement
alimentaire.
Ce dernier nota dans son journal le 2 mai 1941 : «La guerre ne peut se
poursuivre que si la Russie fournit des vivres à toutes les forces armées
allemandes durant la troisième année de la guerre. Des millions
de personnes mourront certainement de faim si les vivres qui nous sont nécessaires
sont enlevés au pays20 »
En effet, ce plan devait faire mourir environ 30 millions de Slaves dans un
premier temps. Mais cela devait assurer l’approvisionnement des vivres
pendant une année et en plus, rendre inhabitées des terres où
des familles allemandes seraient installées.
Une tradition sinistre
Ainsi, Hermann Göring, dont le père fut le premier
gouverneur allemand en Namibie, pouvait dire en 1941 à son compère
le ministre italien des Affaires étrangères, le comte Ciano :
« Cette année, 20 à 30 millions de personnes mourront de
faim en Russie. Peut-être est-ce pour le mieux, puisque certaines nations
doivent être décimées21
» Ceux qui, dans une association extrême de l’idéologie
raciste et la motivation utilitaire, programmaient l’extermination de
30 millions de Slaves, pouvaient programmer sans état d’âme,
l’extermination d’un autre groupe considéré aussi
inférieur, dans l’occurrence les Juifs.
Ce n’est pas par hasard que le Professeur Wolfang Abel : «Chargé
par le haut commandement des forces armées de réaliser des études
anthropologiques sur les prisonniers de guerre soviétiques, proposa entre
autres options la liquidation du peuple russe22»
Le professeur Abel fut l’élève du Professeur Fischer avant
de devenir son assistant. Ensemble, ils formèrent les premiers experts
scientifiques chargés de sélectionner ceux qui, coupables de ne
pas être Aryens devaient être exterminés à Auschwitz
ou ailleurs23.
Quant aux Soviétiques : « Au 1er février 1942, sur les 3,3
millions de soldats de l’Armée rouge fait prisonniers, 2 millions
étaient déjà morts dans les camps allemands et au cours
des transports, soit 60%. Si l’on enlève les trois premières
semaines de guerre, au cours desquelles les premiers prisonniers purent puiser
dans leurs réserves corporelles, ce chiffre correspondait à un
taux de mortalité de 10 000 hommes par jour24
»
La tragédie des uns et le profit des autres
La très grande majorité des Allemands, heureuse
de se trouver du bon côté, accepta le fait accompli, c'est-à-dire
l’exclusion des non-Aryens, et en retira tout le bénéfice
possible. Il va sans dire qu' à l’époque, la solidarité
à l’égard des groupes considérés inférieurs
ne faisait pas vraiment recette dans la culture dominante. Plusieurs siècles
de matraquage idéologique pour justifier l’écrasement des
peuples colonisés et asservis, n’avaient pas certainement favorisé
l’humanité de ceux qui en profitaient25.
Comme le dit si bien Aly : « Le gouvernement nazi suscita le rêve
d’une voiture populaire, introduisit le concept de vacances pratiquement
inconnu jusqu' alors, doubla le nombre des jours fériés et
se mit à développer le tourisme de masse dont nous sommes aujourd’hui
familiers. (…) Ainsi, l’exonération fiscale des primes pour
le travail de nuit, les dimanches et les jours fériés accordés
après la victoire sur la France, et considérée, jusqu' à
sa remise en cause récente comme un acquis social. (…)Hitler a
épargné les Aryens moyens aux dépens du minimum vital d’autres
catégories26.»
L’argent spolié aux Juifs d’Europe et aux pays sous occupation
allemande a bien servi au gouvernement nazi pour financer sa politique sociale
visant à favoriser le niveau de vie de la population aryenne. On comprend
qu' après la guerre, tant d’Allemands pouvaient admettre en
privé, avoir vécu la période la plus prospère de
leur vie sous le gouvernement nazi y compris pendant la guerre…
Conclusion
La domination coloniale sur d’autres peuples a toujours
fourni les conditions indispensables pour la mise en place de systèmes
d’asservissement et déshumanisation froidement réglés.
Ce fut le cas dans l’univers concentrationnaire d’Amérique,
où les puissances coloniales ont inventé un système juridique
à l’intérieur duquel, la bestialisation des Noirs parce
que Noirs, se faisait en toute légalité. Au 19ème siècle,
la colonisation britannique en Australie a renoué avec le génocide
commis en Amérique du Nord.
En Afrique, les peuples congolais ont souffert leur Adolf Hitler incarné
par le Roi des Belges qui non satisfait de faire mourir la moitié des
populations, faisait couper la main à ceux qui chercheraient à
fuir les travaux forcés27.
En Namibie, l’Allemagne coloniale a commis son premier génocide
et, je peux continuer mais je peux aussi m’arrêter. Il y a assez
pour comprendre que l’entreprise nazie de déshumanisation, s’inscrit
dans une continuité, jalonnée sans interruption par la barbarie
coloniale.
A la fin de la guerre, les puissances coloniales, victorieuses, ont décrété
que le nazisme était incompréhensible et effroyable parce que
derrière ses atrocités il n’y avait aucune rationalité
économique. La motivation utilitaire ayant toujours servi à cautionner
les entreprises de déshumanisation menées contre d’autres
peuples non-Européens, il fallait absolument que l’entreprise nazie
de déshumanisation soit dépourvue de toute motivation utilitaire.
De là, cette approche réductionniste qui a historiquement isolé
le nazisme, et focalisé l’attention sur les atrocités commises
par les nazis, en faisant abstraction des facteurs sans lesquels, chacun devrait
le savoir, ce désastre effrayant n’aurait jamais atteint la disproportion
que nous savons.
1 A ce sujet, voir Charles
Verlinden, L’esclavage dans l’Europe médiévale, Tome
1 Péninsule Ibérique, France 1955 ; Tome 2 Italie Colonies italiennes
du Levant latin Empire Byzantin, 1977.
2 Verlinden, L’esclavage dans l’Europe
médiévale, Tome 2, notamment dans le chapitre II La traite vénitienne
et la traite juive, p. 115 et suivantes, et aussi dans le chapitre III La traite
des eunuques, p. 981 et suivantes. Ce livre, devenu introuvable en librairie,
peut être consulté à la bibliothèque du Centre Pompidou
et aussi à celle de la Sorbonne.
3 Jacques Heers, Esclaves et domestiques
au Moyen Âge dans le monde méditerranéen, Paris, 1981, p.
12.
4 A ce sujet, voir Tzvetan Todorov, La
conqête de l’Amérique. La question de l’autre, Paris,
1982.
5 Voir Bartolomé de Las Casas,
Brevísima relación de la destrucción de las Indias, Buenos
Aires, 1966 et aussi Historia de las Indias, México, Fondo de Cultura
Económica, 1951.
6 Le lecteur consultera profitablement
l’œuvre pionnière de Louise Marie Diop Maes, Afrique Noire
Démographie Sol et Histoire, Paris, 1996.
7 Louis Sala-Molins, Le code noir ou le
calvaire de Canaan, Paris, 1987.
8 Louis Sala-Molins, Les Misères
des Lumières. Sous la Raison, l’outrage, Paris, 1992
9 En 1972, en Colombie, un groupe de paysans
analphabètes a dû répondre devant le tribunal pour le massacre,
avec préméditation, de dix huit Indigènes hommes, femmes
et enfants confondus. Les accusés ont été acquittés
par un jury populaire car ils ne savaient pas que tuer des Indiens était
un pêché et encore moins un délit. Voir à ce sujet
Rosa Amelia Plumelle-Uribe, La férocité blanche Des non-Blancs
aux non-Aryens Génocides occultés de 1492 à nos jours,
Paris, 2001.
10 Sven Lindqvist, Exterminez toutes
ces brutes. L’odysée d’un homme au cœur de la nuit et
les origines du génocide européen, Paris, 1999.
11 Aimé Césaire, Discours
sur le colonialisme, Paris, 1955.
12 Lindqvist, op. cit., p. 189-190.
13 Ibid, p. 192.
14 Götz Aly et Susanne Heim, Les
architectes de l’extermination Auschwitz et la logique de l’anéantissement,
Paris, 2006, p. 25-26
15 Consulter Diana Lenton, La cuestion
de los Indios y el ge,ocidio en los tiempos de Roca : sus repercusiones en la
prensa y la politica, SAAP- Sociedad Argentina de Análisis Politico www.saap.org.ar/esp/page
Voir aussi Osvaldo Bayer, le journal argentin Página/12, Sábado,
22 de octubre 2005.
16 Adam Hochschild, Les fantômes
du roi Léopold II. Un holocauste oublié, Paris, 1998.
17 Ingol Diener, Apartheid ! La cassure,
Paris, 1986.
18 Benno Muller-Hill, Science nazie,
science de mort, Paris, 1989, p. 194.
19 Consulter Muller-Hill
20 Aly et Heim, op. cit., p. 271-272.
21 Ibid, p. 267.
22 Ibid, p. 289.
23 Muller-Hill, op. cit.
24 Götz Aly, Comment Hitler a acheté
les Allemands, Paris, 2005, p. 172.
25 Voir Plumelle-Uribe, op. cit.
26 Götz Aly, Comment Hitler a acheté
les Allemands, p. 9, 28.
27 Hochschild, op. cit.
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