Barre, l’antisémitisme sincère et le philosémitisme artificiel

courrier du 8 mars 2007

Annie Lacroix-Riz, professeur d’histoire contemporaine, université Paris 7

Avec la prestation de Barre le 1er mars 2007 à France-Culture, chacun perçoit la fragilité des barrières entre la droite présumée républicaine et l’extrême droite. Et, après que tout s’est révélé au détour d’une phrase de 1980 (les « Français innocents » de la bombe de la rue Copernic), Barre retraité nous fournit le lexique complet. Il ne manque plus que de proclamer gâteux celui qui a enfin parlé vrai – gâteux comme le factieux Pétain ? Ces gens n’ont pas changé d’un pouce par rapport à leurs ascendants des années trente et le même « choix de la défaite » menace le peuple français. Ce retour aux sources sonne comme un avertissement, et on aurait aimé que le Canard enchaîné qui a fait dans son n° du 7 mars 2007 un très bon article (« Barre en quenouille ») n’en amoindrisse pas la portée en évoquant « un accès de gâtisme ». L’hebdomadaire pourra certes arguer que par « gâtisme » il a désigné la liquidation de l’autocensure – Barre ayant été « victime peut-être aussi d’un accès de gâtisme qui lui fait lâcher des propos indignes qu' il retenait jusque là ». Il faut ajouter à cette dénonciation pertinente quelques remarques sur le caractère artificiel du philosémitisme qui a publiquement saisi, depuis quelque temps, des milieux qui ne nous avaient pas habitués à tant de sollicitude pour les juifs.

Certains de ceux qui traquent parfois voire souvent l’antisémitisme là où il n'est pas devraient grandement se méfier de sentiments inédits dans ces milieux politiques, où règne la tendance à l’alignement sur la puissance dominante. Naguère, dans les années trente, la bonne droite préférait l’antisémitisme prisé par le Reich hitlérien, et pour lequel elle avait, il est vrai, une solide tradition nationale – Hitler éprouvait sur ce point la plus grande confiance dans les élites françaises. La droite porta ladite tradition à l’incandescence quand elle opta résolument, dans le cadre de la crise des années trente, pour la puissance « continentale » (allemande), dont l’antisémitisme, entre autres, la séduisait beaucoup. Elle traita alors les Anglo-Américains d’alliés des juifs fauteurs de guerre : le « modéré » Flandin, parlementaire de conseils d'administration et président de l’Alliance démocratique - que nombre de mes collègues présentent encore comme un modéré, une sorte de Barre d’autrefois - donne de ces choix successifs anglophiles puis germanophiles de la droite qualifiée de « républicaine » conservatrice une image significative : Flandin acheva (si je puis dire, car sa carrière politique se poursuivit sous l'Occupation et au-delà de la Deuxième Guerre mondiale) cette évolution comme agent stricto sensu du Reich en 1938-1940 : il rapportait directement et périodiquement aux agents ès qualités de Berlin en fulminant contre les Anglais et les Américains agents des juifs, « le parti de la guerre britannique » et « la juiverie internationale » (Dépêche Welczeck, ambassadeur du Reich à Paris, 6 juin 1939, Documents on German Foreign Policy, D, VI, et Le Choix de la défaite : les élites françaises dans les années 1930, Paris, Armand Colin, 2006, réédition, 2007, index : Flandin). Antoine Pinay, qu' évoque Le Canard enchaîné, aussi « modéré » que Flandin, fut entre autres membre du Conseil national de Vichy (Le Choix, p. 551). Nous voilà au cœur de la modération française, des « républicains musclés », comme disent les « historiens du consensus », mais pas fascistes (voir les travaux de Robert Soucy, Le Fascisme français, 1924-1933, Paris, PUF, 1992, et Fascismes français ? 1933-1939. Mouvements antidémocratiques, Paris, Éditions Autrement, 2004).

Quant aux États-Unis, idole de nos « modérés » depuis Stalingrad, s’ils se sont découverts protecteurs des « juifs d’Europe » et d'ailleurs au cours de ces dernières décennies, ils n’ont pas toujours montré tant de bontés : car avant d’ouvrir leurs frontières à ceux de l’URSS, ils les avaient quasi hermétiquement fermées aux « juifs d’Europe » des années trente et quarante en durcissant leurs lois des quotas. Quelques décennies avant de se poser en défenseurs d’Israël contre les méchants musulmans, ils disaient à l’American Jewish Committee et à l’American Jewish Congress, fort dociles (particulièrement le premier groupement) aux desiderata du Département d’État, ne pouvoir convaincre leur population – non juive, comme les « Français innocents » de Barre - de faire une « guerre pour les juifs » : il s’imposait donc de n’en point trop parler entre décembre 1941 et la fin de la guerre mondiale. après-guerre, le Département d’État convainquit les mêmes associations – ce fut facile – de faire silence sur l’antisémitisme du Reich et de son successeur étatique (l’Allemagne occidentale); il valait mieux parler de celui de Staline et de l’URSS – plaisante tactique pour attirer en masse les juifs soviétiques hors de leurs frontières, un des innombrables moyens utilisés (il y en eut en effet mille autres) pour affaiblir le pouvoir des Soviets avant de provoquer leur chute. Enfin, la contribution des États-Unis au sauvetage des criminels de guerre, toutes catégories incluses des décideurs des plans de conquête (le grand capital allemand en tête) aux exécutants dégoulinants de sang, sang juif compris (pas seulement sang des communistes, juifs ou non-juifs), a fait l'objet d’études étrangères très documentées, dont la plupart ne sont malheureusement pas traduites en français. On comprend mieux la consigne du silence sur l’antisémitisme allemand.
En français, on aura une idée de la contribution des États-Unis au sauvetage-recyclage des criminels de guerre en lisant mes ouvrages, Le Vatican, l'Europe et le Reich de la Première Guerre mondiale à la Guerre froide (1914-1955), Paris, Armand Colin, coll. Références, 1996, réédité en 2007 ; Industriels et banquiers français sous l’Occupation : la collaboration économique avec le Reich et Vichy, Paris, Armand Colin, 1999; Le Choix de la défaite : les élites françaises dans les années 1930, Paris, Armand Colin, 2006, réédition, 2007 (et divers articles sur la « dénazification » américaine, qui figurent sur la liste des travaux de mon site, www.historiographie.info). On lira avec le plus grand profit trois ouvrages récents : Alfred Wahl, La seconde histoire du nazisme dans l'Allemagne fédérale depuis 1945, Armand Colin, 2006 – explicite sur la continuité étatique entre l’État de 1933-1945 et celui de la République fédérale d'Allemagne dévolue par les États-Unis à l’ultra-droitier du Zentrum Konrad Adenauer; Fabrizio Calvi, Pacte avec le diable. Les États-Unis, la Shoah et les nazis, Paris, Albin Michel, 2005, et Fabrizio Calvi et Marc Mazurovsky, Le festin du Reich. Le pillage de la France occupée 1940-1945, Paris, Fayard, 2006.
En anglais, voir notamment Tom Bower, Blind eye to murder. Britain, America and the purging of Nazi Germany, a pledge betrayed, London, André Deutsch, 1981; Christopher Simpson, Blowback. America’s recruitment of Nazis and its effects on the Cold War, New York, Weidenfeld & Nicolson, 1988; Simpson Christopher, The War Crimes of the Deutsche Bank and the Dresdner Bank: The OMGUS Reports, introduction, New York, Holmes & Meier, 2002; Richard Breitman et al., US intelligence and the nazis, Cambridge University Press, 2005.
C’est seulement quand Israël fut devenu un pays-gendarme utile ou indispensable pour la garde du pétrole du Moyen-Orient que l’émotion submergea Washington à propos de « la destruction des juifs d’Europe. » Lisez donc aussi deux ouvrages explicites sur cet intéressant aspect des choses :
1° l’indifférence complète au sort des juifs d’Europe qui contraignit Raul Hilberg à se ruiner pour faire publier sa thèse devenue ensuite un best seller est décrite par lui-même dans son petit ouvrage de souvenirs, La politique de la mémoire, Paris, Gallimard, 1996. N’oubliez surtout pas les pages sur Hannah Arendt, l’égérie du « totalitarisme » - devenue notre grande héroïne nationale à l’heure de l’assimilation nazisme-communisme. Celle qui aima beaucoup le nazi Heidegger dont elle fut la maîtresse dans sa jeunesse étudiante et qu' elle « réhabilita » à l’heure de sa gloire, haït le bolchevisme sans désemparer. Elle servit bien dans ce domaine la politique du Département d’État, lequel assura le succès de son « concept [désormais] en vogue » de « totalitarisme » : il « constituait un mot de passe aux Etats-Unis où les Américains s’efforçaient de trouver un dénominateur commun entre l’Allemagne nazie, qu' ils venaient de contribuer à vaincre, et l’Union Soviétique, leur nouvel ennemi ». Dame Arendt peut se flatter d’avoir aidé efficacement à enterrer l’énorme manuscrit d’Hilberg, en conseillant aux presses universitaires de Princeton de ne pas publier une étude qui n’apportait rien de neuf. Si, si... (« Pratiques suspectes », p. 132-150).
2° Peter Novick, L’holocauste dans la vie américaine, Gallimard, Paris, 2001, qui étudie l’émotion à chronologie variable à l'égard de « la destruction des juifs d’Europe » éprouvée par les grandes associations juives américaines d'une manière impeccable, rigoureuse, archives à l'appui. Sa rigueur et son honnêteté lui ont valu l’accusation d’être un « self hating Jew », accusation couramment portée ces dernières années contre des juifs qui ont l’insigne audace de ne pas confondre leurs origines culturelles avec l’association Washington-Tel-Aviv. Novick a excellemment analysé, également, le tour de passe-passe qui a permis à l’American Jewish Committee (surtout) et à l’American Jewish Congress de troquer l’intérêt pour le maintien en place de l’antisémitisme et des antisémites ouest-allemands pour les gloses sur l’abominable antisémitisme bolchevico-stalinien : voilà qui changeait « l’opinion publique » du thème dominant des deux décennies précédentes, celui de Staline « pantin des juifs », de la « guerre des juifs » ou « pour les juifs », etc.

En tout cas, Barre nous fait renouer avec la bonne droite sincère des années trente. Il n'est pas gâteux, il a eu un accès de sincérité antisémite. Un peu de clarté historique ne peut que faire du bien à tous. Je viens de le dire concernant les avocats autoproclamés et historiquement récents des juifs d’Europe et du monde. On peut espérer que pareilles déclarations aideront aussi certains de ceux qui, à gauche, confondent la politique conduite par l’État d’Israël avec « les juifs » à résister à l’antisémitisme. Lequel demeure, d'une part, une tradition de notre bonne droite, Barre vient de nous le rappeler, et, d'autre part, comme le disait le vieil August Bebel, « le socialisme des imbéciles ».

Et, puisqu' on parle d’antisémitisme, je puis aujourd'hui compléter sur la question la critique que j’ai envoyée en janvier sur Juin 40, récent ouvrage selon lequel les « staliniens » seraient devenus antisémites sous l’effet du pacte germano-soviétique et sous la pression de Moscou. J’ai trouvé ce jour dans la littérature clandestine communiste d’octobre 1940, collectée et commentée par la Direction générale de la Sûreté nationale (pas les témoignages, les textes), référence à la lutte du PCF contre l’antisémitisme :
« La presse communistes renouvelle aux socialistes, trahis par leurs dirigeants, son appel de collaboration dans la lutte qui commence, ainsi d'ailleurs qu' aux travailleurs chrétiens. Elle prend parti contre l’antisémitisme, qui n'est encore qu' une manœuvre du capitalisme destinée à faire porter le poids et la responsabilité de la défaite, aux travailleurs et petits commerçants juifs, tandis que les gros capitalistes israélites conserveront leurs bénéfices. » Sur les 12 objectifs que venait de fixer La Vie du Parti, figurait au point 11 (classement sous la lettre k) « la lutte contre l’antisémitisme… “dans la besogne de démagogie faite par la presse vendue, La France au Travail, Aujourd'hui, Le Matin, etc., l’antisémitisme tient une grande place. En même temps, Doriot et les gens du Pilori créent des groupements de cagoulards destinés à faire des manifestations antisémites. Le but de ces manifestations antisémites… est de dresser les travailleurs les uns contre les autres et de leur faire oublier que tous les capitalistes sont leurs ennemis” » (rapport de la Direction générale de la Sûreté nationale, « Semaine du 11 au 17 novembre 1940 », daté « novembre 1940 », 18 p., p. 9, F7 14997, lutte anticommuniste, dossier I, du 10 novembre 1940 au 13 juin 1941, Archives nationales).
Bref, tout le monde est fidèle à ses origines respectives...

Annie Lacroix-Riz

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