Sous l'égide de l'ancien Reich
german-foreign-policy.com: A
l'occasion des festivités pour l'anniversaire de l'Union Européenne,
le ministère des affaires étrangères de Berlin parle d'un
"succès sans précédent" de la communauté.
Sous la présidence de de Gaulle, la France voulait diriger cette "œuvre
d'union européenne", peut-on lire ensuite, mais pour des raisons
inconnues, cela semblerait avoir échoué...
Prof. Annie Lacroix-Riz: "Succès
sans précédent", assurément, puisque l'"union
européenne" ouvertement revendiquée deux ou trois ans après
la fin de la Deuxième Guerre mondiale (mais l'affaire remontait aux lendemains
de la Première) visait à réaliser une complète liberté
des capitaux et la déflation rigoureuse des salaires, et que ces deux
objectifs fondamentaux - les seuls qui eussent vraiment intéressé
les délégués du capital financier, français, allemands,
etc., comme ils l'avouaient sans détour en privé dès 1948-1949
- ont été pleinement réalisés. Le verrouillage des
revenus du travail (contrepartie de la liberté des profits) serait désormais
d'autant plus rigoureux qu'il ne serait plus assuré seulement par les
patronats et les États nationaux, forcément sensibles aux résistances
de leurs peuples respectifs: la police des salaires unifiée serait conduite
à plusieurs, chaque pays à bas salaires étant supposé
exercer une pression déterminante sur le niveau des salaires des pays
à salariés plus combatifs, mieux organisés, donc jusqu'alors
mieux lotis. Voilà en quoi consista "l'Europe sociale", thème
avec laquelle on allèche périodiquement les populations déjà
incluses dans l'"union européenne": on leur expose que "le
social" (les bons salaires) viendra plus tard, ou que c'est la seule chose
qui manque à l'entreprise "européenne", mais qui reste
à conquérir. Aux membres des nations orientales récemment
incluses, on avait initialement pratiquement promis la Mercedes pour tous, après
quoi, leur pays une fois "intégré", elles ont entendu
l'argument présenté ci-dessus relatif à la future "Europe
sociale".
"Succès sans précédent", surtout
pour l'Allemagne, dont le ministre des Affaires étrangères se
félicite en termes à peine polis du fiasco des prétentions
françaises à "diriger cette 'œuvre d'union européenne'".
De fait, tous les milieux dirigeants d'Europe occidentale surent avant la fin
de la Deuxième Guerre mondiale ce que leurs fractions non-allemandes
dissimulèrent soigneusement à leurs populations: c'est sous l'égide
de l'ancien Reich appelé à retrouver, sous la tutelle et la protection
des États-Unis, sa puissance et ses frontières de 1937 (voire
d' après 1937) que cette entreprise serait menée à bien.
Il est de bonne guerre pour un ministre allemand de se flatter auprès
de sa population d'un succès récent, prétendument arraché
de haute lutte. Tout comme il fut de bonne guerre, pour De Gaulle, démissionnaire
du gouvernement en 1946, de faire croire au peuple français que "nous
ten[i]ons le Rhin", alors qu'il fuyait précisément parce
que la "politique allemande" de la France était vouée
à la mort par l'alliance germano-américaine et parce qu'il s'estimait
incapable de s'opposer à ce cours.
gfp.com: La présentation
du ministère des affaires étrangères ne mentionne pas du
tout le rôle qu'ont joué les Etats-Unis dans les luttes d'influence
pour le pouvoir économique et politique en Europe. Quand et pourquoi
les Etats-Unis ont-ils influencé le processus d'unification de l'Europe
et quel était leur but?
Lacroix-Riz : Les
États-Unis sont sortis de la Première Guerre mondiale avec des
objectifs européens inclus dans les "14 points de Wilson":
faire de l'Europe une zone ouverte à leurs capitaux et à leurs
marchandises, métropoles et colonies: "l'exclusivité impériale"
bénéficiait aux impérialismes européens rivaux et
soustrayait aux capitaux américains les matières premières
à bas prix dont ils avaient besoin. Ils ont œuvré à
la réalisation de ces buts dans l'entre-deux-guerres, grâce à
leur énorme poids financier, d'une part, de créanciers de l'Entente
franco-anglaise depuis la guerre puis, à partir des années vingt,
du Reich qui finança son réarmement à marches forcées
par l'emprunt extérieur et, d'autre part, d'investisseurs de capitaux
(particulièrement en Allemagne). Mais ils connurent des échecs
sous l'effet de la crise, qui conduisit les concurrents européens à
se protéger d'eux, tout comme ils l'avaient fait depuis eux-mêmes
depuis la naissance de leur propre capitalisme: selon certains historiens, tel
Gabriel Kolko, le plus sérieux revers subi par Washington dans l'entre-deux-guerres
fut la décision de "préférence impériale"
prise en 1932 par la Grande-Bretagne à la conférence d'Ottawa
du Commonwealth.
La Deuxième Guerre mondiale remit aux États-Unis
victorieux et considérablement enrichis des atouts décisifs dans
la création d'un vaste bloc européen d'accès entièrement
libre: gigantesque endettement britannique suivi de l'endettement de toute l'"Europe
occidentale" (qui conduisit les intéressés à accepter
toutes les conditions financières et commerciales américaines,
abandon des empires coloniaux compris); équivalence or du dollar et multilatéralisme
menant toujours à Washington décrétés à la
conférence de Bretton-Woods de juillet 1944 (et perspective d'abandon
des tarifs douaniers et contingentements); maîtrise directe dès
le printemps 1945 et peu après pour les deux autres "zones occidentales"
de la partie la plus riche de l'Allemagne, incluant la Ruhr, base de son économie
de guerre; promesse de maîtrise à assez court terme, notamment
via l'Église romaine toute puissante, des zones d'Europe orientale pour
l'heure incluses dans la sphère d'influence soviétique; tutelle
directe (AMGOT en Italie) ou indirecte d'une zone d'influence ouest-européenne
dont les dirigeants économiques et politiques nationaux n'avaient pas
grand chose à refuser aux États-Unis: sauveteurs des coffres-forts,
ils assuraient la sécurité et l'avenir des élites compromises
par leur comportement depuis les années trente et surtout l'Occupation.
L'URSS étant réduite à la paralysie sur
les projets de "reconstitution prioritaire" du Reich, les États-Unis,
après avoir vaincu les résistances des autres pays de leur sphère
d'influence européenne à la "reconstruction prioritaire de
l'Allemagne", purent faire de celle-ci le pivot de l'union européenne:
après l'abdication définitive par la France en 1948 de ses objectifs
officiels en Allemagne et l'agrégation de sa zone d'occupation à
la Bizone anglo-américaine, la voie fut ouverte à "l'union
douanière" préparée à Washington pendant la
guerre, dont l'Allemagne occidentale prendrait la tête.
gfp.com : Quels
intérêts économiques la France poursuivait-elle après
la fin de la Seconde Guerre mondiale face à l'Allemagne de l'Ouest?
Lacroix-Riz : La
France de 1918 était victorieuse et avait défini elle-même
sa "politique allemande", celle du traité de Versailles, que
d'ailleurs elle n'appliqua pas. La "politique allemande" de la France
de 1945, qui avait connu l'ignominieuse défaite de juin 1940, se ressentit
de cette accablante réalité: c'est Washington désormais
qui en définit les bornes. Les dirigeants français affichèrent
leur revendication de "réparations", mais cet objectif fièrement
énoncé à leur population était incompatible avec
la volonté des Anglais (maîtres provisoires de la Ruhr) et des
Américains de ne pas faire revivre trop tôt les mines de la Ruhr
(concurrentes des leurs), de vendre en dollars le peu de charbon qui sortait
des mines et, du côté américain, d'éviter que les
Ouest-Européens ne reçussent trop de charbon - excellent et deux
fois moins cher que l'américain. Les États-Unis voulaient en effet
placer sur le marché européen leur propre charbon, dont l' après-guerre
rendit à nouveau la production excédentaire. Ils laissèrent
un moment à la France, outre la petite zone d'occupation prélevée
sur la leur et sur celle des Anglais, "l'os de la Sarre". Cette concession
provisoire servit d'ailleurs de prétexte à la rupture de Bidault
avec l'URSS à la conférence de Moscou d'avril-mai 1947: le ministre
des Affaires étrangères français prétendit que Staline
avait "refusé à la France le bénéfice de la
Sarre", ce qui avait obligé Paris à choisir la voie "occidentale";
mais il cacha soigneusement aux Français que les Anglo-Américains
lui refusaient l'envoi du charbon de la Ruhr, même payé en dollars.
Le gros mensonge de la responsabilité de Staline dans la "rupture"
fut avalisé par la grande presse, qui fut muette sur le second aspect
des choses.
Pour le reste, la politique française consista à
"gagner du temps" contre le retour du Reich à la Gleichberechtigung
et à la puissance (dimension militaire incluse). Les étapes de
ce retour se succédèrent inexorablement depuis l'annonce du Plan
Marshall (juin 1947) et l'abandon officiel (en juillet) par les Anglais et les
Américains des limitations de production industrielle fixées entre
Yalta et Potsdam. En 1950, peu après le discours du 9 mai de Robert Schuman
annonçant la création de la Communauté européenne
du charbon et de l'acier, prétendue "œuvre de paix et de réconciliation"
franco-allemande qui reconstituait le cartel de l'acier, Adenauer put se vanter
auprès des Allemands d'avoir balayé tous les interdits et contrôles
nés de la défaite.
gfp.com : La France
avait-elle déjà perdu la lutte d'influence lorsque la CEE fut
créée avec les Traités de Rome ?
Lacroix-Riz : L'issue
de la lutte d'influence était admise avec résignation par les
dirigeants français dès l'été 1945 et c'est une
des raisons, je l'ai dit plus haut, pour lesquelles de Gaulle, qui ne voulait
pas assumer la réduction de la France à une impuissance totale
en Allemagne, quitta le pouvoir. Les dirigeants français qui lui succédèrent
se mirent en colère en privé, parfois même encore devant
les Américains: Bidault tempêta contre eux à l'été
1947, mais il rendit vaines ses récriminations en réunissant sagement
à Paris la conférence des Seize (fondatrice de l'Europe d'aujourd'hui),
en promettant à sa population l'"Eldorado" du Plan Marshall
et en accusant l'URSS de nourrir les pires intentions à l'égard
de l'Europe occidentale et d'avoir empêché les malheureuses nations
esclaves de l'Est (comme la Pologne et la Tchécoslovaquie) de recevoir
le pactole américain.
Mais il ne voulut pas endosser les accords de Londres du printemps
et de l'été 1948 qui liquidaient toute "politique allemande",
et il céda la place au très docile Robert Schuman, homme du Comité
des Forges et féal de la dynastie Wendel depuis l'avant-guerre. Du temps
de ce "père de l'Europe" - ministre des Affaires étrangères
favori de Washington et de Bonn -, les dirigeants français cessèrent
de se mettre en colère: ils se rallièrent aux vues à la
fois des États-Unis et des puissants intérêts français
du cartel de l'acier, disposés au compromis avec l'Allemagne comme dans
les années vingt et trente. Mais les responsables de l'appareil d'État
avouaient sans détour que la France comptait pour rien depuis le début
de 1947 et plus encore en 1948, année de l'adhésion française
à la "Trizone", dans leur correspondance (mais pas à
la population). Le Service de documentation extérieure et de contre-espionnage
(SDECE) reconnut en janvier 1947 que le Département d'État "considér[ait]
l'Allemagne et non la France, comme la clé de voûte du système
européen". Le secrétaire général du Quai d'Orsay,
Jean Chauvel, qui passait le plus clair de son activité publique à
exalter le Plan Marshall et ses glorieuses perspectives si favorables à
une France "leader" de la future Europe unifiée, constata tristement
en janvier 1948, "devant l'ambassadeur américain à Paris
Jefferson Caffery [, que] le Gouvernement français [était] traité
[par Washington] exactement comme le Gouvernement soviétique", c'est
à dire en quantité négligeable.
gfp.com : Comment
qualifieriez-vous les conditions dans lesquelles a commencé la croissance
politique de l'Allemagne de l'Ouest après 1957 ? Est-ce qu'en 1957 on
a jeté les fondations pour le rôle hégémonique qu'exerce
l'Allemagne en Europe actuellement ?
Lacroix-Riz : Ce
que je vous ai dit plus haut suggère que les choses étaient en
1957 jouées depuis plus d'une décennie. L'exigence américaine
de la simultanéité du retour à la puissance industrielle
de l'Allemagne et de la proclamation de son droit à réarmement
au sein du Pacte atlantique (contre le "péril rouge" allégué)
retarda quelque peu les choses: en lançant à l'automne 1950 la
Communauté européenne de Défense, destinée à
différer l'entrée officielle de la République fédérale
d'Allemagne dans l'OTAN, la France pratiqua cette tactique de retardement qu'elle
avait érigée en "politique allemande". André
François-Poncet, l'homme du Comité des Forges d'avant, pendant
et après-guerre, avait symbolisé l'adaptation française
à la double tutelle des États-Unis et de l'Allemagne - après
avoir consenti à la tutelle unique du Reich entre 1930 et la Deuxième
Guerre mondiale. Il fit en 1953 mine de croire que l'hégémonie
allemande sur le bloc européen ouvert aux États-Unis n'était
qu'un risque futur: "Le jour où l'industrie française serait
condamnée à la stagnation et ne pourrait plus faire contrepoids
à la Ruhr, l'équilibre de forces sur quoi repose en définitive
la Communauté se trouverait rompu. Luxembourg [siège de la CECA]
cesserait, à plus ou moins lointaine échéance d'être
la capitale européenne du charbon et de l'acier sous direction française.
C'est à Düsseldorf que, de toute l'Europe occidentale, les dirigeants
de l'industrie lourde se verraient contraints de venir se présenter aux
ordres."
On avait alors résolument dépassé
le stade du risque. L'éclatante victoire américaine de 1945 avait
permis à l'Allemagne occidentale de gommer les conséquences de
sa défaite.
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