Sous l'égide de l'ancien Reich

22/03/2007 PARIS
Interview réalisé par german-foreign-policy.com d' Annie Lacroix-Riz professeur d'histoire contemporaine à l'université Paris VII.


german-foreign-policy.com: A l'occasion des festivités pour l'anniversaire de l'Union Européenne, le ministère des affaires étrangères de Berlin parle d'un "succès sans précédent" de la communauté. Sous la présidence de de Gaulle, la France voulait diriger cette "œuvre d'union européenne", peut-on lire ensuite, mais pour des raisons inconnues, cela semblerait avoir échoué...

Prof. Annie Lacroix-Riz: "Succès sans précédent", assurément, puisque l'"union européenne" ouvertement revendiquée deux ou trois ans après la fin de la Deuxième Guerre mondiale (mais l'affaire remontait aux lendemains de la Première) visait à réaliser une complète liberté des capitaux et la déflation rigoureuse des salaires, et que ces deux objectifs fondamentaux - les seuls qui eussent vraiment intéressé les délégués du capital financier, français, allemands, etc., comme ils l'avouaient sans détour en privé dès 1948-1949 - ont été pleinement réalisés. Le verrouillage des revenus du travail (contrepartie de la liberté des profits) serait désormais d'autant plus rigoureux qu'il ne serait plus assuré seulement par les patronats et les États nationaux, forcément sensibles aux résistances de leurs peuples respectifs: la police des salaires unifiée serait conduite à plusieurs, chaque pays à bas salaires étant supposé exercer une pression déterminante sur le niveau des salaires des pays à salariés plus combatifs, mieux organisés, donc jusqu'alors mieux lotis. Voilà en quoi consista "l'Europe sociale", thème avec laquelle on allèche périodiquement les populations déjà incluses dans l'"union européenne": on leur expose que "le social" (les bons salaires) viendra plus tard, ou que c'est la seule chose qui manque à l'entreprise "européenne", mais qui reste à conquérir. Aux membres des nations orientales récemment incluses, on avait initialement pratiquement promis la Mercedes pour tous, après quoi, leur pays une fois "intégré", elles ont entendu l'argument présenté ci-dessus relatif à la future "Europe sociale".

"Succès sans précédent", surtout pour l'Allemagne, dont le ministre des Affaires étrangères se félicite en termes à peine polis du fiasco des prétentions françaises à "diriger cette 'œuvre d'union européenne'". De fait, tous les milieux dirigeants d'Europe occidentale surent avant la fin de la Deuxième Guerre mondiale ce que leurs fractions non-allemandes dissimulèrent soigneusement à leurs populations: c'est sous l'égide de l'ancien Reich appelé à retrouver, sous la tutelle et la protection des États-Unis, sa puissance et ses frontières de 1937 (voire d' après 1937) que cette entreprise serait menée à bien. Il est de bonne guerre pour un ministre allemand de se flatter auprès de sa population d'un succès récent, prétendument arraché de haute lutte. Tout comme il fut de bonne guerre, pour De Gaulle, démissionnaire du gouvernement en 1946, de faire croire au peuple français que "nous ten[i]ons le Rhin", alors qu'il fuyait précisément parce que la "politique allemande" de la France était vouée à la mort par l'alliance germano-américaine et parce qu'il s'estimait incapable de s'opposer à ce cours.

gfp.com: La présentation du ministère des affaires étrangères ne mentionne pas du tout le rôle qu'ont joué les Etats-Unis dans les luttes d'influence pour le pouvoir économique et politique en Europe. Quand et pourquoi les Etats-Unis ont-ils influencé le processus d'unification de l'Europe et quel était leur but?

Lacroix-Riz : Les États-Unis sont sortis de la Première Guerre mondiale avec des objectifs européens inclus dans les "14 points de Wilson": faire de l'Europe une zone ouverte à leurs capitaux et à leurs marchandises, métropoles et colonies: "l'exclusivité impériale" bénéficiait aux impérialismes européens rivaux et soustrayait aux capitaux américains les matières premières à bas prix dont ils avaient besoin. Ils ont œuvré à la réalisation de ces buts dans l'entre-deux-guerres, grâce à leur énorme poids financier, d'une part, de créanciers de l'Entente franco-anglaise depuis la guerre puis, à partir des années vingt, du Reich qui finança son réarmement à marches forcées par l'emprunt extérieur et, d'autre part, d'investisseurs de capitaux (particulièrement en Allemagne). Mais ils connurent des échecs sous l'effet de la crise, qui conduisit les concurrents européens à se protéger d'eux, tout comme ils l'avaient fait depuis eux-mêmes depuis la naissance de leur propre capitalisme: selon certains historiens, tel Gabriel Kolko, le plus sérieux revers subi par Washington dans l'entre-deux-guerres fut la décision de "préférence impériale" prise en 1932 par la Grande-Bretagne à la conférence d'Ottawa du Commonwealth.

La Deuxième Guerre mondiale remit aux États-Unis victorieux et considérablement enrichis des atouts décisifs dans la création d'un vaste bloc européen d'accès entièrement libre: gigantesque endettement britannique suivi de l'endettement de toute l'"Europe occidentale" (qui conduisit les intéressés à accepter toutes les conditions financières et commerciales américaines, abandon des empires coloniaux compris); équivalence or du dollar et multilatéralisme menant toujours à Washington décrétés à la conférence de Bretton-Woods de juillet 1944 (et perspective d'abandon des tarifs douaniers et contingentements); maîtrise directe dès le printemps 1945 et peu après pour les deux autres "zones occidentales" de la partie la plus riche de l'Allemagne, incluant la Ruhr, base de son économie de guerre; promesse de maîtrise à assez court terme, notamment via l'Église romaine toute puissante, des zones d'Europe orientale pour l'heure incluses dans la sphère d'influence soviétique; tutelle directe (AMGOT en Italie) ou indirecte d'une zone d'influence ouest-européenne dont les dirigeants économiques et politiques nationaux n'avaient pas grand chose à refuser aux États-Unis: sauveteurs des coffres-forts, ils assuraient la sécurité et l'avenir des élites compromises par leur comportement depuis les années trente et surtout l'Occupation.

L'URSS étant réduite à la paralysie sur les projets de "reconstitution prioritaire" du Reich, les États-Unis, après avoir vaincu les résistances des autres pays de leur sphère d'influence européenne à la "reconstruction prioritaire de l'Allemagne", purent faire de celle-ci le pivot de l'union européenne: après l'abdication définitive par la France en 1948 de ses objectifs officiels en Allemagne et l'agrégation de sa zone d'occupation à la Bizone anglo-américaine, la voie fut ouverte à "l'union douanière" préparée à Washington pendant la guerre, dont l'Allemagne occidentale prendrait la tête.

gfp.com : Quels intérêts économiques la France poursuivait-elle après la fin de la Seconde Guerre mondiale face à l'Allemagne de l'Ouest?

Lacroix-Riz : La France de 1918 était victorieuse et avait défini elle-même sa "politique allemande", celle du traité de Versailles, que d'ailleurs elle n'appliqua pas. La "politique allemande" de la France de 1945, qui avait connu l'ignominieuse défaite de juin 1940, se ressentit de cette accablante réalité: c'est Washington désormais qui en définit les bornes. Les dirigeants français affichèrent leur revendication de "réparations", mais cet objectif fièrement énoncé à leur population était incompatible avec la volonté des Anglais (maîtres provisoires de la Ruhr) et des Américains de ne pas faire revivre trop tôt les mines de la Ruhr (concurrentes des leurs), de vendre en dollars le peu de charbon qui sortait des mines et, du côté américain, d'éviter que les Ouest-Européens ne reçussent trop de charbon - excellent et deux fois moins cher que l'américain. Les États-Unis voulaient en effet placer sur le marché européen leur propre charbon, dont l' après-guerre rendit à nouveau la production excédentaire. Ils laissèrent un moment à la France, outre la petite zone d'occupation prélevée sur la leur et sur celle des Anglais, "l'os de la Sarre". Cette concession provisoire servit d'ailleurs de prétexte à la rupture de Bidault avec l'URSS à la conférence de Moscou d'avril-mai 1947: le ministre des Affaires étrangères français prétendit que Staline avait "refusé à la France le bénéfice de la Sarre", ce qui avait obligé Paris à choisir la voie "occidentale"; mais il cacha soigneusement aux Français que les Anglo-Américains lui refusaient l'envoi du charbon de la Ruhr, même payé en dollars. Le gros mensonge de la responsabilité de Staline dans la "rupture" fut avalisé par la grande presse, qui fut muette sur le second aspect des choses.

Pour le reste, la politique française consista à "gagner du temps" contre le retour du Reich à la Gleichberechtigung et à la puissance (dimension militaire incluse). Les étapes de ce retour se succédèrent inexorablement depuis l'annonce du Plan Marshall (juin 1947) et l'abandon officiel (en juillet) par les Anglais et les Américains des limitations de production industrielle fixées entre Yalta et Potsdam. En 1950, peu après le discours du 9 mai de Robert Schuman annonçant la création de la Communauté européenne du charbon et de l'acier, prétendue "œuvre de paix et de réconciliation" franco-allemande qui reconstituait le cartel de l'acier, Adenauer put se vanter auprès des Allemands d'avoir balayé tous les interdits et contrôles nés de la défaite.

gfp.com : La France avait-elle déjà perdu la lutte d'influence lorsque la CEE fut créée avec les Traités de Rome ?

Lacroix-Riz : L'issue de la lutte d'influence était admise avec résignation par les dirigeants français dès l'été 1945 et c'est une des raisons, je l'ai dit plus haut, pour lesquelles de Gaulle, qui ne voulait pas assumer la réduction de la France à une impuissance totale en Allemagne, quitta le pouvoir. Les dirigeants français qui lui succédèrent se mirent en colère en privé, parfois même encore devant les Américains: Bidault tempêta contre eux à l'été 1947, mais il rendit vaines ses récriminations en réunissant sagement à Paris la conférence des Seize (fondatrice de l'Europe d'aujourd'hui), en promettant à sa population l'"Eldorado" du Plan Marshall et en accusant l'URSS de nourrir les pires intentions à l'égard de l'Europe occidentale et d'avoir empêché les malheureuses nations esclaves de l'Est (comme la Pologne et la Tchécoslovaquie) de recevoir le pactole américain.

Mais il ne voulut pas endosser les accords de Londres du printemps et de l'été 1948 qui liquidaient toute "politique allemande", et il céda la place au très docile Robert Schuman, homme du Comité des Forges et féal de la dynastie Wendel depuis l'avant-guerre. Du temps de ce "père de l'Europe" - ministre des Affaires étrangères favori de Washington et de Bonn -, les dirigeants français cessèrent de se mettre en colère: ils se rallièrent aux vues à la fois des États-Unis et des puissants intérêts français du cartel de l'acier, disposés au compromis avec l'Allemagne comme dans les années vingt et trente. Mais les responsables de l'appareil d'État avouaient sans détour que la France comptait pour rien depuis le début de 1947 et plus encore en 1948, année de l'adhésion française à la "Trizone", dans leur correspondance (mais pas à la population). Le Service de documentation extérieure et de contre-espionnage (SDECE) reconnut en janvier 1947 que le Département d'État "considér[ait] l'Allemagne et non la France, comme la clé de voûte du système européen". Le secrétaire général du Quai d'Orsay, Jean Chauvel, qui passait le plus clair de son activité publique à exalter le Plan Marshall et ses glorieuses perspectives si favorables à une France "leader" de la future Europe unifiée, constata tristement en janvier 1948, "devant l'ambassadeur américain à Paris Jefferson Caffery [, que] le Gouvernement français [était] traité [par Washington] exactement comme le Gouvernement soviétique", c'est à dire en quantité négligeable.

gfp.com : Comment qualifieriez-vous les conditions dans lesquelles a commencé la croissance politique de l'Allemagne de l'Ouest après 1957 ? Est-ce qu'en 1957 on a jeté les fondations pour le rôle hégémonique qu'exerce l'Allemagne en Europe actuellement ?

Lacroix-Riz : Ce que je vous ai dit plus haut suggère que les choses étaient en 1957 jouées depuis plus d'une décennie. L'exigence américaine de la simultanéité du retour à la puissance industrielle de l'Allemagne et de la proclamation de son droit à réarmement au sein du Pacte atlantique (contre le "péril rouge" allégué) retarda quelque peu les choses: en lançant à l'automne 1950 la Communauté européenne de Défense, destinée à différer l'entrée officielle de la République fédérale d'Allemagne dans l'OTAN, la France pratiqua cette tactique de retardement qu'elle avait érigée en "politique allemande". André François-Poncet, l'homme du Comité des Forges d'avant, pendant et après-guerre, avait symbolisé l'adaptation française à la double tutelle des États-Unis et de l'Allemagne - après avoir consenti à la tutelle unique du Reich entre 1930 et la Deuxième Guerre mondiale. Il fit en 1953 mine de croire que l'hégémonie allemande sur le bloc européen ouvert aux États-Unis n'était qu'un risque futur: "Le jour où l'industrie française serait condamnée à la stagnation et ne pourrait plus faire contrepoids à la Ruhr, l'équilibre de forces sur quoi repose en définitive la Communauté se trouverait rompu. Luxembourg [siège de la CECA] cesserait, à plus ou moins lointaine échéance d'être la capitale européenne du charbon et de l'acier sous direction française. C'est à Düsseldorf que, de toute l'Europe occidentale, les dirigeants de l'industrie lourde se verraient contraints de venir se présenter aux ordres."

On avait alors résolument dépassé le stade du risque. L'éclatante victoire américaine de 1945 avait permis à l'Allemagne occidentale de gommer les conséquences de sa défaite.

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