Jurisprudence européenne et droit du travail

Indépendance des chercheurs

Le 18 janvier, un article d'Eric Alt dans AgoraVox avec le titre « L’intégrisme néo-libéral de l’Union européenne » rappelle des jurisprudences de la Cour de Justice de l’Union Européenne, appelée Cour de Justice Européenne avant l'entrée en application du Traité de Lisbonne. Il en ressort une évolution dans le sens de l'affirmation d'une prééminence du « droit d'établissement » (article 49 du Traité sur le Fonctionnement de l'Union Européenne) et de la « libre prestation de services » (article 56) sur le droit du travail des pays membres et les droits syndicaux. Le 18 janvier également, Le Monde évoque la situation d'un million de chômeurs français qui se retrouveront en fin de droits cette année et dont 600.000 environ risquent de n'avoir accès à aucune aide de l'Etat. En même temps, Dominique Strauss-Kahn a estimé, en tant que directeur général du Fonds Monétaire International (FMI), que la réduction des dettes publiques doit être la priorité pour les années à venir. La recherche et l'éducation françaises sont directement visées par ce rouleau compresseur, dans la perspective d'une gestion de droit privé des universités « autonomes » et d'un démantèlement des établissements publics de recherche comme le Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS). L'offensive contre le CNRS et la politique de privatisation des universités apparaissent comme des signes précurseurs d'une sous-traitance générale des métiers de la recherche et de l'éducation dans le cadre d'un « marché européen » auquel les instances dirigeantes du CNRS n'ont pas manqué de faire allusion au cours des années récentes. Dans ces conditions, il paraît évident que les mobilisations de défense des services publics ne peuvent pas valablement se limiter à des revendications sur l'emploi, le budget ou les salaires. Il est indispensable de s'opposer résolument à l'ensemble des « réformes » en cours ou de la dernière décennie, y compris européennes.

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La stratégie de Lisbonne adoptée en mars 2000, précédée par le Processus de Bologne lancé en 1988-89 et suivie en France de la LOLF de 2001, du Pacte pour la Recherche de 2005-2006, de la LRU de 2007, de la loi sur la « mobilité » des fonctionnaires, de l'application des accords de l'OMC... Telle a été, pour la recherche et l'éducation, la machine à broyer dont le Traité de Lisbonne, ratifié sans référendum, aggravera les effets de manière décisive.

On peut raisonnablement penser, d'ailleurs, que les difficultés rencontrées par la ratification du Traité Constitutionnel Européen rejeté par la France en 2005, et du Traité de Lisbonne qui n'a pu entrer en application que le 1er décembre dernier, ont induit les milieux patronaux à faire preuve d'une certaine prudence au cours des années récentes, de façon à ne pas dévoiler toutes les « potentialités » du dispositif en matière de dumping social.
De toute évidence, le pire est venir. Mais qui s'est vraiment opposé à l'ensemble de cette machine, y compris à la ratification par la France du Traité de Lisbonne ?
Pourtant, dès décembre 2007, avant la ratification de ce Traité par la France, les directions politiques et syndicales se trouvaient en possession de jurisprudences européennes mettant clairement en évidence la destruction du droit du travail et des acquis sociaux que comporteront inévitablement les textes de l'Union Européenne (UE). Notamment, en ce qui concerne la mise en concurrence des salariés de différents pays.

Il aurait donc été normal qu'une vaste campagne d'information et d'explication à l'adresse de la grande majorité population soit organisée à propos des dangers de la politique européenne et des « réformes » qu'elle imposait depuis les années 1990. A fortiori, en 2008-009, à l'occasion d'importants mouvements de défense des services publics. Tel n'a pas été le cas. Et pour quelle raison, alors que le rouleau compresseur législatif et réglementaire ne cesse de se développer, l'intersyndicale de la recherche et de l'enseignement supérieur appelle-t-elle uniquement à des actions pour l'emploi, les salaires et le budget dans le cadre de la journée du jeudi 21 avril ? Voir notre article du 17 janvier.

Il paraît évident que, si on laisse faire, la recherche et l'éducation françaises ne pourront pas échapper à la logique du « marché de la connaissance » imposée par la stratégie de Lisbonne. Dans un tel contexte, la privatisation des structures de la recherche et de l'éducation permettra notamment l'implantation à grande échelle d'une sous-traitance embauchant des personnels payés par des partenaires étrangers d' après le droit d'autres pays.
Pour rappel, l'article du Traité sur le Fonctionnement de l'Union Européenne (ancien article 43 du Traité instituant la Communauté Européenne) prévoit : ( http://eur-lex.europa.eu/LexUriServ/LexUriServ.do?uri=CEL...)

Article 49

Dans le cadre des dispositions ci- après, les restrictions à la liberté d'établissement des ressortissants d'un État membre dans le territoire d'un autre État membre sont interdites. Cette interdiction s'étend également aux restrictions à la création d'agences, de succursales ou de filiales, par les ressortissants d'un État membre établis sur le territoire d'un État membre.
La liberté d'établissement comporte l'accès aux activités non salariées et leur exercice, ainsi que la constitution et la gestion d'entreprises, et notamment de sociétés au sens de l'article 54, deuxième alinéa, dans les conditions définies par la législation du pays d'établissement pour ses propres ressortissants, sous réserve des dispositions du chapitre relatif aux capitaux. (fin de citation)

L'article 56 du même Traité (ancien article 49 du Traité instituant la Communauté Européenne) prescrit : ( http://eur-lex.europa.eu/LexUriServ/LexUriServ.do?uri=CEL...)

Article 56

Dans le cadre des dispositions ci- après, les restrictions à la libre prestation des services à l'intérieur de l'Union sont interdites à l'égard des ressortissants des États membres établis dans un État membre autre que celui du destinataire de la prestation.
Le Parlement européen et le Conseil, statuant conformément à la procédure législative ordinaire, peuvent étendre le bénéfice des dispositions du présent chapitre aux prestataires de services ressortissants d'un État tiers et établis à l'intérieur de l'Union. (fin de citation)

Enfin, l'article 57 (ancien article 50 du Traité instituant la Communauté Européenne) précise : ( http://eur-lex.europa.eu/LexUriServ/LexUriServ.do?uri=CEL... )

Article 57

Au sens des traités, sont considérées comme services les prestations fournies normalement contre rémunération, dans la mesure où elles ne sont pas régies par les dispositions relatives à la libre circulation des marchandises, des capitaux et des personnes.

Les services comprennent notamment:
a) des activités de caractère industriel,
b) des activités de caractère commercial,
c) des activités artisanales,
d) les activités des professions libérales.

Sans préjudice des dispositions du chapitre relatif au droit d'établissement, le prestataire peut, pour l'exécution de sa prestation, exercer, à titre temporaire, son activité dans l'État membre où la prestation est fournie, dans les mêmes conditions que celles que cet État impose à ses propres ressortissants. (fin de citation)

Source pour les trois articles : EUR-lex , © Union européenne, http://eur-lex.europa.eu/ . Seule fait foi la version imprimée de la législation européenne telle que publiée dans les éditions papier du Journal officiel de l'Union européenne.


Dans l'affaire International Transport Workers’ Federation et Finnish Seamen’s Union contre Viking Line ABP et OÜ Viking Line Eesti, il s'agissait d'une compagnie finlandaise (Viking) qui, afin de pouvoir verser des salaires plus bas à ses marins, avait placé l'un de ses navires sous pavillon estonien.
La Fédération Internationale des Ouvriers du Transport avait appelé au boycott de Viking. La revendication principale étant qu'en cas de cas de changement de pavillon, l’équipage devait continuer à être employé dans les conditions prévues par le droit finlandais et la convention collective applicable.

La Cour soulève à ce sujet, entre autres, la question suivante :

Lorsqu' un syndicat ou une association de syndicats mène une action collective à l’encontre d’une entreprise privée afin d’obliger cette dernière à conclure une convention collective de travail avec un syndicat établi dans un État membre particulier, ce qui a pour effet de rendre inutile pour cette entreprise le changement de pavillon d’un navire au profit de celui d’un autre État membre, cette action échappe-t-elle au champ d’application de l’article 43 CE et/ou du règlement […] n° 4055/86 […], en raison de la politique sociale communautaire comprenant entre autres le titre XI du traité CE et, en particulier, par analogie au raisonnement de la Cour dans l’arrêt […] Albany ([précité], points 52 à 64)? (fin de citation)

La Cour se réfère à l'article 43 de l'époque du Traité instituant la Communauté Européenne (actuel Traité 49 du Traité sur le Fonctionnement de l'Union Européenne, comme exposé plus haut).
Suit un extrait de l'arrêt : ( http://curia.europa.eu/jurisp/cgi-bin/form.pl?llang="FR"&amp...)

ARRÊT DE LA COUR (grande chambre) 11 décembre 2007

«Transports maritimes - Droit d’établissement - Droits fondamentaux - Objectifs de la politique sociale communautaire - Action collective d’une organisation syndicale contre une entreprise privée - Convention collective de nature à dissuader une entreprise d’enregistrer un navire sous le pavillon d’un autre État membre»

Dans l’affaire C-438/05, ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 234 CE, introduite par la Court of Appeal (England & Wales) (Civil Division) (Royaume-Uni), par décision du 23 novembre 2005, parvenue à la Cour le 6 décembre 2005, dans la procédure International Transport Workers’ Federation, Finnish Seamen’s Union
contre
Viking Line ABP, OÜ Viking Line Eesti, (...)
Par ces motifs, la Cour (grande chambre) dit pour droit:

1) L’article 43 CE doit être interprété en ce sens que, en principe, n’est pas soustraite au champ d’application de cet article une action collective engagée par un syndicat ou un groupement de syndicats à l’encontre d’une entreprise privée aux fins d’amener cette dernière à conclure une convention collective dont le contenu est de nature à la dissuader de faire usage de la liberté d’établissement.
2) L’article 43 CE est de nature à conférer des droits à une entreprise privée susceptibles d’être opposés à un syndicat ou à une association de syndicats.
3) L’article 43 CE doit être interprété en ce sens que des actions collectives telles que celles en cause au principal, qui visent à amener une entreprise privée dont le siège est situé dans un État membre déterminé à conclure une convention collective de travail avec un syndicat établi dans cet État et à appliquer les clauses prévues par cette convention aux salariés d’une filiale de ladite entreprise établie dans un autre État membre, constituent des restrictions au sens dudit article.
Ces restrictions peuvent, en principe, être justifiées au titre de la protection d’une raison impérieuse d’intérêt général, telle que la protection des travailleurs, à condition qu' il soit établi qu' elles sont aptes à garantir la réalisation de l’objectif légitime poursuivi et ne vont pas au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre cet objectif. (fin de l'extrait)

On retrouve le même type de jurisprudence dans l'affaire Laval un Partneri Ltd contre des syndicats suédois. Il s'agit d'une entreprise de construction lettonne qui, via un contrat de sous-traitance, avait été chargée de construire une école en Suède avec 35 travailleurs lettons payés en dessous des salaires prévus par la convention collective suédoise de la construction. Ayant engagé une action collective, les syndicats suédois furent traînés en justice.

Suit un extrait de l'arrêt : http://curia.europa.eu/jurisp/cgi-bin/form.pl?llang="FR"&amp...

ARRÊT DE LA COUR (grande chambre) 18 décembre 2007

« Libre prestation des services – Directive 96/71/CE – Détachement de travailleurs dans le domaine de la construction – Législation nationale fixant les conditions de travail et d’emploi concernant les matières visées à l’article 3, paragraphe 1, premier alinéa, sous a) à g), à l’exception des taux de salaire minimal – Convention collective du bâtiment dont les clauses fixent des conditions plus favorables ou portent sur d’autres matières – Possibilité pour les organisations syndicales de tenter de contraindre au moyen d’actions collectives les entreprises établies dans d’autres États membres à négocier au cas par cas afin de déterminer les taux de salaire devant être versés aux travailleurs et à adhérer à la convention collective du bâtiment »
Dans l’affaire C-341/05, ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 234 CE, introduite par l’Arbetsdomstolen (Suède), par décision du 15 septembre 2005, parvenue à la Cour le 19 septembre 2005, dans la procédure Laval un Partneri Ltd contre Svenska Byggnadsarbetareförbundet, Svenska Byggnadsarbetareförbundets avdelning 1, Byggettan, Svenska Elektrikerförbundet, (...)

Par ces motifs, la Cour (grande chambre) dit pour droit:

1) Les articles 49 CE et 3 de la directive 96/71/CE du Parlement européen et du Conseil, du 16 décembre 1996, concernant le détachement de travailleurs effectué dans le cadre d’une prestation de services, doivent être interprétés en ce sens qu' ils s’opposent à ce que, dans un État membre dans lequel les conditions de travail et d’emploi concernant les matières visées à l’article 3, paragraphe 1, premier alinéa, sous a) à g), de cette directive figurent dans des dispositions législatives, à l’exception des taux de salaire minimal, une organisation syndicale puisse tenter de contraindre, par une action collective prenant la forme d’un blocus de chantiers telle que celle en cause au principal, un prestataire de services établi dans un autre État membre à entamer avec elle une négociation sur les taux de salaire devant être versés aux travailleurs détachés ainsi qu' à adhérer à une convention collective dont des clauses établissent, pour certaines desdites matières, des conditions plus favorables que celles découlant des dispositions législatives pertinentes, tandis que d’autres clauses portent sur des matières non visées à l’article 3 de ladite directive.
2) Les articles 49 CE et 50 CE s’opposent à ce que, dans un État membre, l’interdiction faite aux organisations syndicales d’entreprendre une action collective dans le but d’abroger ou de modifier une convention collective conclue par des tiers soit subordonnée à ce que l’action porte sur des conditions de travail et d’emploi auxquelles la loi nationale s’applique directement. (fin de l'extrait)

La Directive 96/71/CE du Parlement Européen et du conseil du 16 décembre 1996 concernant le détachement de travailleurs effectué dans le cadre d'une prestation de services est accessible à l'adresse : http://eur-lex.europa.eu/LexUriServ/LexUriServ.do?uri=CEL...

La jurisprudence européenne :

- dresse explicitement des obstacles à « une action collective engagée par un syndicat ou un groupement de syndicats à l’encontre d’une entreprise privée aux fins d’amener cette dernière à conclure une convention collective dont le contenu est de nature à la dissuader de faire usage de la liberté d’établissement » ;
- s'oppose notamment à ce que « une organisation syndicale puisse tenter de contraindre, par une action collective prenant la forme d’un blocus de chantiers (...), un prestataire de services établi dans un autre État membre à entamer avec elle une négociation sur les taux de salaire devant être versés aux travailleurs détachés » ;
- estime que l'actuel article 49 du Traité sur le Fonctionnement de l'Union Européenne « est de nature à conférer des droits à une entreprise privée susceptibles d’être opposés à un syndicat ou à une association de syndicats ». etc...

Sorties de leur cadre statutaire actuel, et gérées par des entités de droit privé comme le prévoient « réformes » en cours, la recherche et l'éducation françaises seront des cibles faciles d'une opération de dumping et de généralisation de la précarité. Les textes en vigueur de l'Union Européenne et leur interprétation par la Cour de Justice de l'UE permettront d'accélérer de manière décisive un tel processus.

En même temps, la marchandisation de la connaissance découlant de la stratégie de Lisbonne rendra l'éducation de plus en plus difficilement accessible et anéantira les possibilités réelles d'une recherche au service de l'intérêt général.

Il en sera de même de l'ensemble des services publics, à commencer par celui de la santé. Il paraît donc indispensable que ces menaces d'une gravité sans précédent soient dénoncées par une vaste campagne d'explication à l'adresse des citoyens, et que le retrait de l'ensemble du dispositif juridique français et européen qui a conduit à cette situation soit exigé dans chaque mobilisation.

Source : http://science21.blogs.courrierinternational.com/archive/2010/01/18/jurisprudence-europeenne-et-droit-du-travail.html

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