Jurisprudence
européenne et droit du travail
Indépendance
des chercheurs
La stratégie de Lisbonne adoptée en mars 2000,
précédée par le Processus de Bologne lancé en 1988-89
et suivie en France de la LOLF de 2001, du Pacte pour la Recherche de 2005-2006,
de la LRU de 2007, de la loi sur la « mobilité » des fonctionnaires,
de l'application des accords de l'OMC... Telle a été, pour la
recherche et l'éducation, la machine à broyer dont le Traité
de Lisbonne, ratifié sans référendum, aggravera les effets
de manière décisive.
On peut raisonnablement penser, d'ailleurs, que les difficultés
rencontrées par la ratification du Traité Constitutionnel Européen
rejeté par la France en 2005, et du Traité de Lisbonne qui n'a
pu entrer en application que le 1er décembre dernier, ont induit les
milieux patronaux à faire preuve d'une certaine prudence au cours des
années récentes, de façon à ne pas dévoiler
toutes les « potentialités » du dispositif en matière
de dumping social.
De toute évidence, le pire est venir. Mais qui s'est vraiment opposé
à l'ensemble de cette machine, y compris à la ratification par
la France du Traité de Lisbonne ?
Pourtant, dès décembre 2007, avant la ratification de ce Traité
par la France, les directions politiques et syndicales se trouvaient en possession
de jurisprudences européennes mettant clairement en évidence la
destruction du droit du travail et des acquis sociaux que comporteront inévitablement
les textes de l'Union Européenne (UE). Notamment, en ce qui concerne
la mise en concurrence des salariés de différents pays.
Il aurait donc été normal qu'une vaste campagne
d'information et d'explication à l'adresse de la grande majorité
population soit organisée à propos des dangers de la politique
européenne et des « réformes » qu'elle imposait depuis
les années 1990. A fortiori, en 2008-009, à l'occasion d'importants
mouvements de défense des services publics. Tel n'a pas été
le cas. Et pour quelle raison, alors que le rouleau compresseur législatif
et réglementaire ne cesse de se développer, l'intersyndicale de
la recherche et de l'enseignement supérieur appelle-t-elle uniquement
à des actions pour l'emploi, les salaires et le budget dans le cadre
de la journée du jeudi 21 avril ? Voir notre article du 17 janvier.
Il paraît évident que, si on laisse faire, la
recherche et l'éducation françaises ne pourront pas échapper
à la logique du « marché de la connaissance » imposée
par la stratégie de Lisbonne. Dans un tel contexte, la privatisation
des structures de la recherche et de l'éducation permettra notamment
l'implantation à grande échelle d'une sous-traitance embauchant
des personnels payés par des partenaires étrangers d' après
le droit d'autres pays.
Pour rappel, l'article du Traité sur le Fonctionnement de l'Union Européenne
(ancien article 43 du Traité instituant la Communauté Européenne)
prévoit : ( http://eur-lex.europa.eu/LexUriServ/LexUriServ.do?uri=CEL...)
Article 49
Dans le cadre des dispositions ci- après, les restrictions
à la liberté d'établissement des ressortissants d'un État
membre dans le territoire d'un autre État membre sont interdites. Cette
interdiction s'étend également aux restrictions à la création
d'agences, de succursales ou de filiales, par les ressortissants d'un État
membre établis sur le territoire d'un État membre.
La liberté d'établissement comporte l'accès aux activités
non salariées et leur exercice, ainsi que la constitution et la gestion
d'entreprises, et notamment de sociétés au sens de l'article 54,
deuxième alinéa, dans les conditions définies par la législation
du pays d'établissement pour ses propres ressortissants, sous réserve
des dispositions du chapitre relatif aux capitaux. (fin de citation)
L'article 56 du même Traité (ancien article 49
du Traité instituant la Communauté Européenne) prescrit
: ( http://eur-lex.europa.eu/LexUriServ/LexUriServ.do?uri=CEL...)
Article 56
Dans le cadre des dispositions ci- après, les restrictions
à la libre prestation des services à l'intérieur de l'Union
sont interdites à l'égard des ressortissants des États
membres établis dans un État membre autre que celui du destinataire
de la prestation.
Le Parlement européen et le Conseil, statuant conformément à
la procédure législative ordinaire, peuvent étendre le
bénéfice des dispositions du présent chapitre aux prestataires
de services ressortissants d'un État tiers et établis à
l'intérieur de l'Union. (fin de citation)
Enfin, l'article 57 (ancien article 50 du Traité instituant
la Communauté Européenne) précise : ( http://eur-lex.europa.eu/LexUriServ/LexUriServ.do?uri=CEL...
)
Article 57
Au sens des traités, sont considérées
comme services les prestations fournies normalement contre rémunération,
dans la mesure où elles ne sont pas régies par les dispositions
relatives à la libre circulation des marchandises, des capitaux et des
personnes.
Les services comprennent notamment:
a) des activités de caractère industriel,
b) des activités de caractère commercial,
c) des activités artisanales,
d) les activités des professions libérales.
Sans préjudice des dispositions du chapitre relatif
au droit d'établissement, le prestataire peut, pour l'exécution
de sa prestation, exercer, à titre temporaire, son activité dans
l'État membre où la prestation est fournie, dans les mêmes
conditions que celles que cet État impose à ses propres ressortissants.
(fin de citation)
Dans l'affaire International Transport Workers’ Federation et Finnish
Seamen’s Union contre Viking Line ABP et OÜ Viking Line Eesti, il
s'agissait d'une compagnie finlandaise (Viking) qui, afin de pouvoir verser
des salaires plus bas à ses marins, avait placé l'un de ses navires
sous pavillon estonien.
La Fédération Internationale des Ouvriers du Transport avait appelé
au boycott de Viking. La revendication principale étant qu'en cas de
cas de changement de pavillon, l’équipage devait continuer à
être employé dans les conditions prévues par le droit finlandais
et la convention collective applicable.
La Cour soulève à ce sujet, entre autres, la
question suivante :
Lorsqu' un syndicat ou une association de syndicats mène
une action collective à l’encontre d’une entreprise privée
afin d’obliger cette dernière à conclure une convention
collective de travail avec un syndicat établi dans un État membre
particulier, ce qui a pour effet de rendre inutile pour cette entreprise le
changement de pavillon d’un navire au profit de celui d’un autre
État membre, cette action échappe-t-elle au champ d’application
de l’article 43 CE et/ou du règlement […] n° 4055/86
[…], en raison de la politique sociale communautaire comprenant entre
autres le titre XI du traité CE et, en particulier, par analogie au raisonnement
de la Cour dans l’arrêt […] Albany ([précité],
points 52 à 64)? (fin de citation)
La Cour se réfère à l'article 43 de l'époque
du Traité instituant la Communauté Européenne (actuel Traité
49 du Traité sur le Fonctionnement de l'Union Européenne, comme
exposé plus haut).
Suit un extrait de l'arrêt : ( http://curia.europa.eu/jurisp/cgi-bin/form.pl?llang="FR"&...)
ARRÊT DE LA COUR (grande chambre) 11 décembre
2007
«Transports maritimes - Droit d’établissement
- Droits fondamentaux - Objectifs de la politique sociale communautaire - Action
collective d’une organisation syndicale contre une entreprise privée
- Convention collective de nature à dissuader une entreprise d’enregistrer
un navire sous le pavillon d’un autre État membre»
Dans l’affaire C-438/05, ayant pour objet une demande
de décision préjudicielle au titre de l’article 234 CE,
introduite par la Court of Appeal (England & Wales) (Civil Division) (Royaume-Uni),
par décision du 23 novembre 2005, parvenue à la Cour le 6 décembre
2005, dans la procédure International Transport Workers’ Federation,
Finnish Seamen’s Union
contre
Viking Line ABP, OÜ Viking Line Eesti, (...)
Par ces motifs, la Cour (grande chambre) dit pour droit:
1) L’article 43 CE doit être interprété
en ce sens que, en principe, n’est pas soustraite au champ d’application
de cet article une action collective engagée par un syndicat ou un groupement
de syndicats à l’encontre d’une entreprise privée
aux fins d’amener cette dernière à conclure une convention
collective dont le contenu est de nature à la dissuader de faire usage
de la liberté d’établissement.
2) L’article 43 CE est de nature à conférer des droits à
une entreprise privée susceptibles d’être opposés
à un syndicat ou à une association de syndicats.
3) L’article 43 CE doit être interprété en ce sens
que des actions collectives telles que celles en cause au principal, qui visent
à amener une entreprise privée dont le siège est situé
dans un État membre déterminé à conclure une convention
collective de travail avec un syndicat établi dans cet État et
à appliquer les clauses prévues par cette convention aux salariés
d’une filiale de ladite entreprise établie dans un autre État
membre, constituent des restrictions au sens dudit article.
Ces restrictions peuvent, en principe, être justifiées au titre
de la protection d’une raison impérieuse d’intérêt
général, telle que la protection des travailleurs, à condition
qu' il soit établi qu' elles sont aptes à garantir la
réalisation de l’objectif légitime poursuivi et ne vont
pas au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre cet objectif.
(fin de l'extrait)
On retrouve le même type de jurisprudence dans l'affaire
Laval un Partneri Ltd contre des syndicats suédois. Il s'agit d'une entreprise
de construction lettonne qui, via un contrat de sous-traitance, avait été
chargée de construire une école en Suède avec 35 travailleurs
lettons payés en dessous des salaires prévus par la convention
collective suédoise de la construction. Ayant engagé une action
collective, les syndicats suédois furent traînés en justice.
Suit un extrait de l'arrêt : http://curia.europa.eu/jurisp/cgi-bin/form.pl?llang="FR"&...
ARRÊT DE LA COUR (grande chambre) 18 décembre
2007
« Libre prestation des services – Directive 96/71/CE
– Détachement de travailleurs dans le domaine de la construction
– Législation nationale fixant les conditions de travail et d’emploi
concernant les matières visées à l’article 3, paragraphe
1, premier alinéa, sous a) à g), à l’exception des
taux de salaire minimal – Convention collective du bâtiment dont
les clauses fixent des conditions plus favorables ou portent sur d’autres
matières – Possibilité pour les organisations syndicales
de tenter de contraindre au moyen d’actions collectives les entreprises
établies dans d’autres États membres à négocier
au cas par cas afin de déterminer les taux de salaire devant être
versés aux travailleurs et à adhérer à la convention
collective du bâtiment »
Dans l’affaire C-341/05, ayant pour objet une demande de décision
préjudicielle au titre de l’article 234 CE, introduite par l’Arbetsdomstolen
(Suède), par décision du 15 septembre 2005, parvenue à
la Cour le 19 septembre 2005, dans la procédure Laval un Partneri Ltd
contre Svenska Byggnadsarbetareförbundet, Svenska Byggnadsarbetareförbundets
avdelning 1, Byggettan, Svenska Elektrikerförbundet, (...)
Par ces motifs, la Cour (grande chambre) dit pour droit:
1) Les articles 49 CE et 3 de la directive 96/71/CE du Parlement
européen et du Conseil, du 16 décembre 1996, concernant le détachement
de travailleurs effectué dans le cadre d’une prestation de services,
doivent être interprétés en ce sens qu' ils s’opposent
à ce que, dans un État membre dans lequel les conditions de travail
et d’emploi concernant les matières visées à l’article
3, paragraphe 1, premier alinéa, sous a) à g), de cette directive
figurent dans des dispositions législatives, à l’exception
des taux de salaire minimal, une organisation syndicale puisse tenter de contraindre,
par une action collective prenant la forme d’un blocus de chantiers telle
que celle en cause au principal, un prestataire de services établi dans
un autre État membre à entamer avec elle une négociation
sur les taux de salaire devant être versés aux travailleurs détachés
ainsi qu' à adhérer à une convention collective dont
des clauses établissent, pour certaines desdites matières, des
conditions plus favorables que celles découlant des dispositions législatives
pertinentes, tandis que d’autres clauses portent sur des matières
non visées à l’article 3 de ladite directive.
2) Les articles 49 CE et 50 CE s’opposent à ce que, dans un État
membre, l’interdiction faite aux organisations syndicales d’entreprendre
une action collective dans le but d’abroger ou de modifier une convention
collective conclue par des tiers soit subordonnée à ce que l’action
porte sur des conditions de travail et d’emploi auxquelles la loi nationale
s’applique directement. (fin de l'extrait)
La Directive 96/71/CE du Parlement Européen et du conseil
du 16 décembre 1996 concernant le détachement de travailleurs
effectué dans le cadre d'une prestation de services est accessible à
l'adresse : http://eur-lex.europa.eu/LexUriServ/LexUriServ.do?uri=CEL...
La jurisprudence européenne :
- dresse explicitement des obstacles à « une action
collective engagée par un syndicat ou un groupement de syndicats à
l’encontre d’une entreprise privée aux fins d’amener
cette dernière à conclure une convention collective dont le contenu
est de nature à la dissuader de faire usage de la liberté d’établissement
» ;
- s'oppose notamment à ce que « une organisation syndicale puisse
tenter de contraindre, par une action collective prenant la forme d’un
blocus de chantiers (...), un prestataire de services établi dans un
autre État membre à entamer avec elle une négociation sur
les taux de salaire devant être versés aux travailleurs détachés
» ;
- estime que l'actuel article 49 du Traité sur le Fonctionnement de l'Union
Européenne « est de nature à conférer des droits
à une entreprise privée susceptibles d’être opposés
à un syndicat ou à une association de syndicats ». etc...
Sorties de leur cadre statutaire actuel, et gérées
par des entités de droit privé comme le prévoient «
réformes » en cours, la recherche et l'éducation françaises
seront des cibles faciles d'une opération de dumping et de généralisation
de la précarité. Les textes en vigueur de l'Union Européenne
et leur interprétation par la Cour de Justice de l'UE permettront d'accélérer
de manière décisive un tel processus.
En même temps, la marchandisation de la connaissance
découlant de la stratégie de Lisbonne rendra l'éducation
de plus en plus difficilement accessible et anéantira les possibilités
réelles d'une recherche au service de l'intérêt général.
Il en sera de même de l'ensemble des services publics,
à commencer par celui de la santé. Il paraît donc indispensable
que ces menaces d'une gravité sans précédent soient dénoncées
par une vaste campagne d'explication à l'adresse des citoyens, et que
le retrait de l'ensemble du dispositif juridique français et européen
qui a conduit à cette situation soit exigé dans chaque mobilisation.
Source : http://science21.blogs.courrierinternational.com/archive/2010/01/18/jurisprudence-europeenne-et-droit-du-travail.html
sommaire