Turbulences en Europe centrale

par Anne Rodier

Deux nuits de violence dans la paisible Hongrie, qui passait jusqu'ici pour l'un des succès du post-communisme, viennent de mettre les projecteurs sur les perturbations qui traversent les pays d'Europe centrale depuis leur entrée dans l'Union européenne, le 1er mai 2004.

A Budapest, ce sont les propos provocateurs tenus à huis clos, au cours d'une réunion avec les députés de son parti, par le premier ministre socialiste Ferenc Gyurcsany, qui ont suscité la colère des Hongrois. Le jeune chef de gouvernement y reconnaissait, en termes très crus, avoir menti à ses compatriotes sur l'ampleur du déficit budgétaire (10 % du PIB) et des sacrifices qu'il faudrait leur imposer une fois les élections gagnées, ce qui fut fait en avril. Aux milliers de manifestants réclamant la démission de M. Gyurcsany se sont mêlés des fauteurs de troubles, que le premier ministre a identifiés mercredi 20 septembre comme "un mélange de hooligans de clubs de football, d'éléments du crime organisé et de militants d'extrême-droite".

Sous des formes diverses, nationalisme, populisme, extrémisme et frustrations causées par les réformes économiques envahissent la vie politique à Varsovie, Bratislava, Prague et Budapest. En deux mois, entre mai et juin, l'extrême droite a rejoint les gouvernements de coalition auprès de la gauche en Slovaquie et de la droite en Pologne. En quinze ans de post-communisme, ces démocraties ont réalisé de profonds changements sociaux, économiques et politiques. Avant de les accueillir, l'Union européenne a exigé d'énormes efforts de leurs populations, qui se sont adaptées, ont absorbé les réformes imposées par l'économie de marché et espéraient, à terme, se retrouver à égalité avec les citoyens de l'Union. Et, si l'UE est toujours considérée comme une garantie de stabilité et de progrès, selon les sondages d'opinion Eurobaromètre, les habitants d'Europe centrale s'essoufflent, tandis que la route est encore longue.

Le plus avancé des pays de la zone, la République tchèque, affiche ainsi un PIB par habitant qui représente à peine les deux tiers de la moyenne européenne. La Bulgarie et la Roumanie, qui n'ont pas encore rejoint l'UE, ont un PIB par habitant inférieur à 40 % de la moyenne des Vingt-Cinq. Et les efforts à réaliser sont encore très grands puisque des réformes structurelles - sur la santé, l'éducation et les retraites - en Hongrie, en Slovaquie et en République tchèque, restent à venir et que, pour certains, l'état des finances publiques est particulièrement critique, comme en Hongrie.

Les exigences de Bruxelles pour rejoindre la zone euro ont ainsi été qualifiées d'"injustes", jeudi 14 septembre, par le premier ministre slovaque. Son collègue hongrois, Ferenc Gyurcsany, soulignait, le 4 septembre, les dangers de déstabilisation politique induits par des réformes trop douloureuses, tout en maintenant la cure d'austérité annoncée au lendemain de son investiture, début juin. "Le danger est réel, surtout dans notre région, historiquement très réceptive à un radicalisme national allant de pair avec le populisme social", a déclaré M. Gyurcsany, dans une interview à l'AFP, en faisant allusion à la Slovaquie et à la Pologne, où les gouvernements ont chuté face à la montée de forces radicales et populistes, après des réformes ambitieuses.

"Nos pays en ont assez de devoir se serrer la ceinture et de supporter la tutelle occidentale. Il est temps de renouer avec nos valeurs et nos intérêts nationaux", martelaient les populistes tchèques, hongrois et slovaques au cours des campagnes électorales législatives de 2006, fédérant ainsi des populations aux motivations très diverses. Qu'y a-t-il en effet de commun entre le populisme d'une droite polonaise eurosceptique et antirusse et celui d'une alliance brun-rouge proeuropéenne slovaque ?

Les rhétoriques populistes se nourrissent du ressentiment et de la frustration. Ainsi réapparaissent des crispations identitaires, comme en Hongrie, où la population regrette toujours d'avoir perdu les deux tiers de son territoire lors du traité de Trianon de 1920, tandis qu'en Slovaquie comme en République tchèque ou en Pologne, les laissés-pour-compte de l'économie de marché dénoncent la dérégulation néolibérale et réclament davantage d'Etat pour plus de social. "Les Polonais ont eu peur des réformes", expliquait ainsi Cornelius Ochmann, politologue de la Fondation Bertelsmann, au lendemain de la présidentielle d'octobre 2005.

LA CORRUPTION

Pourtant "l'élargissement, pour beaucoup, signifie toujours protection", expliquait, en juin, Ivan Krastev. "Les gens croient en Bruxelles, car ils n'ont pas confiance en leur gouvernement", dont ils dénoncent la corruption, ajoutait le directeur du Center for Liberal Strategies, à Sofia. Les campagnes électorales d'avril et de juin ont ainsi été marquées, en Hongrie et en République tchèque, par des accusations d'enrichissement et de corruption à l'encontre des premiers ministres Ferenc Gyurcsany et Jiri Paroubek. Un an plus tôt, c'est aux cris d'"Ataka pour nettoyer le pouvoir", "Enfonçons le glacis de la mafia. Rendons la Bulgarie aux Bulgares" que la jeune formation d'extrême droite bulgare, Ataka, créée deux mois seulement avant les élections législatives, faisait son entrée au Parlement.

Et "la lutte contre la corruption a rendu le populisme respectable", indique M. Krastev, qui explique notamment le succès des populistes par la jeunesse des démocraties d'Europe centrale. "Le populisme est d'abord la stratégie marketing de tous ceux qui débutent en politique", affirme-t-il. En d'autres termes, en Europe centrale, toute alliance est jugée acceptable si elle respecte le processus démocratique. Ainsi, pour fédérer l'électorat, des socialistes slovaques ne craignent pas de soulever l'ire de Bruxelles en s'alliant avec les partis nationalistes. Ailleurs, comme en Pologne ou en République tchèque, aux prises avec une crise politique, c'est la droite conservatrice qui banalise dangereusement les discours xénophobes. Ainsi, le président Klaus n'a pas démenti, et a même repris, les propos des nationalistes tchèques qui qualifiaient le camp de concentration de Lety - où environ un millier de Roms ont été internés - de "camp de travail pour les gens qui refusaient de travailler".

Mais ces diatribes antiroms en République tchèque comme d'autres pamphlets antiturcs en Bulgarie n'effraient pas outre mesure les dirigeants d'Europe centrale, d'une part parce que la représentation parlementaire des extrémistes est relativement faible et d'autre part parce qu'ils savent que Bruxelles peut aussi jouer un rôle de garde-fou.

Article paru dans Le Monde du 22.09.06

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