Apparition d'un syndicalisme indépendant en Russie

Grève des salariés de Ford début février, journée nationale de solidarité avec les syndicats alternatifs le 18 mars, grève des camionneurs de la Poste de Saint-Pétersbourg le 3 avril. Ce ne sont que quelques faits, parmi les plus frappants, illustrant le redémarrage des luttes syndicales de ces derniers mois.
Encouragés par l’exemple de Ford (dont l’usine est située dans la région de Saint-Pétersbourg), les salariés de la Poste ont sauté le pas. Mi-mars, ils ont créé un nouveau syndicat, la partie la plus militante des salariés quittant les rangs de la confédération traditionnelle FNRP (Fédération des syndicats indépendants de Russie, héritière de l’ancienne confédération soviétique). L’auto-organisation n’a pas tardé à porter ses fruits : le 3 avril, 30 camionneurs de la Poste ont refusé d’acheminer le courrier, obligeant par leur grève spontanée le directeur-adjoint régional de la Poste à venir lui-même parlementer pour obtenir la reprise du travail. Les salariés ont tenu deux heures, qu' ils présentent comme une grève d’avertissement. Pour le 9 avril, les syndicalistes, avec l’aide du Comité d’actions solidaires de la région de Saint-Pétersbourg, préparent un piquet de grève devant la direction régionale de la Poste. Les revendications touchent non seulement au salaire, mais également aux conditions de travail, à la reconnaissance du syndicat, et même à l’amélioration du service postal pour la population.
Dans la même région (à Vsevolojsk, la localité où se trouve l’usine Ford), les salariés de la fabrique d’emballage de thé « Nevski Porogi » se sont organisés eux aussi en syndicat alternatif, également dans la foulée de la grève chez Ford. La différence est qu' auparavant - depuis les 6 ans que fonctionne l’usine – n’existait aucune structure syndicale, ce qui permettait au patronat d’agir à sa guise. La goutte d’eau qui a fait déborder le vase est partie de la promesse, non tenue, du directeur de doubler la rémunération des journées de travail coïncidant avec les fêtes de fin d’année 2006. Aux protestations des ouvriers, le directeur aurait répondu avoir « changé d’avis », ce qui a mis le feu aux poudres. Début avril, les salariés menacent de se mettre en grève s’ils n’obtiennent pas satisfaction de leurs revendications, au premier rang desquelles – double rémunération du travail effectué pendant les fêtes, mise à disposition d’un local pour le syndicat, admission dans l’entreprise d’un inspecteur du travail indépendant, révision du règlement intérieur, amélioration des conditions de travail et hausse du salaire, en particulier pour les travailleurs immigrés, très nombreux dans l’usine. Pour le moment la direction ignore les revendications portées par le syndicat. Pire, les dirigeants du syndicat subissent menaces et discriminations. Au lendemain de la création du syndicat, le directeur les a convoqués dans son bureau et leur a ordonné de démissionner. Grâce à la solidarité syndicale qui s’est tout de suite organisée, les syndicalistes tiennent bon et menacent d’entrer en grève. Boris Khomiak, adjoint au président du syndicat, confirme la volonté des salariés « de ne pas céder et d’aller jusqu' au bout pour obtenir satisfaction des revendications ».

D’autres régions sont touchées. A Perm (Oural), le 4 avril une nouvelle organisation syndicale a été fondée par les salariés de la gare routière municipale, qui a adhéré à la Confédération syndicale indépendante « Zachita truda » (Défense du Travail). Presque la totalité des salariés (429 sur 490) ont ensemble quitté le syndicat FNPR. Le déclic a été provoqué par le projet de « restructuration » de l’entreprise municipale, qui fait craindre aux salariés des licenciements massifs. La présidente du nouveau syndicat, Natalia Tchernikova, annonce que le syndicat s’apprête à se battre pour le maintien de l’emploi et la négociation d’un nouvel accord collectif permettant aux salariés de contrôler la « restructuration ».

A Tolliati (région de Samara), dans l’usine General Motors-AvtoVAZ, le 23 mars, à l’issue d’une lutte de plusieurs mois, ponctuée par des actions de solidarité de toutes sortes et par des démêlés judiciaires à rebondissements, la présidente du syndicat indépendant Ilsiar Charafutdina, est réintégrée à son poste, le tribunal du district ayant reconnu illégal son licenciement (datant du 17 novembre 2006). La direction de la multinationale est condamnée à payer des indemnités représentant la totalité du salaire pendant la période de chômage subie. La nouvelle est saluée comme une victoire par tout le mouvement syndical alternatif.

A Moscou, le 26 mars, la veille du piquet de grève préparé par le syndicat de l’usine de cigarettes Gallaher Liggett-Ducat (affilié à la FNPR et membre de l’Union syndicale internationale des travailleurs de la branche alimentaire IUF), la direction a fini par céder et a satisfait les principales revendications des salariés. En particulier, ont été réintégrés à leur poste deux syndicalistes illégalement licenciés au lendemain de la conférence syndicale de février, à l’issue de laquelle avait été décidé de revendiquer la hausse du salaire et d’intensifier le travail syndical de contrôle du respect des normes de l’accord collectif.

A Moscou également, des bruits font écho d’une tentative de création d’un syndicat à Renault Avtoprom, alors que la direction russe de la multinationale française fait la chasse au moindre rebelle.
Dans la région du pétrole de Khanty-Mansiysk (Sibérie occidentale, Grand-Nord russe), où les salariés des grands groupes pétroliers se mobilisent depuis déjà des mois, un arrêt du travail spontané est intervenu le 27 mars dans l’un des ateliers de la compagnie « Surgutneftegaz ». Les ouvriers n’ont repris le travail qu' après avoir subi les vociférations et menaces du chef d’atelier. Rappelons que le président du syndicat indépendant « Profsvoboda » de la compagnie, Alexandre Zakharkin, qui accuse la direction de traiter les ouvriers comme des « esclaves », se bat depuis des mois pour faire reconnaître l’illégalité de son licenciement.

A Iaroslavl (au Nord de Moscou) dans l’usine de bière « Iarpivo » appartenant au groupe « Baltika », début mars a été créée une cellule syndicale indépendante affiliée au syndicat des travailleurs de la vente et des services. Les salariés ont décidé de quitter en masse le syndicat FNPR pour « absence d’activité ». La mobilisation a été provoquée par une série de licenciements économiquement non fondés et par l’intensification drastique des cadences. Là encore, il s’agit de salariés relativement bien payés à l’échelle russe, et d’une société très rentable. La répression s’est tout de suite abattue sur les « meneurs », transférés sur des postes moins payés et éloignés du collectif principal...
La liste pourrait encore être prolongée. Retenons que le mécontentement monte à la base, surtout dans les grandes sociétés russes rentables ou multinationales où les salaires sont certes plus élevés que la moyenne, mais les conditions de travail empirent sous la pression de l’élévation des cadences, de l’augmentation des exigences de productivité et de la course au profit. Les salariés de ces entreprises sont plus jeunes que la moyenne, moins sensibles aux sirènes du syndicalisme traditionnel de « partenariat » de la FNPR. Nouvelle génération, nouveaux rapports de travail, nouveaux syndicats. Le monde salarié russe entrerait-il dans l’ère des luttes syndicales ?

par Carine Clément, Commission International d’Attac France, sociologue, directeur de l’Institut de l’Action Collective (http://www.ikd.ru) membre du Comité de travail du réseau Union des Conseils de Coordination de Russie - SKS)

source site ATTAC

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