Moscou, Munich et Minsk
Le processus de négociations sur l’Ukraine,
dont la visite à Moscou de Mme Merkel et de M. François
Hollande le 6 février a été un épisode,
est clairement appelé à continuer. Ces deux dirigeants
ont prévu de se rencontrer, le mercredi 11 février,
à Minsk avec le Président Poutine et le Président
de l’Ukraine, M. Poroshenko[1].
Les responsables des Républiques de Donetsk et de Lougansk
seront aussi de la partie. On peut donc s’attendre à
une négociation enfin sérieuse. Mais que la route
est longue qui va de Moscou à Munich et de Munich à
Minsk. Cette route nous renvoie aux pires moments de la Guerre Froide,
que l’on croyait défunte.
Un parfum de guerre froide ?
Car c’est dans une situation très
dégradée que cette négociation va s’engager.
Pourtant, il est bon qu' elle s’engage. L’urgence
humanitaire dans le Donbass l’exige, et la situation désespérée
des troupes de Kiev l’impose. Mais, rien ne dit qu' elle
aboutisse. Pour cela, il faudra que le Président Poroshenko
fasse des concessions substantielles, qui pourraient le mettre en
difficulté dès son retour à Kiev. Et rien ne
dit qu' il soit de l’intérêt des Etats-Unis
que les combats s’arrêtent.
Le Président François Hollande a
dit, samedi 7 février à Tulle, une chose juste :
la seule alternative serait la guerre, ou plus exactement la poursuite
de cette guerre civile que Kiev camoufle sous le nom « d’Opération
Anti-Terroristes ». On ne peut qu' adhérer
à ce constat. Le sommet sur la sécurité, qui
s’est tenu lui aussi le samedi 7 février à Munich,
a cependant bien montré à quel point nous en sommes
arrivés. Très clairement, une partie des journalistes
américains et britanniques présents ont tout cherché
pour ressusciter un climat de guerre froide. Dans une atmosphère
délétère, faite d’accusations insensées,
on a plus cherché à mettre la Russie en accusation
qu' à avancer vers un accord. Le « show »
pathétique du Président ukrainien, M. Poroshenko,
agitant des « passeports » russes, a participé
de cette atmosphère délétère. Pourtant,
dans son allocution, le Ministre Russe des Affaires Etrangères,
M. Sergueï Lavrov, a dit des choses importantes, qu' il
faut écouter et surtout entendre, même si l’on
ne partage pas son point de vue[2].
Autisme occidental.
Un des points qui ressort de cette conférence
est l’autisme des dirigeants occidentaux au discours tenus
par les responsables russes depuis 2007. La presse occidentale peut
évoquer un soi-disant autisme de Vladimir Poutine[3].
On sait bien qui, en réalité, se refuse à entendre
l’autre. Vladimir Poutine s’est exprimé avec
constance sur la désintégration du cadre de sécurité
résultant de la politique américaine, telle qu' elle
était menée depuis 1995-1996. Jamais on a pris ces
propos au sérieux. La crise actuelle en résulte dans
une large mesure.
La vision politique de l'environnement international
du XXIème siècle qui caractérise Vladimir Poutine
et ses conseillers est nettement plus pessimiste que celle de ses
prédécesseurs[4].
Elle tire le bilan de l’intervention de l’OTAN au Kosovo
et de l’intervention américaine en Irak en 2003[5].
Si l’on reprend son discours de Munich, prononcé le
10 février 2007, et qui est un document fondateur de la politique
étrangère russe, on remarque qu' il y fait le
constat suivant :
« Le monde unipolaire proposé après la
guerre froide ne s'est pas non plus réalisé. Certes,
l'histoire de l'humanité a connu des périodes d'unipolarité
et d'aspiration à la domination mondiale. L'histoire de l'humanité
en a vu de toutes sortes. Qu'est ce qu'un monde unipolaire? Malgré
toutes les tentatives d'embellir ce terme, il ne signifie en pratique
qu'une seule chose: c'est un seul centre de pouvoir, un seul centre
de force et un seul centre de décision. C'est le monde d'un
unique maître, d'un unique souverain. En fin de compte, cela
est fatal à tous ceux qui se trouvent au sein de ce système
aussi bien qu'au souverain lui-même, qui se détruira
de l'intérieur.
Bien entendu, cela n'a rien à voir avec
la démocratie, car la démocratie, c'est, comme on
le sait, le pouvoir de la majorité qui prend en considération
les intérêts et les opinions de la minorité.
A propos, on donne constamment des leçons de démocratie
à la Russie. Mais ceux qui le font ne veulent pas, on ne
sait pourquoi, eux-mêmes apprendre. J'estime que le modèle
unipolaire n'est pas seulement inadmissible pour le monde contemporain,
mais qu'il est même tout à fait impossible. Non seulement
parce que, dans les conditions d'un leader unique, le monde contemporain
(je tiens à le souligner: contemporain) manquera de ressources
militaro-politiques et économiques. Mais, et c'est encore
plus important, ce modèle est inefficace, car il ne peut
en aucun cas reposer sur la base morale et éthique de la
civilisation contemporaine »[6].
Ce pessimisme incite donc le pouvoir russe à
prendre ses précautions et à se prémunir contre
ce qu' il appelle « l’aventurisme »
des Etats-Unis. Cela le conduit aussi à souhaiter une réhabilitation
rapide des capacités technologiques et industrielles du secteur
des industries à fort contenu technologique et de l'armement.
En fait, de là date la priorité dont bénéficient
ces secteurs. La politique économique devient alors pour
une part déterminée par l’analyse de la situation
internationale. Comme pour la Chine on peut constater ici aussi
que les décisions économiques sont dictées
par une analyse politique. En Russie aussi, depuis 2000, la politique
est au poste de commandes. Il faudra bien un jour se résoudre
à l’admettre.
L’urgence d’un réel cessez-le-feu.
Mais, pour l’instant, les esprits sont focalisés
sur la négociation en cours. Il faut donc en comprendre les
blocages, qu' ils soient immédiats ou de plus long terme.
Le premier porte sur les conditions d’un cessez-le-feu dont
l’urgence s’impose. L’idée de revenir aux
accords de Minsk, si elle peut se comprendre d’un strict point
de vue diplomatique, est absurde sur le terrain. Ces accords n’ont
jamais été appliqués et ne pouvaient l’être.
Les positions des forces insurgées comme celles de l’armée
de Kiev étaient trop imbriquées pour qu' il puisse
en résulter un cessez-le-feu vérifiable. Les déclarations
du Président Poroshenko à ce sujet cachent mal sa
volonté de voir effacer sur la table de négociations
la défaite militaire que ses forces ont subie. Il ne peut
en être ainsi.
Aujourd’hui, avec l’élimination
progressive des « poches » contrôlées
par l’armée de Kiev, un cessez-le-feu sur la ligne
actuelle des combats est beaucoup plus logique. Il faut ici dire
cette triste vérité. Il aura fallu une nouvelle défaite
militaire des forces de Kiev pour rendre peut-être possible
un cessez-le-feu. Telle était la constatation que je faisais
il y a déjà plusieurs jours[7].
Kiev ne peut plus aujourd’hui se masquer
la réalité : il n’y aura pas d’issue
militaire dans ce conflit, point qu' a d’ailleurs rappelé
la Chancelière Angela Merkel à Munich. Il est donc
urgent que des négociations s’ouvrent entre Kiev et
les insurgés, et que ces négociations soient garanties
tant par l’Union Européenne, la Russie que les Etats-Unis.
A cet égard, vouloir inclure la Russie et non les insurgés
n’a aucun sens. C’est faire fi de l’indépendance
acquise par les gens de Donetsk et de Lougansk. C’est ne pas
comprendre que Poutine ne peut exercer une pression trop forte sur
eux, sous peine de se voir rejeté par une large majorité
de la société russe qui soutient les insurgés.
Les conditions de la viabilité d’un
cessez-le-feu
Mais, un cessez-le-feu ne vaut que s’il
est respecté, et en particulier si cessent les bombardements
meurtriers sur les civils dont les forces de Kiev se rendent coupables.
Il faut ici redire que le comportement sur le terrain de certaines
des forces de Kiev relève du crime de guerre. Ces bombardements
ont été trop systématiques pour qu' il
s’agisse d’erreurs de tir. Rappelons que les forces
de Kiev utilisent des bombes et des obus au phosphore, des bombes
à fragmentation[8],
pour des attaques contre la population civile. Des missiles tactiques
de type « OTR-21 Totchka-U » ont même
été utilisés[9].
C’est dire l’urgence qu' il y a à aboutir
à un cessez-le-feu qui soit réellement respecté.
Pour cela, il faut impérativement une force
d’interposition. Cette force sera chargée de vérifier
qu' il n’y a aucune arme lourde d’un côté
et de l’autre à une distance de plusieurs dizaines
de kilomètres de la ligne de cessez-le-feu. Cette force ne
peut à l’évidence inclure ni l’armée
de Kiev, ni aucun des pays de l’OTAN, car cette organisation
est désormais partie prenante du conflit, ni la Russie.
Cela fait près de 6 mois que je dis et
j’écris que seule une force de Casques Bleus des Nations
Unies peut avoir l’autorité pour imposer un cessez-le-feu[10].
Il faudra bien un jour en convenir. On peut imaginer quelle en serait
la composition, sans doute des pays des BRICS, mais ayant de bonnes
relations avec les Etats-Unis. Cela désigne deux pays :
l’Inde et la République d’Afrique du Sud. On
doit donc faire pression sur les Etats-Unis et sur le gouvernement
de Kiev pour qu' ils acceptent une telle solution. Aujourd’hui,
seule l’organisation des Nations Unies a la légitimité
pour imposer une solution mettant fin au conflit armé. Le
plus vite cela sera reconnu le mieux cela vaudra pour tout le monde.
C’est aussi l’une des leçons que l’on peut
tirer des dix dernières années. A chaque fois que
les Etats-Unis ont imposé que l’on contourne les Nations-Unies,
des désastres sont survenus. Il faut, ici encore, se souvenir
des termes utilisés en 2007 par le Président Poutine
à Munich :
« Quel en est le résultat d’une
action hors du cadre des Nations Unies]? Les actions unilatérales,
souvent illégitimes, n'ont réglé aucun problème.
Bien plus, elles ont entraîné de nouvelles tragédies
humaines et de nouveaux foyers de tension. Jugez par vous-mêmes:
les guerres, les conflits locaux et régionaux n'ont pas diminué.
(…)Nous sommes témoins d'un mépris de plus en
plus grand des principes fondamentaux du droit international. Bien
plus, certaines normes et, en fait, presque tout le système
du droit d'un seul Etat, avant tout, bien entendu, des Etats-Unis,
a débordé de ses frontières nationales dans
tous les domaines: dans l'économie, la politique et dans
la sphère humanitaire, et est imposé à d'autres
Etats. A qui cela peut-il convenir? »[11].
Quelles solutions politiques ?
Il faudra, ensuite mais ensuite seulement, aborder
l’épineuse question de l’issue politique de cette
crise. La solution d’un fédéralisme « simple »,
qui eut été possible en mars ou bien en avril 2014
est aujourd’hui morte. La violence des forces de Kiev et les
milliers de morts de Donetsk et Lougansk l’ont rendue impossible.
Il faut ici méditer sur ce fait : ce qui aurait été
possible au début du conflit, sans l’usage disproportionné
de la violence dont les forces de Kiev se sont rendues coupable
ne l’est plus désormais. On peut alors penser à
une solution du type de celle qui a été adoptée
en Irak pour les régions kurdes : une république
autonome dans le cadre de l’Ukraine. Cette solution, même
si elle ne correspond pas à ce que souhaitent les dirigeants
de Donetsk ou de Lougansk, est bien meilleure qu' une « indépendance »
sans reconnaissance internationale. Mais il faut aussi penser au
statut de l’Ukraine elle-même.
Là, nous avons une contradiction entre
le principe de souveraineté, que nul ne veut remettre en
cause, et la réalité géopolitique. On comprend
qu' une Ukraine militairement hostile à la Russie est
une menace directe pour cette dernière. Mais, l’Ukraine
ne peut fonctionner économiquement sans la Russie. Et là
se trouve sans doute la solution. L’Ukraine doit volontairement
accepter un statut de neutralité, que ce soit par rapport
à une alliance militaire (comme l’OTAN) ou dans des
relations économiques (tant par rapport à l’UE
qu' à l’Union Eurasienne). Cette décision
doit alors s’accompagner de la déclaration par la Russie
du renouvellement des contrats gaziers et pétroliers ainsi
que de celle des Etats-Unis s’engageant à ne pas conclure
une quelconque alliance militaire avec l’Ukraine. Il est donc
essentiel d’impliquer directement les Etats-Unis dans cet
accord. On peut comprendre que la Russie ne se contente pas de l’engagement
de l’Allemagne et de la France à ne pas admettre l’Ukraine
dans l’OTAN. Cet engagement pourrait être tourné
par un traité bilatéral entre l’Ukraine et les
Etats-Unis.
Quel futur pour l’OTAN ?
Enfin, cela pose la question des institutions
de sécurité en Europe. Très clairement l’OTAN,
qui n’a su ni voulu s’adapter à la nouvelle configuration
géostratégique datant de la fin de l’URSS a
donné ses preuves de nocivité. Cette organisation,
datant de 1949, avait à sa fondation trois objectifs :
garantir les pays membres contre une agression soviétique,
garantir ces mêmes pays contre une résurgence du militarisme
allemand, et garantir la présence en Europe des Etats-Unis.
Ces trois raisons sont à l’évidence caduques.
Cette organisation doit donc soit évoluer, et admettre la
Russie en son sein, soit disparaître, et être remplacée
par une nouvelle organisation de sécurité cette fois
réellement européenne.
Notes
[1]
http://lci.tf1.fr/monde/europe/rencontre-hollande-merkel-poutine-et-porochenko-mercredi-8560786.html
[2] RT : « Lavrov:
US escalated Ukraine crisis at every stage, blamed Russia »,
7 février 2015, http://rt.com/news/230219-lavrov-munich-speech-ukraine/
[3] Viallèle
A., « Vladimir Poutine serait autiste Asperger ? Ne jouons
pas avec des diagnostics hasardeux », L’Obs, 6
février 2015, http://leplus.nouvelobs.com/contribution/1320249-vladimir-poutine-serait-autiste-asperger-ne-jouons-pas-avec-des-diagnostics-hasardeux.html
[4] Voir la déclaration
du président Russe lors de la conférence sur la sécurité
qui s’est tenue à Munich le 10 février 2007
et dont le texte a été traduit dans La Lettre Sentinel,
n°43, mars 2007.
[5] Points que j’ai
développés dans Sapir J., Le Nouveau XXIème
Siècle, Le Seuil, Paris, 2008.
[6] Voir, La Lettre
Sentinel, n°43, mars 2007.
[7] Sapir J., « Nouvelles
du Donbass », note publiée sur Russeurope, le
2 février 2015, http://russeurope.hypotheses.org/3381
[8] http://fr.sputniknews.com/international/20150206/1014397894.html
[9] https://www.youtube.com/watch?v=y9-8KvtfjZA
[10] Sapir J.,
« Ukraine : Cease-Fire ? », note
publiée sur Russeurope, le 3 septembre 2014, http://russeurope.hypotheses.org/2770
[11] Voir, La Lettre
Sentinel, n°43, mars 2007.
Source : http://russeurope.hypotheses.org/author/russeurope
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