La dévastation démographique russe

par Marie Jégo

Avec une croissance économique de 6 % l'an en moyenne, un excédent commercial record, une hausse de 9 % du pouvoir d'achat, la Russie semble engagée sur la voie de la prospérité. Ce mieux-être redonnera-t-il confiance en l'avenir aux femmes et aux hommes russes et le pays parviendra-t-il à enrayer son terrible déclin démographique, ininterrompu ces dernières années ?

Selon le comité d'Etat aux statistiques, la Russie compte aujourd'hui 142,4 millions d'habitants, contre 150 millions en 1991. Durant la seule année 2004, la Russie a perdu 800 000 personnes, soit l'équivalent d'une ville comme Marseille. Pour les huit premiers mois, la population a décru de 348 700 personnes. Si cette tendance devait se poursuivre, la population russe pourrait chuter en dessous de 100 millions en 2050.

Conscientes du problème - "le plus grave du pays", a expliqué le président russe, Vladimir Poutine, lors de son adresse à la nation en mai -, les autorités ont mis en place un train de mesures censées encourager les femmes russes à procréer. Les allocations familiales mensuelles pour les enfants vont doubler (1 500 roubles, soit 44 euros, pour un enfant) et une "prime de maternité" de 250 000 roubles (7 350 euros) sera offerte aux femmes qui mettent au monde un deuxième enfant. Mais ces primes ne seront pas versées avant 2008, a fait savoir le gouvernement.

Dans le cadre des "projets nationaux prioritaires" décidés par le Kremlin, des fonds supplémentaires doivent être alloués aux maternités du pays pour se doter d'équipements modernes. Les salaires des personnels soignants vont être augmentés. La remise à flot du secteur de la santé, classé par l'OMS au 130e rang mondial sur 192, est sans doute bienvenue. Mais ces mesures suffiront-elles ?

Si l'attention du pouvoir s'est portée sur le taux de natalité, rien n'a encore été entrepris pour lutter contre la mortalité. Fait sans précédent pour un pays développé, elle ne cesse de croître (16 pour 1 000 en 2005, contre 8 pour 1 000 aux Etats-Unis), tandis que la natalité est trop faible (10 pour 1 000 en 2005 contre 14 pour 1 000 aux Etats-Unis) pour rétablir l'équilibre. L'alcoolisme, les mauvaises conditions de vie, le délitement du système de santé et la progression des maladies comme la tuberculose, l'hépatite B et le virus du sida ont fait reculer l'espérance de vie. Celle-ci est de 59 ans pour les hommes (contre 63,8 ans dans les années 1960) et de 72 ans pour les femmes (contre 72,4 à la même période).

La première cause est l'énorme surmortalité masculine. Avant tout parce que les hommes sont, bien plus que les femmes, victimes de l'alcoolisme et du tabagisme. La moitié de la population masculine fume (contre le quart des femmes). L'alcool aussi touche davantage les hommes. Sa consommation, associée à celle du tabac, joue un rôle non négligeable dans la prévalence des maladies cardio-vasculaires (60 % des décès). Elle est également à l'origine des morts violentes (accidents, assassinats) qui touchent cinq fois plus la Russie que l'Europe.

Certes, les habitudes changent. Ainsi, les jeunes Russes montrent désormais une préférence marquée pour des alcools moins forts, telle la bière, plutôt que pour la vodka. Dans la rue, à la télévision, les publicités pour les marques de bière sont partout. Dans les rues de Moscou, un jeune Russe sur deux qui déambulent a une bouteille de bière à la main. Mais, au total, la consommation d'alcool continue de faire des dégâts. Chaque année, 30 000 à 40 000 personnes décèdent de pathologies liées à l'alcool. En 2005, ils étaient 35 000 dans ce cas.

Répétées à l'envi par les sociologues, les démographes et les médecins ces dix dernières années, les causes du mal démographique russe sont connues. Pourtant, aucune mesure n'est prise. Estimée à 14 litres par an et par habitant, la consommation d'alcool ne tarit pas. Par ailleurs, 3 milliards de paquets de cigarettes sont vendus chaque année. Si les fruits et les légumes sont vendus à des prix inabordables pour le quidam, les cigarettes et la vodka sont à la portée de toutes les bourses. "La santé des Russes continue de se détériorer, le taux de mortalité continue d'augmenter et l'action du gouvernement sur cette situation est futile", dit un rapport de la Chambre des comptes de décembre 2005.

CONSÉQUENCES ÉCONOMIQUES

Il est vrai qu'augmenter les prix du tabac et de l'alcool ne manquerait pas de susciter une vague de mécontentement parmi la population, du genre de celle qui poussa de nombreux Russes dans les rues en janvier 2005 lorsque le gouvernement décida de convertir en allocations les "avantages" (gratuité des transports, des soins médicaux, exonération des charges locatives) concédés à l'époque de l'URSS. En pleine période préélectorale - des législatives auront lieu en 2007, la présidentielle se tiendra en 2008 -, ce serait folie.

"Nous ne pouvons tolérer la situation qui prévaut autour de l'espérance de vie en Russie, quand les femmes et les hommes vivent dix et seize ans de moins qu'en Europe occidentale", a déploré récemment Vladimir Poutine. Engagé dans un projet de reconquête de la puissance russe, le chef de l'Etat sait que la chute de la démographie risque de peser lourd sur le développement économique. La Russie, qui préside cette année le G8, le club des nations les plus industrialisées, peut-elle se mettre sur le même plan que ses partenaires quand sa démographie est aussi délitée ?

De plus, il lui faudra compter, à l'avenir, avec la pression démographique du voisin chinois à l'est. Le décompte des populations de part et d'autre du fleuve Amour, frontière naturelle entre les deux pays, en dit long sur le contraste entre la Chine surpeuplée et la Russie qui se dépeuple. Côté russe, 7,5 millions de personnes résident sur le territoire qui s'étend de Vladivostok sur le Pacifique jusqu'à la frontière de la Mongolie. Côté chinois, les habitants sont vingt fois plus nombreux, soit 130 millions pour les trois provinces chinoises qui jouxtent le territoire de la Fédération russe.

Pour maintenir un niveau acceptable de population active, la Russie devra sans doute à l'avenir faire appel à de la main-d'oeuvre immigrée. L'idée fait son chemin. La région de Tioumen (Sibérie occidentale) envisage de donner aux Chinois l'exploitation de ses forêts (1 million d'hectares), tandis que la région de Sverdlovsk (Oural) est actuellement en pourparlers avec la province de Heilongjiang (nord de la Chine) pour donner en bail à des agriculteurs chinois 100 000 hectares de terres arables laissées à l'abandon. Ce pari est toutefois loin d'être gagné, surtout au moment où les sentiments xénophobes s'expriment avec une telle force parmi la population russe.

Article paru dans Le Monde du 02.09.06

sommaire