BALKANS L’indépendance du Kosovo et les fissures de l’Europe

Interview de Stefano Vernole, par Giovanna Canzano

« Ce n’est pas un mystère qu' une guerre généralisée dans les Balkans serait bien vue à Washington, parce qu' elle déstabiliserait son rival économique européen et mettrait en crise le projet russe « South Stream », alternatif à l’oléoduc européen « Nabucco ». En outre les relations UE-Russie sont au plancher (boycott des observateurs OCSE aux présidentielles russes) et étant données les intentions indépendantistes de Transnistrie, Abkhazie et Ossétie du Sud, elles sont destinées à empirer ».

CANZANO
Les Etats-Unis, selon une déclaration de Rice, reconnaissent formellement l’indépendance du Kosovo ; D’Alema a déclaré qu' il s’en référera à la Chambre mercredi (20 février, ça y est c’est fait, NDT), et que l’Italie est prête à reconnaître l’indépendance. Par contre la Présidence UE a déclaré que chaque état était libre de décider de façon autonome ; quelles sont les conséquences de telles décisions ?

VERNOLE. C’est justement la première question qui se pose : en fait la conséquence la plus importante de l’indépendance du Kosovo est vraiment la fissure en acte de l’Europe.
Pour le moment trois états seulement, Espagne, Roumanie et Chypre, ont exclu de pouvoir reconnaître l’entité kosovar, mais nombreux sont ceux qui attendent les développements ultérieurs de la situation ; et parmi eux, même des pays très importants comme la Hollande, la Grèce et le Portugal. Il n’est pas exclu, si la semaine prochaine la situation s’accélère, que même des nations comme l’Italie puissent faire un volte-face précipité ; en ce moment les Serbes, partout, descendent dans la rue, de Belgrade la bourgeoise jusqu' en Vojvodine, Bosnie et dans les enclaves du Kosovo. Pour le moment les incidents ne sont pas de grande importance mais la situation pourrait se précipiter d’un moment à l’autre et l’Europe pourrait alors plonger dans le drame d’un nouveau conflit. Ce n’est pas un hasard si on a signalé des mouvements de blindés serbes près de la vallée de Presevo, d’où pourrait partir une nouvelle flambée des séparatistes albanais et le déchaînement du tant redouté « effet domino » (Kosovska Mitrovica, Serbie méridionale, Bosnie, Macédoine, Ciamuria (…? Ndt), Sandjak de Novi Pazar, Vojvodine). Le projet de la « Grande Albanie », selon un très récent sondage, est partagé à 90% par le peuple albanophone, et le fait que, pendant les fêtes de la proclamation de l’indépendance, tout le monde ait manifesté avec le drapeau traditionnel albanais, et non avec celui de l’Etat du Kosovo à peine né, en dit long sur leurs intentions. L’autre drapeau majoritairement déployé par les manifestants a été celui des Etats-Unis, or la zone à côté de Presevo se trouve juste au bord du secteur occupé par les troupes anglaises et américaines, principaux sponsors de l’ex-UCK. Ce n’est pas un mystère qu' une guerre généralisée dans les Balkans serait bien vue à Washington, parce qu' elle déstabiliserait son rival économique européen et mettrait en crise le projet alternatif à l’oléoduc « Nabucco », celui, russe, du « South Stream ». En outre les relations UE-Russie sont au plancher (boycott des observateurs OCSE aux élections présidentielles russes) et étant données les intentions indépendantistes en Transnistrie, Abkhazie et Ossétie du Sud, il est probable qu' elles aillent en empirant. L’objectif étasunien est destiné à favoriser une sorte de partition des zones d’influence, en permettant au Kosovo, à la Moldavie et à la Georgie (peut-être même à l’Ukraine avec la division préalable du pays) d’entrer à l’OTAN, tandis que la Serbie et les régions séparatistes du Caucase et de l’Europe orientale (Transnistrie) rejoindraient l’orbite militaire russe. Le projet atlantiste exacerberait ultérieurement les rapports Moscou-Bruxelles, au grand avantage de Washington ; et c’est pour cette raison que le Kremlin n’a pas encore concédé la reconnaissance diplomatique à ces régions ; cependant il faut souligner comment l’Union Européenne, ces dernières années, a suivi servilement la stratégie de l’OTAN (où les Etats-Unis comptent pour 90% et l’ensemble des pays européens pour 10 %...). Donc je ne vois pas, de façon réaliste, ce qu' il pourrait arriver d’autre.

CANZANO. Avec l’indépendance du Kosovo le droit international ne sera-t-il pas violé et en particulier la Résolution 1244 des Nations Unies ?

VERNOLE . Bien sûr. La Résolution 1244 des Nations Unies garantissait la souveraineté serbe sur le Kosovo et Metohija, au point que jusqu' aujourd’hui, le gouvernement de Belgrade a continué à payer la dette extérieure de la Province. Dans tous les cas, ces dernières années, la Résolution avait déjà été violée, évidemment toujours aux dépens de la Serbie. Par exemple, on avait empêché qu' un contingent limité de troupes serbes puisse entrer au Kosovo pour protéger sa propre minorité, même après les nombreuses violences que celle-ci avait subies. Le droit international a subi une violation irréparable justement à partir de l’agression militaire de l’OTAN contre la Fédération yougoslave en 1999, quand on fit peu de cas aussi bien de l’Onu que du statut même de l’Alliance Atlantique. Aujourd’hui la situation est encore plus compromise, au point que l’Union européenne n’a même pas eu le courage d’adopter une proposition commune sur la reconnaissance du Kosovo et, de façon ridicule, a laissé la liberté de choix à chaque état membre. qu' elle puisse maintenant revendiquer une « politique commune » dans les Balkan et lancer une mission très délicate au Kosovo reste un mystère. Si ce n’est que même cette mission appelée « Eulex » et dirigée par le hollandais Pieter Feith, est lancée sans l’aval du droit international, puisque, concrètement, elle passe outre la Résolution 1244. Les conséquences en sont un frein au processus d’adhésion de la Serbie à l’Union Européenne, et un affaiblissement ultérieur de la légitimité de l’ONU, où , en plus de la Russie, de grands états comme la Chine, l’Indonésie et l’Afrique du sud sont opposés à l’indépendance du Kosovo.

CANZANO. Cette déclaration donnera-t-elle vraiment son indépendance au Kosovo ou y a-t-il derrière un dessein déjà établi par d’autres nations qui transformera la province serbe en Etat fantoche ?

VERNOLE. Les déclarations à ce propos du chef du gouvernement serbe, Vojislav Kostunica, sont extrêmement significatives : il a défini cette « indépendance » comme la création d’un « Etat fantoche, administré par l’OTAN en fonction des intérêts militaires des Etats-Unis ». Ces mots sont très importants, parce qu' au lieu de s’en référer à l’habituelle rhétorique historique et culturelle du nationalisme serbe, Kostunica indique les réels intérêts géostratégiques qui sont à la base de l’ « indépendance du Kosovo ». Les spécialistes de l’ésotérisme et des mouvements traditionalistes pourraient certes discerner dans ce qui est en train de se passer un signe de cette « inversion des valeurs » si magistralement annoncée par Nietzsche : dans la « Terre sacrée » des 1.200 monastères chrétiens orthodoxes, symboles toujours vifs de la spiritualité médiévale européenne, on confie le pouvoir formel au chef reconnu d’une bande de narcotrafiquants, soutenue par la synarchie mondialiste. Il reste cependant nécessaire de se concentrer sur les aspects géopolitiques de la crise : surveillance des parcours des oléoducs pétroliers, déstabilisation de l’Europe, importance géographique du Kosovo et Metohija en tant que nœud de communication stratégique vers la Méditerranée, le Caucase et la Mer Noire, centralité de la région pour le commerce de l’héroïne provenant d’Afghanistan, nouveau paradis fiscal pour le blanchiment de l’argent « sale ».

CANZANO.
L’indépendance » du Kosovo risque-t-elle de recréer un « choc des civilisations » artificiel, en opposant les serbes chrétiens-orthodoxes aux musulmans albanais ?

VERNOLE. Le risque, objectivement, existe, parce qu' au delà du fait que le nationalisme albanais se caractérise plus par son aspect tribal que religieux (voir expulsion des Gorans, des slaves musulmans et des Roms, par l’UCK), les poussées extérieures dans ce sens sont multiples. Les financements provenant d’Arabie Saoudite pour la construction de nouvelles mosquées au Kosovo et Metohija pourraient rapidement s’ajouter à celles venant de Bosnie, et qui trouvent dans le Sandjak serbe un débouché naturel. Le fait que la Turquie ait reconnu l’indépendance de Pristina immédiatement après les Etats-Unis, et pratiquement en même temps que l’Albanie, laisse supposer que les stratèges du « choc des civilisations » veuillent reproposer ce scénario au Kosovo aussi, en divisant ensuite les diverses factions. Washington qui, par le passé, avait déjà fait entrevoir le projet de la « dorsale islamique », pourrait maintenant dépoussiérer cette carte pour masquer son rôle fondamental. La partie de l’Eglise serbo-orthodoxe, qui, par le mythe des infiltrations alquaédistes et « ben ladéniennes » au Kosovo, avait cru pouvoir s’attirer les sympathies de l’Occident, doit assumer aujourd’hui sa lourde responsabilité, et désigner les véritables coupables de la rapine actuelle. Dans ce scénario, on espère que, et le Parti du Premier ministre Kostunica, et celui du Radical Nikolic, continueront dans leur optique, qui s’oppose à l’affrontement religieux. Cependant, il est nécessaire que l’autre partie aussi, les musulmans de bonne foi commencent à prendre acte de la manipulation subie pendant la guerre yougoslave et se retournent contre l’ennemi commun des peuples européens. Pour être clair, ceux qui continuent à déployer des drapeaux américains, devraient réaliser qu' en 1999 les bombardements étasuniens sur le Kosovo et Metohija furent beaucoup plus intenses sur la zone peuplée par les Albanais. Une des premiers effets de l’uranium appauvri est en fait la stérilité et l’objectif de l’OTAN était de freiner la forte prolificité de l’ethnie albanaise, dans le but de mieux contrôler le Kosovo… Vous parlez d’une indépendance !

CANZANO.
Quelle est la motivation des Etats-Unis dans leur objectif d’une expansion de l’OTAN à l’Est ?

VERNOLE . Le protectorat sur le Kosovo, le nouveau rôle de l’OTAN comme instrument de police du Nouvel Ordre Mondial, et le déploiement du bouclier anti-missiles en Europe Orientale, sont tous des outils du projet stratégique étasunien : empêcher la ré-émergence d’un rival fort dans la région eurasiatique. Le Kosovo représente une base arrière logistique importante pour les actions nord-américaines au Moyen-Orient et ce n’est pas un hasard si les Etats-Unis ont construit à côté de Urosevac leur plus grande base militaire européenne, Camp Bondsteel. L’humiliation de la Serbie constitue naturellement un avertissement à la Russie et à sa politique multipolaire d’amitié avec la Chine et l’Inde. L’élargissement de l’OTAN toujours plus à l’Est sert à la fois à faire obstacle à la commercialisation du pétrole russe en Europe et à interposer un obstacle insurmontable aux rapports de bon voisinage entre Moscou et Bruxelles. Ce n’est pas un hasard si les Etats-Unis se sont toujours déclarés indisponibles pour faire entrer Moscou dans l’Alliance Atlantique : l’entrée de la Russie ferait voler en éclats leur hégémonie dans l’OTAN et en bouleverserait les objectifs.
Le projet de bouclier anti-missiles a été conçu sans même consulter Moscou au sein du Conseil OTAN-Russie, les dépenses militaires des Etats-Unis continuent avec des affectations de crédits sans aucune comparaison en aucun autre pays. Dans ce sens, ils sont certainement décidés à continuer la politique d’expansion atlantique, à condition d’en maintenir le contrôle.

CANZANO.
Un statut spécial peut-il garantir à la province serbe une forte autonomie et l’intégration à l’Europe ?

VERNOLE. Bien sûr, recevoir les propositions de Belgrade visant à conférer le maximum d’autonomie à la province du Kosovo et Metohija aurait pu résoudre la question, qui maintenant risque au contraire d’ouvrir la « boîte de Pandore ». Evidemment on n’a pas le moins du monde essayé d’aller dans cette direction, parce que tous les protagonistes principaux de cette affaire ont joué vers une précipitation de la crise. Avec un statut spécial, le Kosovo et Metohija aurait pu aller avec la Serbie vers l’intégration européenne, alors qu' à présent tous les deux risquent une chute dans l’abîme. Si Belgrade joue la carte des sanctions énergétiques, l'économie kosovar ira vers une récession terrible, alors que le chômage fleure les 80%. Les mines de Trepca, qui sont dans la zone serbe, sont fermées depuis des années, la seule source de devises est celle qui provient des trafics de la criminalité organisée et des aides de la « Communauté internationale » : celle-ci, après 8 années d’administration, s’est cependant caractérisée beaucoup plus par ses scandales et ses vols que par ses capacités de relance de l’économie. Les privatisations ont créé une rivalité acharnée entre les divers groupes multinationaux, qui s’appuient sur des clans mafieux locaux pour le contrôle des ressources. Il ne restera au peuple que les miettes et un fort ressentiment qui sera exploité par des boss mafieux dans le sens du nationalisme. La partition effective du Kosovo et Metohija, qu' on aurait pu réaliser de façon pacifique, apportera au contraire de nouvelles tensions, comme c’est arrivé dans les années 90. Mais cette Europe, sourde et aveugle, ne veut ni entendre ni voir, et elle va payer cher sa propre arrogance.

Stefano Vernole est journaliste, rédacteur à « Eurasia », Revue d’études géopolitiques, co-auteur de « La Lotta per il Kosovo », Editions del Veltro, Parme 2007.

giovanna.canzano@email.it
Publié sur La destra.info http://www.ladestra.info/?p=17589

Traduit de l’italien par Marie-Ange Patrizio

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